Nementchas : massif de la région de Constantine.
Serait-il possible que six mois de tortures vues, entendues, acceptées, voire exercées, serait-il possible que ces visions d’Afrique d’un genre nouveau n’alimentent pas les cauchemars de nos nuits de France ? A Chéria dans les postes du GMPRGroupe mobile de police rurale , un suspect, ligoté, couché dans la poussière en plein midi, au soleil de juillet. II est nu, enduit de confiture. Les mouches bourdonnent, jettent des éclairs verts et dorés, s’agitent voracement sur la chair offerte. Les yeux fous disent la souffrance. Le soir, l’officier européen en a marre ! << S’il n’a pas parlé dans une, heure, je vais chercher un d’abeilles. ,•

À Guantis. quatre gendarmes tiennent la garnison avec nous. Ils occupent un gourbi de l’ancien hameau et y interrogent les suspects cueillis dans la montagne. Peu de temps après notre arrivée, un gendarme rend visite à l’électricien de la de la compagnie, lui demande deux morceaux de fil téléphonique. Le camarade propose de faire la réparation lui-même et, intrigué par le refus du gendarme, le suit, assiste à l’interrogatoire, revient horrifié. Le suspect est ligoté sur une table avec des chaînes, garnies de chiffons mouillés auxquels on fixe les électrodes. Un gendarme tourne la manivelle du téléphone de campagne ; il fait varier l’intensité de la décharge un changeant le rythme le rythme de son mouvement ; il sait que les variations d’intensité sont particulièrement douloureuses : il raffine, il fignole, il est à son affaire. Le supplicié hurle, se tord dans ses liens, a des soubresauts de pantin burlesque, des convulsions désespérées d’agonisant. « Tu parleras, salopard ? Tu parleras ? »

Les électrodes se fixent aussi bien aux tempes sous la langue, au sexe ou à toute autre partie sensible du corps humain. Des piles ou une génératrice peuvent remplacer la dynamo du téléphone. Le supplice ne laisse pratiquement aucune trace. Il procure à ceux qui y assistent sans préjugés moraux un plaisir d’ordre sexuel d’une qualité rare.

La France a-t-elle encore des préjugés moraux ? Les gendarmes de Guentis en avaient-ils ? Entre les siestes, les parties de bridge, les lectures érotico-policières, les tournées d’anisette au foyer, les repas chargés et les discussions vantardes, ils exerçaient la surabondante énergie (le leurs grands corps adipeux sur les minables constitutions des fellahs sous-alimentés du canton.

Je me souviens du jour où la compagnie, d’une patrouille matinale, ramena deux Algériens, rencontrés dans la steppe, que le capitaine, je ne sais pourquoi, avait trouvés suspects. Ils s’en occupèrent aussitôt, sans même prendre la peine de préparer « l’électricité ». Poings velus armés de lourdes chevalières, avant-bras charnus, pieds chaussés de Pataugas : ils visaient le bas-ventre, le foie, l’estomac, le visage. Quand le sang coula, quand le sol du gourbi en fut trempé, les malheureux, agenouillés, durent lécher le terrible mélange de leur propre terre et de leur propre substance. C’est dans cette position qu’ils reçurent, pour terminer (les tortionnaires étaient en nage), un grand coup de pied en pleine figure. Un leur fit pendant une heure encore déplacer d’énormes pierres sans autre but que de les épuiser et d’aggraver les saignements. Et le soir même ils furent libérés.

Robert Bonnaud, «La paix des Nementchas», Esprit, n°4, avril 1957, p. 581-583.