Affiche [de la] mobilisation [générale du 2 août 1914, rue Royale, 8e arrondissement] : [photographie de presse] / [Agence Rol]

L’APPROCHE DE LA GUERRE

«Mais Antoine, murmura Jacques, après un instant de silence est-ce possible que vous n’ayez, ici, aucun soupçon de ce qui se prépare ?

– Et qu’est-ce qui se prépare ? murmura Antoine, sans changer de pose.

– La guerre, articula Jacques, d’une voix rauque.

– Oui ? […] Toujours ces sacrés Balkans ? […] On devrait établir un cordon sanitaire autour des peuples balkaniques, et les laisser s’entr’égorger, une bonne fois, jusqu’à la disparition totale ! Tu crois vraiment qu’une nouvelle guerre couve dans les Balkans ? […]

– Est-ce possible qu’à Paris vous n’ayez pas encore la moindre notion de ce qui se passe ? […] Il ne s’agit plus d’une petite guerre dans les Balkans : c’est toute l’Europe, cette fois, qui va droit à une guerre

– Tzs… tzs…. fit Antoine, sceptique.

– Tu n’as pas l’air de comprendre, Antoine… Nous sommes arrivés au moment où, si tous font comme toi, si tous laissent les choses aller, la catastrophe est inévitable… Déjà, à l’heure actuelle, il suffirait pour la déclencher, d’un rien, d’un stupide coup de feu sur la frontière austro-serbe…»

Roger Martin du Gard, Les Thibault, Tome VII : l’été 1914, 1922.

Du même…

L’action se déroule à l’été 1914

«– « Je sais bien », interrompit Antoine, « qu’il y a ce sacré militarisme prussien qui pousse toute l’Europe à s’armer jusqu’aux dents… »

– « Pas seulement prussien ! » s’écria Jacques. « Chaque nation a son militarisme, qui se justifie en invoquant les intérêts en jeu !… »

Antoine secouait la tête :

– « Intérêts, oui, bien sûr », dit-il. « Mais la concurrence des intérêts, si intense soit-elle, peut indéfiniment se concevoir, sans mener à la guerre ! Je crois à la paix, et pourtant je crois que la lutte est la condition de la vie. Heureusement, il y a aujourd’hui, pour les peuples, d’autres formes de lutte que le massacre par les armes ! Bonnes pour les Balkaniques, ces façons-là !… Tous les gouvernements – je veux dire ceux des grandes puissances – même dans les pays qui ont les plus gros budgets d’armements, sont manifestement d’accord pour considérer la guerre comme la pire des éventualités. Je ne fais que répéter là ce que disent eux-mêmes, dans leurs discours, les hommes d’État responsables. »

– « Naturellement ! En parole, devant leurs peuples, ils prônent tous la paix ! Mais la plupart d’entre eux ont encore cette conviction que la guerre est une nécessité politique périodiquement inévitable, dont il s’agira, le cas échéant, de tirer le meilleur parti – le meilleur profit. Car c’est toujours, partout, la même cause, à l’origine de tous les maux : le profit ! »

Antoine réfléchissait. Il fut sur le point de soulever une nouvelle objection. Mais déjà son frère poursuivait :

– « Vois-tu, il y a, actuellement, à la tête de l’Europe, une demi-douzaine de sinistres grands Patriotes, qui, sous l’influence néfaste des états-majors, mènent concurremment leurs pays à la guerre. Voilà ce qu’il faut savoir !… Les uns, les plus cyniques, voient très bien où ils vont : ils désirent la guerre, et ils la préparent comme on prépare un mauvais coup, parce qu’ils ont la conviction que, à tel moment, les circonstances leur seront favorables. C’est le cas, très net, d’un Berchtold, en Autriche. C’est celui d’un Iswolsky et d’un Sazonov, à Pétersbourg… Les autres, je ne dis pas qu’ils désirent la guerre : presque tous la redoutent. Mais ils s’y résignent, parce qu’ils la croient fatale. Et c’est la plus dangereuse conviction qui puisse s’enraciner dans le cerveau d’un homme d’État, que de croire la guerre inévitable ! Ceux-là, au lieu de tout mettre en œuvre pour éviter la guerre, ils ne pensent plus qu’à une chose : accroître, à tout hasard, le plus vite possible, leurs chances de victoire. Et toute l’activité qu’ils auraient pu déployer à défendre la paix, ils l’emploient, comme les précédents, à préparer la guerre. C’est sans doute le cas du Kaiser et de ses ministres… C’est peut-être celui du gouvernement anglais… Et c’est sûrement, en France, le cas de Poincaré ! »

Antoine haussa brusquement les épaules :

– « Tu dis : Berchtold, Sazonov… Je ne peux rien répondre, c’est à peine si je savais leurs noms… Mais Poincaré ?… Tu es fou !… En France, à part quelques braves loufoques du genre de Déroulède, qui est-ce qui rêve encore de gloire militaire, ou de revanche ? La France, dans toutes ses fibres, dans toutes ses couches sociales, est essentiellement pacifique ! Et si, par impossible, nous étions jamais entraînés dans une bagarre européenne, une chose en tout cas ne fait aucun doute : c’est que personne ne pourrait accuser la France d’avoir rien fait pour ça ni lui attribuer la plus petite part de responsabilité ! »

Jacques se leva d’un bond :

– « Est-ce possible ?… Tu en es là ?… Est-ce possible ?… »

Antoine [médecin dans le civil] enveloppa son frère de ce coup d’œil sûr et prenant dont il enveloppait ses malades (et qui leur donnait toujours grande confiance – comme si la vivacité du regard était le signe d’un diagnostic infaillible).

Jacques, debout, le toisait.

– « Tu es d’une candeur déconcertante !… C’est toute l’histoire de la République qu’il faudrait reprendre !… Tu crois qu’on peut soutenir, de bonne foi, que la politique de la France, depuis quarante ans, est celle d’une nation pacifique ? et qu’elle a vraiment le droit de protester contre les abus de force des autres ?… Tu crois que notre voracité coloniale, particulièrement nos visées sur l’Afrique, n’ont pas grandement contribué à mettre les autres en appétit ? n’ont pas donné aux autres de honteux exemples d’annexions ? »

– « Doucement ! » fit Antoine. « Notre pénétration au Maroc n’a pas eu, que je sache, un caractère illégal. Je me rappelle la conférence d’Algésiras. C’est bel et bien un mandat de toutes les puissances européennes qui nous a chargés, nous et les Espagnols, de pacifier le Maroc. ».

– « Ce mandat, nous l’avons extorqué, par la force. Et les puissances, qui nous l’ont octroyé, pensaient bien profiter, à leur tour, de ce précédent. Ce qu’elles ont fait d’ailleurs. Crois-tu, par exemple, que, sans notre expédition marocaine, l’Italie aurait osé se jeter sur la Tripolitaine, ou l’Autriche sur la Bosnie ?… »

Antoine fit une grimace incrédule ; mais il ne connaissait pas assez la question pour contredire son frère.

Celui-ci, d’ailleurs, était lancé :

– « Et nos alliances ? Est-ce pour prouver ses volontés pacifiques, que la France a conclu un pacte militaire avec la Russie ? On sait bien que, si la Russie des tsars a fait alliance avec la France de la Révolution, c’est avec l’espoir de nous entraîner, l’heure venue, dans son jeu contre l’Autriche, contre la Germanie ! Crois-tu qu’un Delcassé, auxiliaire de la diplomatie anglaise, a fait œuvre de paix en travaillant à l’encerclement de l’Allemagne ? Résultat : l’effervescence, l’essor, la puissance accrue, de ce militarisme prussien dont tu parles… Résultat : dans toute l’Europe, cette surenchère de préparatifs belliqueux, fortifications, constructions navales, chemins de fer stratégiques, et cætera… En France, dix milliards de crédits de guerre pour les quatre dernières années ! En Allemagne, huit milliards de francs ! En Russie, six cents millions empruntés à la France, pour créer des voies ferrées qui lui permettront de jeter ses troupes vers l’Ouest germanique ! »

– « … permettront ! » murmura Antoine. « Un jour, peut-être… Un jour encore lointain… »

Roger Martin du Gard, Les Thibault. Tome VII : L’été 1914,
http://www.ebooksgratuits.com/, mai 2012 (1936) , ch. XV.

toujours du même…

l’action se passe en août ou septembre 1913
«Et, tandis qu’il griffonnait son télégramme à Battaincourt, des bouts de phrases parvenaient à son oreille distraite :
– « … depuis que l’Allemagne s’agite… Les voilà qui préparent, à Leipzig, un monument commémoratif des événements de 1813 !… L’inauguration fera du tapage !… Tout prétexte leur est bon… Ça vient, mon cher ! Attendez seulement deux ou trois ans… Ça vient ! »
– « Quoi donc ? » dit Antoine, levant le nez. « La guerre ? »
Il regardait Rumelles d’un œil amusé.
– « Mais oui, la guerre », fit l’autre sérieusement. « Nous y allons tout droit. »
Il avait toujours eu l’inoffensive manie de prédire à bref délai la guerre européenne. On eût dit parfois qu’il y comptait ; et justement, il ajouta : « Ce sera le moment de se montrer à la hauteur. » Phrase ambiguë, qui pouvait signifier : aller se battre, mais Antoine, sans hésiter, traduisit : grimper au pouvoir.
Rumelles, qui s’était approché du bureau, se pencha vers Antoine et baissa machinalement la voix :
– « Vous suivez ce qui se passe en Autriche ? »
– « Heu… Oui – comme un profane. »
– « Tisza se pose déjà en successeur de Berchtold. Or, Tisza, je l’ai vu de près en 1910 : c’est le pire des risque-tout. Il l’a prouvé d’ailleurs à la présidence de la Chambre hongroise. Vous avez lu ce discours où il menaçait ouvertement la Russie ? »
Antoine avait fini d’écrire et s’était levé.
– « Non », dit-il. « Mais, depuis que j’ai l’âge de lire un journal, j’ai toujours vu l’Autriche jouer ce rôle d’enfant terrible. Et, jusqu’ici, ça n’a jamais eu beaucoup d’importance. »
– « Parce que l’Allemagne faisait frein. Mais, justement, l’attitude de l’Autriche commence à devenir très inquiétante, à cause de l’évolution qui s’est produite en Allemagne depuis un mois environ. Et ça, le public ne s’en doute pas. »
– « Expliquez-moi ça », dit Antoine, intéressé malgré lui.
Rumelles consulta la pendule, et se redressa :
– « Je ne vous apprendrai pas que, malgré l’alliance apparente, malgré les beaux discours des deux empereurs, les relations entre l’Allemagne et l’Autriche, depuis six ou sept ans… »
– « Eh bien, pour nous, ce désaccord n’est-il pas une garantie de paix ? »
– « Inappréciable. C’était même la seule. »
– « C’était ? »
Rumelles, gravement, fit un signe affirmatif :
– « Tout cela, mon cher, est en train de changer… » Il regarda Antoine comme s’il se demandait jusqu’où il pouvait aller, puis ajouta, entre ses dents : « Et peut-être par notre faute. »
– « Par notre faute ? »
– « Mon Dieu, oui. Mais ça, c’est une autre histoire. Si je vous disais que nous sommes considérés, par les gens les plus avertis d’Europe, comme ayant des arrière-pensées belliqueuses ? »
– « Nous ? C’est idiot. »
– « Le Français ne voyage pas. Le Français, mon cher, n’a aucune idée de l’effet que peut faire sa politique cocardière, vue du dehors… Toujours est-il que le rapprochement progressif de la France, de l’Angleterre, de la Russie, leurs nouveaux accords militaires, tout ce qui se trame diplomatiquement depuis deux ans, tout ça, à tort ou à raison, commence à inquiéter sérieusement Berlin. En face de ce qu’elle nomme, de bonne foi, les “menaces” de la Triple Entente, l’Allemagne découvre tout à coup qu’elle pourrait bien se trouver toute seule. Elle sait que l’Italie ne fait plus qu’en théorie partie de la Triplice. Elle n’a donc plus que l’Autriche avec elle, et c’est pourquoi, ces dernières semaines, il lui a paru urgent de resserrer en hâte les liens d’amitié. Fût-ce au prix de concessions importantes. Fût-ce au prix d’un changement de direction. Vous saisissez ? De là, à modifier brusquement son attitude, à accepter la politique balkanique de l’Autriche, à l’encourager presque, il n’y a qu’un pas ; et on dit que ce pas est déjà fait. C’est d’autant plus grave que l’Autriche, ayant senti tourner le vent, en a tout de suite profité, comme vous avez vu, pour hausser le ton. Voilà donc l’Allemagne volontairement solidaire des audaces autrichiennes ; – ce qui, du jour au lendemain, peut donner à ces audaces une portée incalculable. C’est toute l’Europe automatiquement entraînée dans la bagarre balkanique !… Comprenez-vous maintenant qu’on se sente pessimiste, ou tout au moins inquiet, pour peu qu’on soit renseigné ? »
Antoine se taisait, sceptique. Il savait par expérience que les spécialistes de politique extérieure prévoient toujours d’inévitables conflits. Il avait sonné Léon ; debout près de la porte, il attendait que le domestique fût venu, pour passer enfin aux choses sérieuses ; et il suivait, d’un œil sans indulgence, Rumelles qui, tout à son sujet, oubliant l’heure, portant beau, allait et venait devant la cheminée.»

Roger Martin du Gard,Les Thibault, Tome VII : la consultation, www.ebooksgratuits.com, 2011 (1928), ch. VI.

et encore…

« En gare de Hamm, vers huit heures du matin, Jacques qui n’avait guère dormi, descendit acheter quelques journaux allemands.

La presse, à l’unanimité, blâmait l’Autriche de s’être officiellement déclarée « en état de guerre » avec la Serbie [28 juillet 1914]. Même les feuilles de droite, la pangermaniste Post, ou la Gazette du Rhin, organe de Krupp, « regrettaient » la brusquerie agressive de la politique autrichienne. Le rapide retour du Kaiser, et celui du Kronprinz, étaient annoncés en manchettes voyantes. Assez paradoxalement, la plupart des journaux – après avoir noté que l’empereur, à peine arrivé à Potsdam, avait eu avec le chancelier et les chefs d’état-major de terre et de mer une longue et importante conférence – fondaient sur l’influence du Kaiser de grands espoirs pour le maintien de la paix.

Lorsque Jacques rejoignit son compartiment, ses compagnons de nuit, munis comme lui des feuilles du jour, discutaient les nouvelles. Ils étaient trois : un jeune pasteur, dont le regard pensif se tournait plus souvent vers la fenêtre ouverte que vers le journal posé sur ses genoux ; un vieillard à barbe blanche, qui devait être israélite ; et un homme d’une cinquantaine d’années, replet, jovial, la figure et la tête complètement rasées. Il sourit à Jacques, et soulevant le Berliner déplié qu’il tenait à la main, il demanda, en allemand :

– « Vous aussi, vous vous intéressez à la politique ? Étranger, sans doute ? »

– « Suisse. »

– « Suisse française ? »

– « Genève. »

– « Vous y voyez les Français de plus près que nous. Chacun d’eux est charmant, n’est-ce pas ? Pourquoi réunis en peuple, sont-ils tellement insupportables ? »

Jacques sourit évasivement.

L’Allemand, loquace, accrocha le regard du pasteur, puis celui de l’israélite, et poursuivit :

– « Moi, j’ai bien souvent voyagé en France, pour mon commerce. J’y ai beaucoup d’amis. J’ai longtemps cru que le pacifisme de l’Allemagne triompherait des résistances françaises, et que nous finirions par nous entendre. Mais, rien à faire avec ces cerveaux brûlés : au fond, ils ne pensent qu’à leur revanche. Et c’est toute l’explication de leur politique actuelle. »

– « Si l’Allemagne est tellement attachée à la paix », hasarda Jacques, « pourquoi ne le prouve-t-elle pas davantage, aujourd’hui, en exerçant une action franchement pacificatrice sur son alliée autrichienne ? »

– « C’est ce qu’elle fait, certainement… Lisez les journaux… Mais, si la France, de son côté, ne souhaitait pas la guerre, est-ce qu’elle appuierait, en ce moment, la politique russe ? Les discours de Poincaré, à Pétersbourg, sont instructifs. C’est la France qui tient entre ses mains la paix et la guerre. Il suffirait que, demain, la Russie cesse de compter sur l’armée française, pour qu’elle se trouve réduite à négocier pacifiquement ; et, du même coup, tout danger de guerre serait écarté ! »

Le pasteur approuva. Le vieillard aussi ; il avait été, plusieurs années, professeur de droit à Strasbourg, et il détestait les Alsaciens.

Jacques, d’un geste aimable, déclina l’offre d’un cigare, et, renonçant par prudence à toute discussion, parut se plonger dans la lecture de ses journaux.

Le professeur prit la parole. Il avait une vue superficielle et partiale de la politique bismarckienne après 70 ; il ignorait, ou feignait d’ignorer, le désir qu’avait le vieux chancelier d’abattre définitivement la France par une nouvelle défaite militaire ; et il semblait ne vouloir se souvenir que des gestes faits par l’Empire pour se rapprocher de la République. Dirigée par lui, la conversation se poursuivit sur le terrain historique. Ils étaient tous trois d’accord. Ils exprimaient, d’ailleurs, des idées qui étaient celles de la grande majorité des Allemands.

Pour eux, de toute évidence, l’Allemagne n’avait pas cessé, jusqu’à ces dernières années, de faire à la nation française de généreuses avances. Bismarck lui-même avait donné des gages de son esprit de conciliation, en autorisant, non sans imprudence, ce rapide relèvement des vaincus, qu’il aurait si bien pu empêcher : il lui aurait suffi de contrecarrer la folie de conquêtes coloniales, qui s’était emparée des Français au lendemain de leur défaite. La Triplice ? Elle ne menaçait personne. Elle était, à l’origine non pas une alliance militaire, mais un pacte de solidarité conservatrice, conclu par trois souverains pareillement inquiets de l’effervescence révolutionnaire qui couvait en Europe. Entre 1894 et 1909, quinze ans de suite, et même après l’alliance franco-russe, l’Allemagne avait cherché la collaboration de la France pour régler les problèmes politiques, spécialement les questions africaines. En 1904, en 1905, le gouvernement de Guillaume II avait multiplié, de bonne foi, des offres d’entente, précises. Toujours, la France avait refusé la main que le Kaiser lui tendait ! Elle n’avait répondu aux propositions les plus engageantes que par des refus méfiants, vexatoires, ou par des menaces ! Si le caractère de la Triplice s’était modifié, la faute en était donc imputable à la France, qui, par son incompréhensible alliance militaire avec le tsarisme, et par les agissements de ses ministres, notamment de Delcassé, avait clairement laissé voir que sa politique extérieure restait dirigée contre l’Allemagne ; que son but était l’encerclement des puissances germaniques. Il avait bien fallu que la Triplice devînt une armée défensive pour lutter contre les progrès de la Triple Entente – qui s’affichait, aux yeux du monde, comme une conspiration de conquérants. De conquérants ! Le mot n’était pas trop fort, et trouvait sa justification dans les faits : grâce à la Triple Entente, la France avait pu s’emparer de l’immense territoire marocain ; grâce à la Triple Entente, la Russie avait pu organiser la Ligue balkanique, qui devait lui permettre un jour de s’avancer sans risques jusqu’à Constantinople ; grâce à la Triple Entente, l’Angleterre avait pu rendre inexpugnable sa toute-puissance sur les mers du globe ! À cette politique d’impérialisme effronté, le seul obstacle était le bloc germanique. Pour que l’hégémonie de la Triple Entente fût assurée, il lui restait encore à désagréger ce bloc. Une occasion venait de s’offrir. La France et la Russie s’en étaient aussitôt saisies : mettant à profit l’agitation des Balkans et le geste imprudent de Vienne, elles cherchaient maintenant à faire désapprouver l’Autriche par l’Allemagne, dans l’espoir de brouiller Berlin avec son unique alliée, et de faire aboutir ainsi leurs dix années d’efforts pour isoler l’Allemagne au centre d’une Europe hostile.

C’était du moins l’avis du pasteur et du professeur israélite. Le gros Allemand, lui, pensait que le but de la Triple Entente était plus agressif encore : Pétersbourg voulait abattre l’Allemagne, Pétersbourg voulait la guerre.

– « Tout Allemand qui réfléchit », disait-il, « a bien été forcé de perdre peu à peu confiance en la paix. Nous avons vu la Russie multiplier ses voies stratégiques en Pologne, la France augmenter ses effectifs et ses armements, l’Angleterre préparer avec la Russie un accord naval. Quel sens donner à tous ces préparatifs, sinon que la Triple Entente désire assurer son pouvoir par une victoire militaire contre la Triplice ?… Nous n’échapperons pas à leur guerre… Si ce n’est pas pour maintenant, ce sera pour 1916, 1917 au plus tard… » Il sourit : « Mais la Triple Entente se fait de graves illusions ! L’armée allemande est prête !… On ne se frotte pas impunément à la force guerrière de l’Allemagne ! »

Le vieux professeur souriait aussi. Le pasteur acquiesça d’un grave mouvement de tête. Sur ce dernier point, ils se trouvaient, tous trois, pleinement, fièrement, d’accord.»

Roger Martin du Gard, Les Thibault. Tome VII : L’été 1914, http://www.ebooksgratuits.com/, mai 2012 (1936) , ch. XLVIII.


Règlement de manœuvre d’infanterie pour la préparation militaire (20 avril 1914)

«Les principes fondamentaux du règlement du 3 décembre 1904 : « Développer l’esprit d’initiative et de décision à tous les degrés de la hiérarchie ; obtenir plus de souplesse et de rapidité dans les évolutions, une variété plus grande dans les formations de combat » n’ont rien perdu de leur valeur. […] Seule la volonté de vaincre assure le succès. Animant les cœurs et surexcitant les énergies physiques et intellectuelles, elle rend l’infanterie ardente dans l’approche, opiniâtre dans l’attaque, tenace dans la défense. […]

La section ne doit pas se laisser aborder à la baïonnettes. Dès que l’adversaire est parvenu à distance d’assaut, le chef de section fait mettre la baïonnette au canon, enlève ses hommes et les entraîne en avant en appliquant les principes de l’assaut.»
Ministère de la Guerre, Service historique, cité par Belloc, Chronologie 14-45 , Hachette, 1973.

L’obsession de la guerre

«La situation diplomatique en 1914 – avant Sarajevo – nous semble autoriser les conclusions suivantes. On peut admettre qu’aucun gouvernement ne voulait de propos délibéré la guerre européenne. Mais l’obsession de la guerre les hantait tous, rôdait en eux et autour d’eux, à l’exception (peut-être) du gouvernement britannique. D’une part les malentendus et la méfiance étaient au plus haut point chaque groupe attribuait à l’autre des projets d’agression et agissait en conséquence ; chacun se jugeait en état de légitime défense et travaillait hâtivement à compléter son outillage de guerre. D’autre part, chaque groupe avait tendance à se croire le plus fort, par suite chacun acceptait le risque de guerre, chacun était décidé à ne pas reculer d’un pas devant l’autre. De ces gouvernements, maîtres absolus des destinées des peuples (en droit ou en fait), le plus impatient d’agir, parce qu’il se jugeait au bord de l’abîme (ne se disant pas qu’il l’avait creusé de ses propres mains), était le gouvernement autrichien ; celui qu’assaillaient les tentations les plus troubles, que servaient les agents les moins scrupuleux, le plus convoiteux mais le plus vacillant, était le gouvernement russe ; le plus anxieux de l’avenir, mais le plus confiant en sa force présente, le plus enclin à user de la force par tradition bismarckienne et sollicitations innombrables, était le gouvernement allemand ; le mieux préparé et le mieux servi (diplomatiquement), moralement aussi le plus prêt, le plus en garde, le plus résolu, était le gouvernement français, étant le seul que guidât une main ferme.»

Jules Isaac, Un débat historique. Le problème des origines de la guerre, Rieder, 1933.


LA CRISE INTERNATIONALE DE L’ÉTÉ 1914

«Le 28 juin 1914, alors qu’il visite, au cours de grandes manoeuvres, la ville de Sarajevo en Bosnie, l’archiduc héritier d’Autriche François-Ferdinand est assassiné par un étudiant bosniaque, Princip, membre d’une société secrète liée au mouvement nationaliste « yougoslave ». Le gouvernement de Belgrade n’a probablement aucune responsabilité dans l’affaire, mais certains officiers serbes ont participé à la préparation de l’attentat. Aussi, bien que l’empereur François-Joseph soit lui-même plutôt enclin à la prudence, le gouvernement et l’état-major de Vienne estiment-ils que le moment est venu de saisir ce prétexte pour régler définitivement son compte à la Serbie. Ayant obtenu le 5 juillet l’appui de Guillaume II, le gouvernement austro-hongrois prépare un ultimatum qui n’est remis à la Serbie que le 23, au moment où le président de la République française Poincaré et le président du Conseil Viviani, en visite officielle à Saint-Pétersbourg, prennent la mer pour rentrer en France ce qui rend très difficiles les communications entre les dirigeants des deux pays. Berlin et Vienne espéraient en effet, en agissant très vite, circonscrire le conflit dans les Balkans et avaient calculé les termes de l’ultimatum de façon que le gouvernement serbe ne pût l’accepter. En fait, seul l’article 6 qui exigeait la participation de fonctionnaires autrichiens à l’enquête menée en Serbie pour déterminer les responsabilités de l’attentat, fut repoussé par Belgrade. Cela suffit pour que l’Autriche déclare le 28 juillet la guerre à la Serbie et bombarde aussitôt sa capitale. La Russie ne peut, sous peine de perdre toute influence dans les Balkans, laisser écraser sans réaction sa cliente serbe. Ayant obtenu des assurances de Poincaré et consciente de la lenteur de ses préparatifs, elle commence dès le 29 à mobiliser partiellement son armée, avant de procéder le 30 à la mobilisation générale. Des lors, tandis que les gouvernements français, allemand et britannique ont plutôt tendance à freiner le mouvement, ce sont de plus en plus les militaires qui, par souci de ne pas se laisser prendre de vitesse, pèsent sur les décisions, déclenchant ainsi un mécanisme irréversible.»
Histoire du XXe siècle, Hatier, Paris, 1993. p. 63.

Le 4 août 1914, le conflit s’est généralisé et toute l’Europe s’embrase.


L’engrenage

L’attentat

«L’archiduc-héritier François-Ferdinand et sa femme, la duchesse de Hohenberg, se rendaient à l’hôtel de ville, où avait lieu une réception, lorsqu’une bombe fut lancée contre l’automobile, mais l’archiduc put l’écarter de la main. La bombe fit explosion après que l’automobile fut passée, mais les personnes se trouvant dans l’automobile suivante furent légèrement blessées.

L’auteur de l’attentat, un typographe de Trebinje nommé Cabrinovic, fut arrêté sur-le-champ.»
Le Matin , 29 juin 1914.

«Un élève du lycée de la 8ème classe, nommé Prinzip, tira alors plusieurs coups de revolver sur l’automobile de l’archiduc [revenant de la réception] . Celui-ci fut atteint au visage, et la duchesse de Hohenberg fut atteinte au bas-ventre. [Tous deux] furent transportés au palais du gouverneur, où ils succombèrent peu après. L’auteur du deuxième attentat a été également arrêté. La foule a voulu lyncher les assassins. On croit que le complot a été préparé par des Bosniaques protestant contre l’annexion, il y a quelques années, de la Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie.»
Le Matin , 29 juin 1914.

Un portrait de François-Ferdinand

«Il était généralement mal jugé, parce qu’il avait le caractère difficile, obstiné, et qu’il était indifférent à la crainte de se faire des ennemis. Mais c’était un prince d’une intelligence vaste et capable de desseins considérables. Très injustement, il a été accusé de méditer une politique agressive contre quelques États, notamment contre la Russie. […] Je suis certain que l’archiduc se serait montré de tendances russophiles, s’il avait régné. […] Il détestait les Hongrois et les Italiens, d’où la pensée qu’on lui attribuait de favoriser le slavisme au détriment des Magyars et de la pénétration italienne dans le littoral autrichien de l’Adriatique. Aurait-il été cependant poussé par ces tendances, soit à instituer le trialisme, soit à doter les différentes nationalités groupées sous son sceptre d’une autonomie assez large pour satisfaire les aspirations des unes et des autres ? […] En Serbie, l’opinion lui était favorable, parce que l’on espérait qu’il créerait un royaume yougo-slave. […] À l’intérieur, seuls à peu près, les Tchèques se flattaient qu’il leur serait secourable, à cause de l’influence que sa femme, issue d’une de vieilles familles de Bohême, exerçait sur son esprit. Le peuple, sans trop le connaître, et le jugeant sur ce qu’on rapportait de son fanatisme clérical et de son avarice, ne l’aimait pas.»
Rapport de l’ambassadeur français à Vienne, le 29 juin 1914.

«Qu’il repose en paix»

«La plupart des gens que je rencontrai dans les jours qui suivirent étaient enclins à considérer la tragédie de Sarajevo comme un débarras. Le comte Szoegyényi, ambassadeur d’Autriche, serviteur profondément loyal des Habsbourg, fils d’un chevalier de la Toison d’or, lui-même chevalier de cet ordre, me dit, lorsque je lui fis mes condoléances, que, comme chrétien et gentilhomme hongrois, il déplorait la destinée de l’archiduc et de sa noble épouse ; mais que politiquement l’élimination de l’héritier de la couronne lui semblait  » une grâce de la Providence « . Le caractère passionné de l’archiduc, sa haine contre les Magyars, sa prédilection aveugle pour les Tchèques et les Slaves du sud, son cléricalisme outré auraient pu entraîner des secousses graves et peut-être la guerre civile. A l’extérieur, son fanatisme, son emportement et son entêtement en auraient fait un allié incommode. Requiescat in pace , conclut avec onction l’ambassadeur impérial et royal…»
Bülow, Mémoires , T. III. Plon, 1931.

Complicité de Vienne et de Berlin.

Va-t-on à la guerre ? Le prince Lichnovski, ambassadeur d’Allemagne à Londres, se trouve dans son pays après l’attentat:

«Je vis à Berlin le chancelier impérial… On se garda naturellement de me dire que le général von Moltke [chef d’état-major allemand] insistait pour que l’on fit la guerre. J’appris cependant que Herr von Tschirschky * avait été blâmé à cause du rapport où il disait avoir conseillé à l’Autriche la modération envers la Serbie. A mon retour de Silésie, je m’arrêtais quelques heures à Berlin le 4 juillet, et j’y appris que l’Autriche était décidée à agir contre la Serbie, afin de mettre fin à un état de choses intolérable. Par malheur, je n’attachais pas sur le moment à cette nouvelle l’importance qu’elle avait… Je sus par la suite qu’au cours de la discussion décisive qui eut lieu à Potsdam le 5 juillet la question posée par Vienne avait obtenu l’assentiment sans condition de toutes les personnes autorisées, et même avec cette addition qu’il n’y aurait pas grand mal à ce qu’il en résultât une guerre avec la Russie.»
Raymond Poincaré, Comment fut déclarée la guerre de 1914,Flammarion, Paris, 1939. *


L’ultimatum austro-hongrois à la Serbie (23 juillet 1914)

«Le Gouvernement royal (serbe) s’engage…

1. A supprimer toute publication qui excite à la haine et au mépris de la Monarchie (austro-hongroise)…

3. A éliminer sans délai de l’instruction publique en Serbie… tout ce qui sert à fomenter la propagande contre l’Autriche-Hongrie.

4. A éloigner du service militaire et de l’administration tous les officiers et fonctionnaires coupables de la propagande contre la monarchie austro-hongroise. […]

5. A accepter la collaboration en Serbie des organes du gouvernement impérial et royal dans la suppression du mouvement subversif dirigé contre l’intégrité territoriale de la Monarchie (austro-hongroise).

6. A ouvrir une enquête judiciaire contre les partisans du complot du 28 juin se trouvant sur territoire serbe. Des organes délégués par le gouvernement impérial et royal prendront part aux recherches y relatives. […]

Le gouvernement impérial et royal attend la réponse du gouvernement royal au plus tard jusqu’au samedi 25 de ce mois à cinq heures du soir.»
in Documents diplomatiques français, 3ème série. T. XI, 1936.

Un coup de tonnerre : la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie.

«Le 23 juillet, à 6 heures du soir, l’Autriche-Hongrie exigeait de la Serbie :

1. la publication… d’une déclaration du gouvernement royal condamnant la propagande contre l’Autriche-Hongrie… réprouvant toute tentative d’immixtion dans les destinées des populations de quelque partie de l’Autriche-Hongrie que ce soit… 2. l’engagement… de dissoudre l’association nationaliste, dite Narodna Obrana, puis de révoquer les officiers et fonctionnaires coupables dans le passé ou dans l’avenir, de s’être livrés à des manifestations anti-autrichiennes… 3. l’engagement d’ouvrir une enquête judiciaire contre les auteurs ou les partisans du  » complot du 28 juin « …

La Serbie… accepta… ne faisant de réserve que sur deux points Pourtant, le mardi 28 juillet… le comte Berchtold, au nom de l’Autriche, avait notifié aux puissances « l’état de guerre avec la Serbie », et, tout aussitôt les hostilités commençaient… Est-ce le début d’un conflit  » localisé « … ou faut-il redouter « les conséquences les plus graves » ? C’est l’énigme de cette heure inquiétante.»
L’Illustration, 1er août 1914.


Une crise européenne : l’Angleterre hésitante

«
Mon collègue d’Allemagne ayant interrogé sir Ed. Grey Ministre des Affaires Étrangères de Londres. sur les intentions du gouvernement britannique en cas de conflit… j’ai posé la même question… et je résume sa réponse :  » la situation actuelle n’a pas d’analogie avec celle qui s’est produite à l’occasion du Maroc. Là il s’agissait des intérêts de la France avec qui nous avions des engagements. Ici, il s’agit de la suprématie de l’Autriche ou de la Russie sur les populations slaves des Balkans. Que l’une ou l’autre de ces puissances obtienne la prééminence, peu nous importe, et, si le conflit reste limité entre l’Autriche et la Serbie ou la Russie, nous n’avons pas à nous en mêler. Il n’en serait pas de même si l’Allemagne entrait en jeu pour soutenir l’Autriche contre la Russie et si éventuellement la France se trouvait entraînée dans le conflit…»
Télégramme de Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, le 29 juillet 1914, cité dans R. Poincaré, Comment fut déclarée la guerre de 1914, Flammarion, Paris, 1939. *

La mobilisation russe et l’ultimatum allemand à la France.

Télégramme du chancelier de l’Empire allemand à l’ambassadeur allemand à Paris, le 31 juillet 1914 (4h10) :

Berlin, le 31 juillet 1914. «La Russie, en dépit de notre action de médiation encore en cours, et bien que nous n’ayons nous-mêmes pris aucune mesure de mobilisation, a ordonné la mobilisation de toute son armée et de sa flotte, donc aussi contre nous. Nous avons déclaré l’état de menace de guerre qui doit être suivi de la mobilisation si, dans le délai de douze heures, la Russie n’arrête pas toute mesure de mobilisation contre nous et l’Autriche-Hongrie. La mobilisation signifie inévitablement la guerre. Je vous prie de demander au gouvernement français si, dans une guerre entre l’Allemagne et la Russie, il restera neutre. La réponse doit être donnée dans le délai de 18 heures. Télégraphiez immédiatement l’heure à laquelle vous aurez posé cette question. La plus grande hâte s’impose. Secret. – Si, ce qu’il n’y a pas lieu de supposer, le gouvernement français déclare qu’il reste neutre, je prie votre Excellence de déclarer au gouvernement français que nous devons exiger comme gage de sa neutralité la remise des forteresses de Toul et Verdun, que nous occuperons et que nous restituerons après que la guerre avec la Russie sera terminée. La réponse à cette question doit être connue d’ici demain à 4 heures de l’après-midi. » signé « Bethman Hollweg »»
in Documents allemands relatifs à l’origine de la guerre , t. III.

La réponse du gouvernement français.

Le président du Conseil René Viviani télégraphie à son ambassadeur à Saint-Pétersbourg :

«J’ai répondu à l’ambassadeur d’Allemagne que je n’étais nullement renseigné sur une prétendue mobilisation totale de l’armée et de la flotte russes… Le baron de Schoen Ambassadeur d’Allemagne à Paris. m’a demandé,… quelle serait, en cas de conflit entre l’Allemagne et la Russie, l’attitude de la France ; je ne lui ai pas répondu. Il m’a dit qu’il viendrait prendre ma réponse demain samedi à une heure… Je me bornerai à lui dire que la France s’inspirera de ses intérêts. Le gouvernement de la République ne doit, en effet, compte de ses intentions qu’à son alliée. Je ne doute pas que le gouvernement impérial n’évite, pour sa part, tout ce qui pourrait ouvrir la crise.»
Cité dans R. Poincaré, Comment fut déclarée la guerre de 1914, Flammarion, Paris, 1939. *

Poincaré et l’appel à «l’Union sacrée»

Le 4 août Poincaré s’adresse aux deux chambres :

«Messieurs, la France vient d’être l’objet d’une agression brutale et préméditée qui est un insolent défi au droit des gens… Notre territoire a été violé. L’Empire d’Allemagne n’a fait hier soir que donner tardivement le nom véritable à un état de fait qu’il avait créé…

L’Allemagne… a outrageusement insulté la noble nation belge, notre voisine et notre amie, et elle a essayé de nous surprendre traîtreusement en pleine conversation diplomatique

Étroitement unie en un même sentiment, la nation persévérera dans le sang-froid dont elle a donné, depuis l’ouverture de la crise, l’exemple quotidien… Elle est fidèlement secondée par la Russie, son alliée ; elle est soutenue par la loyale amitié de l’Angleterre…

Dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit… Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique. Haut les cœurs et vive la France !»
Cité dans R. Poincaré, Comment fut déclarée la guerre de 1914 , Flammarion, Paris, 1939.

idem plus court
«Étroitement unie en un même sentiment, la nation persévérera dans le sang-froid dont elle a donné, depuis l’ouverture de la crise, l’exemple quotidien. […] Elle est fidèlement secondée par la Russie, son alliée ; elle est soutenue par la loyale amitié de l’Angleterre. […] Elle représente aujourd’hui, une fois de plus, devant l’univers, la liberté, la justice et la raison.

[…] Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique.» Discours de Poincaré à la chambre des députés le 4 août 1914.


L’ENTRÉE EN GUERRE

«4 août 1914 : le jour sacré. Trois heures de l’après-midi, au Palais-Bourbon. […] Le gouvernement va nous expliquer l’agression sauvage de l’Allemagne et les moyens d’y faire face. […]

Le président du Conseil entre. On acclame la France. Hier, ce Viviani, il était un partisan, un homme combattu; aujourd’hui, nous ne voulons plus rien savoir, sinon qu’il est le gouvernement, derrière lequel on se range.

Il nous lit d’abord l’émouvant message du président de la République. Puis il expose au pays et à l’univers les causes de la guerre, les raisons de la France. […] Ce qu’il faudrait que je vous fisse sentir, et comment ? C’est l’accord de tous les partis, le rythme qui nous réunissait, notre bon vouloir, enthousiaste et contenu, notre émotion grave, profonde, allègre, de gens qui ont pris leur décision dans une vue claire du salut public. […] L’Assemblée se leva d’un bond pour le salut à la Russie, pour le salut à l’Angleterre, pour le salut à l’Italie, pour le salut à la Serbie, pour le salut, le plus long de tous, le plus chargé d’amour, à nos frères d’Alsace-Lorraine. […]

Le cœur en feu, le front tout raisonnable, la longue série des lois utiles à la défense nationale ayant été votée rapidement, sans débat, on s’en alla dans les couloirs attendre le vote du Sénat. Tous disaient : « Quelle séance ! Elle dépasse les meilleurs rêves. Pas une fausse note. Voilà où il faut juger ce pays.»
Maurice Barrès, Chronique de la Grande Guerre, Plon, 1926, in L. P. Vivet, Mémoires de l’Europe, Laffont, 1973.

L’Angleterre doit-elle entrer en guerre ? (3 août 1914)

Sir Edward Grey, secrétaire au Foreign Office du cabinet libéral Asquith, au cours de cette dramatique séance à la Chambre des communes, reçoit l’appui des conservateurs et des unionistes.

«Si nous ne disions rien et si la flotte française était retirée de la Méditerranée […] qu’à un moment donné nous ayons à entrer dans la guerre […] et que l’Italie se départe de sa position de neutralité […], quelle serait notre position en Méditerranée ? […]

Nous avons un grand et vital intérêt à l’indépendance […] de la Belgique… Si elle perdait son indépendance, celle de la Hollande suivrait le même chemin. Que la Chambre s’interroge, du point de vue des intérêts britanniques, sur ce qui est en jeu.

Si la France est vaincue […], elle se retrouve subordonnée à la volonté et au pouvoir de plus grande qu’elle, et si la Belgique tombait sous la même dépendance, et puis la Hollande, et puis le Danemark alors, […] juste en face de nous […] serait l’agrandissement démesuré d’une puissance qu’il est de l’intérêt commun de prévenir […]

Si nous nous engageons dans la guerre, nous souffrirons, mais guère davantage que nous ne nous souffririons en nous tenant à l’écart. Que nous participions ou non à la guerre, le commerce étranger va être interrompu […]. Si nous nous tenons à l’écart, je ne crois pas un instant que nous serons en mesure de faire usage de notre force matérielle pour éviter ou pour défaire tout ce qui se sera produit durant la guerre, pour empêcher la totalité de l’Europe occidentale de tomber sous la domination d’une seule puissance, et je suis, par contre, persuadé que notre situation morale serait pire.»
Gabriel Hanotaux, Histoire illustrée de la guerre de 14 , Paris, 1915.

L’Angleterre au secours de la Belgique.

Londres n’accepte pas la violation de la neutralité belge, mais une intervention massive n’est pas possible tout de suite.

«Dans l’après-midi du 4 [août], M. Asquith Premier Ministre anglais. communiqua aux Communes… les instructions envoyées à l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin et sir Edward Grey avertit M. Paul Cambon de l’ultimatum signifié par l’Angleterre à l’Allemagne, d’avoir à retirer, avant le même jour à minuit, son ultimatum à la Belgique : faute de quoi, c’était la guerre… Entre eux s’engagea un dialogue, que l’on peut reconstituer à peu près ainsi :

«Si l’Allemagne oppose un refus à votre sommation concernant la Belgique, que ferez-vous ? – La guerre

Embarquerez-vous immédiatement pour la France votre corps expéditionnaire ? – Non, nous bloquerons tous les ports allemands… Je vous ai déjà expliqué que nous avions besoin de nos troupes pour parer à notre défense sur certains points, Iles Britanniques, Égypte, Inde, et que le sentiment publie n’était pas favorable à une expédition.»
François Charles-Roux, Trois ambassades françaises à la veille de la guerre, Plon, 1928. *

Propagande en Belgique

Remarques : L’affichette reproduite ci-dessous fut distribuée, à la main, par les premiers cavaliers allemands, qui pénétreront, le 4 août 1914, dans les villes frontières de Belgique (Stavelot, Spa, Verviers). Il ne reste que quelques exemplaires de l’original, soigneusement cachés par des Belges, car les Allemands ont tâché de reprendre tous les exemplaires qui, imprimés à l’avance et distribués dès leur entrée en Belgique, sont une preuve de leur préméditation. La typographie originale a été en partie respectée.

«Au Peuple Belge! C’est à mon plus grand regret que les troupes Allemandes se voient forcées de franchir la frontière de la Belgique. Elles agissent sous la contrainte d’une nécessité inévitable, la neutralité de la Belgique ayant été déjà violée par des officiers français qui, sous un déguisement, aient [sic] traversé le territoire belge en automobile pour pénétrer en Allemagne. Belges! C’est notre plus grand désir qu’il y ait encore un moyen d’éviter un combat entre deux peuples qui étaient amis jusqu’à présent, jadis même alliés. Souvenez vous du glorieux jour de Waterloo où s’étaient les armes allemandes qui ont contribué à fonder et établir l’indépendance et la prospérité de votre patrie. Mais il nous faut le chemin libre. Des destructions de ponts, de tunnels, de voies ferrées devront être regardées comme des actions hostiles. Belges, vous avez à choisir. J’espère donc que l’Armée allemande de la Meuse ne sera pas contrainte de vous combattre. Un chemin libre pour attaquer celui qui voulait nous attaquer, c’est tout ce que nous désirons. Je donne des garanties formelles à la population belge qu’elle n’aura rien à souffrir des horreurs de la guerre; que nous payerons en or monnayé les vivres qu’il faudra prendre du pays; que nos soldats se montreront les meilleurs amis d’un peuple pour lequel nous éprouvons la plus haute estime, la plus grande sympathie. C’est de votre sagesse et d’un patriotisme bien compris qu’il dépend d’éviter à votre pays les horreurs de la guerre.
Le Général Commandant en Chef de l’Armée de la Meuse von Emmich»

Le tocsin de la moisson

«Août 1914, c’était la pleine moisson. Quand on a entendu les cloches sonner, on s’est demandé pourquoi […] C’est le garde-champêtre qui nous a annoncé la nouvelle […]:  » c’est la guerre  » […] Mais avec qui ? ben avec les allemands !  » Quand les ordres de mobilisation et les feuilles de route sont arrivés dans les familles, les gens ont commencé à se rendre compte que la guerre était bien réelle. Tous les hommes valides recevaient leur feuille, la guerre c’était d’abord ça : la séparation. Le village était complètement bouleversé. Il v en avait qui prenaient ça à la rigolade, ça va vous faire des vacances en plein été, nous qui n’en avons jamais eues, il faut en profiter. Mais il y avait les autres, les inquiets qui voyaient tout en noir. Pour ceux-là, la guerre c’était la fin de tout et ils n’en voulaient pas. Il y a eu des cas de bonshommes qui allés se cacher en forêt. Finalement ils sont tous partis.»
Émilie Carles, Une soupe aux herbes sauvages , J-C. Simoens, 1977.

La voix de la patrie appelle ses enfants

«Des villages environnants, un son inaccoutumé de cloches arrivait jusqu’à eux elles sonnaient lentement tristement et semblaient pleurer d’avance toutes les larmes qu’elles allaient faire couler.

– Est-ce le feu ? demanda Stanislas.

– C’est le tocsin, murmura Mme Dallise, toute pâle.

– C’est la guerre ! répondirent ses fils.

Tous s’étaient levés. Une émotion intraduisible étreignait leurs nobles cœurs. Dans ces cloches qui parlaient à travers l’espace, dans ces cloches qui jetaient leurs larmes sonores au-dessus des bois et des champs, des chaumières et des châteaux […], ils entendaient la voix de la Patrie appelant ses enfants, pour la défense de son territoire menacé et l’honneur de son drapeau. Un frisson d’enthousiasme passa sur ces âmes jeunes et ardentes. À la France qui les appelait, les quatre frères répondirent :  » Vive la France !»
Paule Dives, Dieu, France, Famille, journal d’une famille française pendant la guerre , 1917.


LA MOBILISATION

«Le samedi 1er août 1914, dès midi M. le Maire assiste de ses adjoints se tenait en permanence à la mairie, attendant l’ordre de mobilisation qui ne leur parvint qu’à 16h30. La population en fut aussitôt informé par les sonneries des cloches de l’église puis les affiches furent apposées dans, toute la commune. Après un premier moment de stupeur, comme au sortir d’un affreux cauchemar, les soldats appartenant aux classes immédiatement mobilisables, acceptèrent courageusement, l’espérance au cœur, le devoir héroïque que la Patrie menacée leur réclamait. Et puis c’est gaiement qu’ils partirent, disant à leurs familles et à leurs amis qu’ils seraient rapidement de retour.»
Témoignage écrit par le maire de Saint-Sébastien-sur-Loire en 1920.

La déclaration de guerre vue par un paysan français

«Le maître nous crie:

– Allez dire à Achille qu’il sonne la trompette, à Cagé de prendre son tambour. Vous, les gars, sonnez le tocsin.

Alors, moi et Albert Barbet qui a été tué à la guerre, on a sonné le tocsin. Le monde, ils ont laissé leurs faucheuses ; les charretiers ont ramené leurs chevaux. Tout ça arrivait à bride abattue. Tout ça s’en venait de la terre. Tout le monde arrivait devant la mairie. Un attroupement. Ils avaient tout laissé. En pleine moisson, tout est resté là. Des centaines de gens devant la mairie. Pommeret sonnait le clairon. Cagé battait la Générale. On voyait que les hommes étaient prêts.

– Et toi, quand donc que tu pars ?

– Je pars le deuxième jour.

– Moi le troisième jour.

– Moi, le vingt-cinquième jour.

– Oh, t’iras jamais. On sera revenu.

Le lendemain, le samedi, Achille se promenait avec son clairon :

– Tous ceux qui ont de bons godillots, de bons brodequins, faut les prendre. Ils vous seront payés quinze francs.

Tu aurais vu les gars. C’était quasiment une fête, cette musique-là. C’était la Revanche. On avait la haine des Allemands. Ils étaient venus à Saint-Loup en 70 et ils avaient mis ma mère sur leurs genoux quand elle avait deux, trois ans. Dans l’ensemble, le monde a pris la guerre comme un plaisir. »»
Éphraïm Grenadou et Alain Prévost, Grenadou, paysan français, Le Seuil, 1966.

La mobilisation vue par un instituteur du Dauphiné.

«
Dans ce petit village, l’ordre de mobilisation a été une profonde surprise. À ce moment, la fenaison se poursuit avec activité. Les journaux ne sont pas lus, faute de temps.

Le 31 juillet cependant, l’ordre de tenir les chevaux prêts pour la réquisition commence à émouvoir l’opinion ; mais personne ne croit à l’imminence de la guerre.

Aussi les cloches annonçant la mobilisation causent-elles une sorte d’effarement chez tout le monde. Chacun cesse le travail, atterré. Aucune manifestation bruyante dans le village : ni enthousiasme, ni récrimination ; plutôt un profond étonnement. » Lettre de l’instituteur de Malleval en septembre 1914.»

La mobilisation dans la commune de Berneuil

«Le 31 juillet, une dépêche de l’autorité militaire, invitant le maire à avertir discrètement les propriétaires de chevaux et voitures d’avoir à se tenir prêts à conduire leurs attelages au centre de réquisition, fit comprendre que le cataclysme était sur le point d’éclater. Cependant on doutait encore.

Le lendemain 1er août, à 4 heures du soir, une nouvelle dépêche arrive, ordonnant la mobilisation pour le 2 août. Cette fois on était en face de la terrible réalité. Aussitôt des personnes parcourent le bourg en disant d’une voix étouffée par les sanglots :  » Ça y est.  » Quelques minutes après, le tocsin annonce la lugubre nouvelle. Le garde parcourt la commune en battant la générale. Les cultivateurs abandonnent leurs travaux et accourent à la mairie. Jusqu’à dix heures du soir, c’est un va-et-vient continuel. Les hommes sont bien consternés, mais personne n’est découragé. Tous ont l’espoir qu’une prompte victoire dissipera ce cauchemar. Les femmes, malgré leur profonde angoisse, ne se montrent pas moins courageuses.»
Note rédigée par un instituteur, Archives départementales de la Charente.

La mobilisation des femmes et des enfants.

«Le départ pour l’armée de tous ceux qui peuvent porter les armes laisse les travaux des champs interrompus. La moisson est inachevée, le temps des vendanges est proche.

Au nom du gouvernement de la République, au nom de la Nation tout entière groupée derrière lui, je fais appel à votre vaillance, à celle des enfants que leur âge seul et non leur courage dérobe au combat. Je vous demande de maintenir l’activité des campagnes et de terminer les récoltes de l’année, de préparer celles de l’année prochaine […]

Il faut sauvegarder votre subsistance, l’approvisionnement des populations urbaines et l’approvisionnement de ceux qui défendent à la frontière, avec l’indépendance du pays, la Civilisation et le Droit.

Debout donc, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la Patrie ! Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur les champs de bataille. Il y aura demain de la Gloire pour tout le monde.

Vive la République ! Vive la France»
Discours de R. Viviani, président du Conseil, 2 août 1914.