Récits de voyage

Palerme et la Sicile
« La première de ces villes est Palerme, cité des plus remarquables par sa grandeur et des plus illustres par son importance ; chaire de prédication parmi les plus célèbres et prestigieuses du monde. Elle est dotée de qualités qui lui confèrent une gloire inégalable et réunit beauté et noblesse. Siège du gouvernement dès les temps primitifs et les premiers temps de l’islam, c’est de là que partaient les flottes et les armées lors des expéditions militaires et c’est là qu’elles revenaient, comme elles le font encore aujourd’hui. Cette ville est sur la côte, elle a la mer à l’est, et est entourée de montagnes hautes et massives. Le rivage à cet endroit est plaisant et riant, il est orienté vers l’est. La ville est dotée de bâtiments magnifiques, qui accompagnent les voyageurs et étalent la beauté de leur construction, la finesse de leur réalisation et leur merveilleuse originalité.(…)

De tous côtés, la ville est traversée par des cours d’eau et des sources pérennes ; les fruits y poussent en abondance ; ses édifices et ses promenades sont tellement beaux qu’il est impossible à la plume de les décrire et à l’intelligence de les concevoir ; le tout est une vraie séduction pour l’œil. Le Cassaro dont il vient d’être fait mention est parmi les villes fortifiées les mieux défendues et les plus élevées ; il peut résister aux attaques et est tout à fait imprenable. À son sommet est un fort, bâti récemment pour le grand roi Roger et constitué d’énormes blocs de pierre de taille recouverts de mosaïques. Les murs du « Palais » sont bien alignés et élevés, ses tours de guet et ses postes de garde sont d’une construction fort solide, de même que les différents palais et salles qu’il abrite. Ces derniers sont ornés des motifs calligraphiques les plus merveilleux et couverts de peintures remarquables. Tous les voyageurs attestent la splendeur de Palerme et en font une description hyperbolique. Ils affirment clairement qu’il n’y a point hors de Palerme d’édifices plus magnifiques que les siens, de demeures plus nobles, de palais plus imposants et de maisons plus agréables. Le « Faubourg » qui environne l’ancienne ville forte dont il vient d’être fait mention est très vaste, il contient un grand nombre de maisons, d’hôtelleries, de bains, de boutiques et de marchés. Il est entouré d’une enceinte, d’un fossé et d’un espace vide. À l’intérieur, il y a beaucoup de jardins, de parcs splendides, de canaux d’eau fraîche courante provenant des montagnes qui entourent cette plaine. À l’extérieur, au sud, coule la rivière de ‘Abbâs, qui fait tourner des moulins en assez grand nombre pour suffire aux besoins de la ville. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

« Le palais neuf occupe le quartier opposé, construit de pierre taillée avec une admirable rapidité et d’un travail superbe, entouré à l’extérieur par les courbures de ses murailles, remarquable à l’intérieur par l’éclat des gemmes et de l’or. Ici c’est la tour Pisane, députée à la garde du Trésor ; là la tour Grecque ; au milieu c’est la partie du palais qui a nom la Joharia, abondamment décorée, que le roi fréquente quand il recherche le calme et le repos, éclatante de la gloire d’ornements multiformes. Puis, dans l’espace restant, sont disposées à l’entour les maisons destinées aux matrones, aux jeunes filles et aux eunuques qui servent le roi et la reine. Il y a là d’autres petits palais resplendissants de décoration : ici le roi s’entretient dans le secret avec ses familiers de l’état du royaume ; là il reçoit les grands pour parler des affaires publiques et majeures. Et il ne faut pas passer sous silence les nobles officines attachées au palais où l’on amincit les flocons de soie en fils de diverses couleurs et où on les unit par de multiples méthodes de tissage ; enfin dans une partie du palais qui regarde la ville, la chapelle royale offre son pavement somptueux, et aussi des parois décorées de panneaux de marbre. »

Hugo Falcandus, Liber de Regno Sicilie, 1160

« En cette cité, les musulmans conservent quelques restes de leur foi ; ils fréquentent la plupart de leurs mosquées et ils y célèbrent la prière rituelle sur un appel clairement entendu. Ils ont des faubourgs qu’ils habitent seuls, à l’exclusion des chrétiens. Les souks en sont fréquentés par eux, et ils en sont les marchands. Ils ont un cadi devant lequel ils élèvent leurs procès ; ils ont une mosquée principale où ils s’assemblent pour faire la prière et qu’ils ont grand soin d’illuminer en ce mois béni [ramadan]. Les mosquées ordinaires sont fort nombreuses, innombrables. Pour la plupart, elles servent de classes pour les professeurs de Coran. En somme, ces gens sont des isolés, séparés de leurs frères les musulmans, sous tutelle des infidèles, et ils n’ont aucune sécurité, ni pour leurs biens, ni pour leurs femmes, ni pour leurs fils. Dieu veuille les rétablir en leur état, grâce à une intervention favorable. (…)

L’un des édifices des infidèles les plus extraordinaires que nous ayons vus est l’église dite de l’Antiochien. Nous l’avons visitée le jour de la Nativité, qui est pour les chrétiens une très grande fête à laquelle ils se rendent en foule, hommes et femmes. Son architecture nous offrit un spectacle indescriptible, tel qu’il faut décider qu’elle est le plus merveilleux des ouvrages de ce bas monde. Ses murs sont, à l’intérieur, entièrement revêtus d’or, avec des plaques de marbre de différentes couleurs, tel qu’on n’en vit jamais de pareil ; les murs sont ornés partout de mosaïques d’or et couronnés d’arborescences en mosaïque verte. (…) Cette église a un clocher qui repose sur des piliers-colonnes en marbre de différentes couleurs, et une coupole y est élevée sur d’autres colonnes. C’est la construction la plus extraordinaire qui soit. Dieu veuille l’honorer bientôt de l’appel à la prière, par sa bonté et son intervention généreuse !

Dans cette ville, la parure des chrétiennes est celle des femmes des musulmans. La langue alerte, enveloppées et voilées, elles sont dehors à l’occasion de la fête dont nous venons de parler ; vêtues d’étoffes de soie brochées d’or, drapées dans des vêtements magnifiques, voilées de voiles aux couleurs variées, chaussées de bottines brodées d’or, elles se pavanent en se rendant à leurs églises ou plutôt à leurs gîtes ; elles portent, en somme, toute la parure des femmes des musulmans, y compris les bijoux, les teintures et les parfums.

Nous sortons de Palerme au petit matin du vendredi pour nous rendre à Trapani, à la recherche de deux navires s’en allant l’un en Andalus, l’autre à Ceuta ; tous deux avaient fait voile vers Alexandrie et transportaient des pèlerins et des marchands musulmans. Nous passons par une suite ininterrompue de villages et de fermes fort rapprochées ; nous voyons des labours et des cultures en un terroir tel qu’on n’en saurait trouver de plus généreux, de plus excellent, de plus étendu ; nous les comparons à celui de la campagne de Cordoue ; mais la terre est ici encore meilleure et plus forte. Sur notre route, nous passons une seule nuit dans une localité appelée Alcamo, grande et vaste, avec un souk et des mosquées. Les habitants de cette ville, comme ceux des fermes que nous avons rencontrées sur notre route, sont tous musulmans. Nous en partons à l’aube du samedi et, dans les environs, nous passons près d’une grande localité avec de nombreux bains d’eau chaude. Nous descendons de monture et délassons notre corps en nous y baignant. Nous arrivons à Trapani à la tombée de la nuit et nous nous installons dans une maison que nous prenons en location. (…)

Cette ville a un souk, un bain et toutes les commodités que l’on doit trouver dans une ville. (…) Elle jouit d’une aisance qui provient du bon marché des denrées que l’on y trouve, car elle possède un très vaste territoire en labour. Les habitants sont des musulmans et des chrétiens, chacune des deux fractions y ayant mosquées et églises. (…) Ce jour avait été jour de jeûne pour les habitants de cette cité. Ceux-ci célébrèrent la fête [de rupture de jeûne] (…). Les gens de la ville sortirent de la ville pour se rendre au champ de prières. Ils se mirent en marche avec timbales et trompettes. Nous fûmes surpris de cela, et de la licence que les chrétiens leur en laissaient. »

Ibn Djubayr, Voyages, 1184

« La plus belle des cités de la Sicile est la résidence de son roi ; les musulmans l’appellent la cité al Madina et les chrétiens Palerme ; c’est là que demeurent les musulmans citadins ; ils y ont des mosquées et les souks qui leur sont réservés dans les faubourgs sont nombreux. Tous les autres musulmans habitent les fermes, les villages et les autres villes, comme Syracuse, etc. Mais c’est la grande cité, résidence du roi Guillaume qui est la plus importante et la plus considérable ; Messine ne vient qu’après elle (…)

L’attitude du roi est vraiment extraordinaire. Il a une conduite parfaite envers les musulmans ; il leur confie des emplois, il choisit parmi eux ses officiers et tous, ou presque tous, gardent secrète leur foi et restent attachés à la foi de l’islam. Le roi a pleine confiance dans les musulmans et se repose sur eux dans ses affaires et de l’essentiel de ses préoccupations, à tel point que l’intendant de sa cuisine est un musulman (…)

Ce roi a des palais superbes et des jardins merveilleux, particulièrement dans sa capitale. À Messine, il a un château, blanc comme la colombe, qui domine le rivage de la mer. Il a un choix nombreux de pages et de femmes esclaves. Il n’y a point de roi des chrétiens qui soit plus splendide en sa royauté, plus fortuné, plus luxueux que lui (…) Un autre trait que l’on rapporte de lui et qui est extraordinaire, c’est qu’il lit et écrit l’arabe. »

Ibn Djubayr, Voyages, 1184

Al Fustat (Le Caire)
« Al Fustat est la capitale de l’Egypte au sens plein du terme : c’est là que sont groupés les bureaux de l’administration et que réside le Prince des Croyants. Sa surface est vaste, ses habitants nombreux, son district florissant, son nom célèbre, sa valeur estimée.

C’est elle la capitale de l’Egypte, celle qui éclipse Bagdad, celle dont s’enorgueillit l’islam, celle où toute l’humanité vient commercer : plus considérable que Bagdad, elle est l’entrepôt du Maghreb, le dock de l’Orient, le marché achalandé. On ne saurait trouver parmi les villes plus populeuses qu’elle : des grands et des cheiks nombreux, des marchandises et des spécialités merveilleuses, de bons souks et de bons métiers, des bains qui sont le sommet de l’excellence, des marchés clos pleins d’élégance et de splendeur.

Dans tout l’Islam, on ne trouve pas plus fréquenté que les assemblées de sa grande mosquée, plus magnifique que les vêtements de ses habitants, plus abondant en navires que son port. Elle offre des nourritures fines, des assaisonnements délicats, des douceurs à bon marché, foisonnant de légumes et de bois à brûler, ayant des eaux légères et un climat sain, mine de savants, agréable en hiver, pays de gens tranquilles et paisibles (…). Leurs maisons ont quatre étages, et même cinq, ce qui les rend pareilles pour la hauteur à des minarets ; elles reçoivent la lumière d’une cour centrale. J’ai entendu dire qu’une seule maison peut abriter jusqu’à deux cents âmes. »

Al-Moqadassi, Les Régions de la Terre, fin du Xe siècle

Al-Andalus

« La ville d’Almería était musulmane à l’époque des Almoravides. Elle était alors très industrieuse et comptait, entre autres, huit cents métiers à tisser la soie sur lesquels on fabriquait des étoffes (…); mais aussi des tissus enrichis de pierres et de perles, des étoffes ornées de pois, des petits tapis (…) et d’autre tissus de soie. Avant l’époque actuelle, à Almería on se livrait également à la fabrication des ustensiles en cuivre et en fer de toute sorte et à tous les autres artisanats sans exception et en quantité innombrable. La vallée qui en dépend produisait beaucoup de fruits qu’on vendait bon marché. Cette vallée est appelée Pechina ; de là à Almería, quatre milles. Elle était couverte de vergers, de jardins et de moulins. Ses produits et ses fruits étaient envoyés à Almería. Le port de cette ville recevait des vaisseaux qui venaient d’Alexandrie et de toute la Syrie. Il n’y avait pas dans tout al-Andalus de gens plus riches et plus marchands que ses habitants, ni de commerçants plus experts dans le commerce de tous les types de marchandises et dans leur stockage. Cette ville est bâtie sur deux montagnes séparées par une vallon habité. Sur la première est sa citadelle célèbre pour sa fortification ; sur l’autre, appelée Hoya [Jabal Lâhim], est le faubourg. Ville et faubourg sont entourés d’une enceinte percée de portes nombreuses. Du côté ouest, il y a un grand faubourg, prospère, que l’on appelle al-Hawd [« le réservoir »]. Il est entouré d’une enceinte et dense en marchés, demeures, hôtelleries et bains. La ville elle-même était une grande ville, très commerçante et très fréquentée par les voyageurs. Sa population était riche. Il n’y avait pas en al-Andalus de ville où les gens payaient plus souvent en argent comptant et jouissaient d’une situation plus enviable. Le nombre des hôtelleries enregistrées auprès des douanes pour payer l’impôt sur le vin était de mille moins trente. (…) À l’époque où nous écrivons le présent ouvrage, Almería est tombée au pouvoir des chrétiens. Ses beautés se sont altérées, sa population a été faite prisonnière, ses demeures sont en ruines et ses bâtiments ont été détruits. Il n’en reste rien. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

« Pour éviter que les ténèbres du silence ne viennent cacher maître Gérard de Crémone, (…) ses compagnons ont soigneusement dressé la liste de toutes les œuvres qu’il a traduites, dans le domaine de la dialectique comme de la géométrie, de l’astrologie comme de la philosophie, de la médecine comme des autres sciences (…).
L’amour de l’Almageste, qu’il ne trouvait pas chez les Latins, le poussa à Tolède. Il y vit une grande abondance d’ouvrages en langue arabe sur toutes les disciplines (…), il apprit l’arabe pour pouvoir les traduire; s’appuyant à la fois sur sa science et sur sa connaissance de la langue (…) jusqu’à la fin de sa vie, il n’a cessé de traduire de I’arabe, le plus clairement et intelligiblement qu’il a pu tous les livres qu’il jugeait les plus fins, dans la plupart des disciplines, pour les remettre à la latinité comme à une héritière chérie. »

Éloge funèbre de Gérard de Crémone (1187), cité dans Jean Favier, Archives de l’Occident, Tome 1, Fayard 1992

« La ville de Cordoue est la capitale et la métropole d’al-Andalus, c’est le siège du califat musulman. Les qualités des habitants de Cordoue sont trop célèbres pour qu’il soit nécessaire d’en faire mention et leurs vertus trop évidentes pour qu’on puisse les taire. Ils conjuguent splendeur et beauté. Ce sont les plus grands savants de cette contrée et des modèles de piété. Ils sont renommés pour la pureté de leur doctrine, la probité de leurs gains, la beauté de leur apparence qu’il s’agisse d’habits ou de monture, l’élévation de leur intérêt pour les assemblées et les rangs, et leur maîtrise des mets et boissons. Ils sont, de plus, doués du caractère le plus aimable et des manières les plus dignes d’éloges. Cordoue ne manqua jamais de savants illustres ni de personnages distingués. Ses marchands sont riches et possèdent des biens abondants, ils vivent dans l’aisance et ont des montures somptueuses. Ils sont mus par une noble ambition. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

« La ville de Tolède est à l’est de Talavera. Elle a un immense territoire et une population nombreuse. Elle est fortifiée, entourée de belles enceintes et défendue par une citadelle très solide (…). On voit peu de villes qui lui soient comparables par la solidité et la hauteur des édifices. Elle est sur une éminence, dans un beau site fertile, au bord du grand fleuve que l’on appelle Tage. On voit un aqueduc de construction admirable, composé d’une seule arche au-dessous de laquelle les eaux coulent avec une grande violence et font mouvoir une noria qui fait monter l’eau à quatre-vingt-dix coudées de hauteur. Celle-ci est montée jusqu’au-dessus du pont, coule sur son dos et pénètre dans la ville.

Du temps des chrétiens, Tolède fut la capitale de leur empire et le lieu où se dirigeaient leurs pas. Lorsque les musulmans conquirent al-Andalus, ils y trouvèrent de nombreux trésors que l’on peut à peine décrire : on y trouva cent soixante-dix couronnes d’or enrichies de perles et de divers types de pierres précieuses ; mille sabres royaux rehaussés de bijoux ; des perles et des rubis par boisseaux ; différentes sortes de vases d’or et d’argent en quantité incalculables ; la table de Salomon fils de David, qui dit-on, était faite d’une seule émeraude et qui est aujourd’hui à Rome. La ville de Tolède est environnée de jardins traversés par des cours d’eau, de roues à chapelets, de vergers productifs qui produisent des fruits qui ne peuvent se comparer à rien d’autre en raison de leur quantité incalculable. De tous côtés, elle est entourée de districts magnifiques, de forteresses solides. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

Marrakech
« L’eau dont les habitants ont besoin pour arroser leurs jardins est amenée au moyen d’une technique vraiment ingénieuse dont l’invention est due à ‘Ubayd Allah b. Yûnis al-Muhandis [« le technicien »] et qui n’est praticable que parce que la nappe phréatique est peu profonde et est atteinte en creusant peu au-dessous de la surface de la terre. L’homme mentionné, ‘Ubayd Allah b. Yûnis al-Muhandis, arriva à Marrakech au début de sa construction. Il n’y existait alors qu’un seul jardin, appartenant à Abû al-Fasl, affranchi du prince des musulmans dont on vient de parler. ‘Ubayd Allah dirigea ses recherches vers la partie supérieure du terrain attenant à ce jardin ; il y creusa un puits carré de larges dimensions, d’où il fit partir un canal à ciel ouvert ; il continua de creuser en descendant par degrés, du haut en bas. La pente était telle que l’eau arrivait jusqu’au jardin en coulant au niveau de la surface de la terre et en la recouvrant par un processus ininterrompu. Celui qui observe le niveau du sol ne note pas le grand dénivellement, de la nappe phréatique à la surface, que nécessite l’extraction de l’eau ; mais il le parvient à comprendre s’il sait que la méthode réside ici dans le nivellement de la surface.

Le prince des musulmans apprécia l’invention de ‘Ubayd Allah b. Yûnis al-Muhandis : il le combla d’argent et de vêtements et il lui ouvrit sa demeure pendant la période où il resta dans la ville. Les habitants de la ville, voyant cela, se mirent à creuser la terre sans discontinuer pour amener de l’eau dans les jardins qui se multiplièrent tout comme les vergers, les cultures de Marrakech se densifièrent et son territoire devint fort beau, tout comme son aspect général. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

Fès
« Fès est en fait le produit de la réunion de deux villes séparées par une rivière dont la source est connue sous le nom de Aanhâja, et dont les eaux font tourner un grand nombre de moulins dans lesquels on moud le froment, sans que cela coûte beaucoup. La ville septentrionale se nomme al-Qarawiyyîn, et la ville méridionale, al-Andalus.

Il y a un peu d’eau dans cette dernière, mais elle est traversée par un unique cours d’eau, dans sa partie supérieure. Quant à la ville des Qarawiyyîn, l’eau y circule abondamment dans chaque rue et dans chaque ruelle on trouve une conduite. Lorsqu’ils le souhaitent, les habitants du lieu en font couler de l’eau. Ainsi ils lavent les lieux la nuit, de sorte que leurs ruelles et leurs cours sont propres. Dans chaque maison, qu’elle soit petite ou grande, il y a une conduite d’eau pure ou non. Chacune des deux villes a sa mosquée du vendredi, sa chaire et son imam. Entre les deux quartiers ce ne sont que division et affrontements et il n’est pas rare que les jeunes gens des deux villes s’entretuent.

La ville de Fès est dotée de domaines agricoles, de sources de revenu, de bâtiments élevés, de demeures et de palais. Ses habitants s’occupent de leurs besoins, disposent de constructions, de tous les équipements et d’un bien-être abondant. Le blé y est meilleur marché que dans les villes environnantes ; les fruits y sont abondants et la fertilité y est extrême. On y voit de toutes parts des fontaines approvisionnées en eau courante, surmontées de coupoles et de voûtes incurvées couvertes de sculptures et de différents types de décoration. À l’extérieur de la ville l’eau coule en permanence de sources abondantes. Ses alentours sont verts, ses jardins sont prospères et ses parcs denses. Ses habitants sont fiers et arrogants. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

Damas

« Le pays de Damas est l’un des plus délicieux pays de Dieu. Les eaux qui arrosent Ghûta proviennent de la source nommée Fîja, qui surgit du sommet d’une montagne ; elles descendent comme une grande rivière du haut de cette montagne avec un bruit et un fracas surprenants qu’on entend de fort loin. Dans l’intervalle compris entre le village de Abil et la ville, ces eaux se partagent en divers canaux connus sous les noms de Nahr-Yazîd, Nahr-Thawra, (…) Nahr-Yashkûr et Nahr-‘Âdiyya ; les eaux de ce dernier ne sont pas potables, parce que c’est là que se déversent les immondices, les ordures, les eaux sales et les rigoles de la ville ; il la traverse par le milieu et il est coupé par un pont sur lequel on passe. Les autres canaux dont nous venons de parler entrent dans la ville et coulent dans les maisons, dans les bains, dans les jardins et dans les marchés. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

« Que Dieu, très haut, la garde ! Damas, paradis de l’Orient, point d’où s’élève sa lumière rayonnante, sceau des pays de l’Islam que nous avons visités, nouvelle mariée que nous avons admirée après qu’elle eut soulevé son voile. Elle s’était parée de fleurs et de plantes aromatiques, elle apparaissait dans la robe de brocart vert de ses jardins. Elle était éminemment belle, assise sur le siège nuptial, parée de tous ses atours. Damas s’honore d’avoir abrité le Messie et sa mère – que Dieu les bénisse ! – sur une colline, séjour tranquille, arrosée d’eaux vives où s’étend une ombre épaisse et où l’onde est semblable à celle du Salsabîl au paradis. Ses ruisseaux serpentent partout, ses parterres sont parcourus d’une brise légère, vivifiante. La ville se montre à qui la contemple dans son bel éclat et lui dit : « Viens donc dans ce lieu où le charme demeure ! » Le sol de Damas est si saturé d’eau qu’il aurait presque envie d’être sec et les pierres dures vous crieraient presque : « Frappez du pied, c’est là que vous pourrez faire vos ablutions avec une eau fraîche et que vous pourrez boire ! » Les jardins entourent Damas comme le halo entoure la lune, le calice la fleur. À l’est, sa Ghouta verte s’étend à perte de vue et vers quelque direction qu’on porte les yeux sa splendeur éclatante retient le regard. Combien ont eu raison de dire ceux qui parlaient de Damas : « Si le paradis est sur terre, Damas y est, et s’il est dans le Ciel, Damas rivalise avec lui et est à sa hauteur ! »  »

Ibn Jubayr, « Relation de voyages », dans Voyageurs arabes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1995

Constantinople
« Cette capitale a une forme triangulaire. Deux de ses côtés sont baignés par la mer ; le troisième est du côté de l’intérieur, là où est la porte Dorée. La longueur de la ville est de neuf milles. Elle est entourée d’une forte enceinte de vingt et une coudées de haut, qui est elle-même entourée d’une autre enceinte haute de dix coudées, tant du côté de la terre que de celui de la mer. Entre ce parapet et la mer il y a environ cinquante coudées rashshâshî.

La ville a une centaine de portes dont la principale est la porte Dorée ; sa structure est entièrement en fer et recouverte d’or ; on n’en connaît pas qui lui soit comparable en grandeur sinon à Rome. Cette ville renferme un palais célèbre, renommé pour sa hauteur, pour son étendue et la beauté de son agencement. On y voit, de plus, un hippodrome par lequel on arrive à ce palais ; c’est une des merveilles que l’homme a édifiées sur terre. C’est un cirque (mal‘ab) et les rues qui en partent, qui sont bordées par deux rangs de statues en bronze d’un travail exquis, représentant des hommes, des chevaux, des lions, etc. avec un art dont les artisans qui les voient se sentent incapables. Ces figures sont d’une stature supérieure à la grandeur réelle de l’homme. Le palais contient également un grand nombre d’objets d’art merveilleux. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

L’église de l’empereur [la Néa] a dix portes, quatre d’or et six d’argent. Dans la loge où se tient l’empereur, il y a un emplacement de quatre coudées sur quatre, incrusté de perles et de rubis. L’autel sur lequel le prêtre fait la prière a cinq empans de long sur six de large et il est composé d’une pièce de bois d’aloès incrustée de perles et de rubis ; le prêtre de l’empereur se tient devant. Tous les plafonds de l’église sont voûtés et sont en or et en argent.(…). Près de cette coupole, dans cette cour, à 200 pas, est une citerne d’où est amenée l’eau aux statues placées au sommet des colonnes. Aux jours de fête, on remplit cette citerne du contenu de 10 000 amphores de vin et 1 000 de miel blanc qu’on verse dans le vin. On parfume également ce vin avec du nard, du girofle et du cinnamome dans la proportion d’une charge de chameau. La citerne est couverte de sorte qu’on n’en peut rien voir. Quand l’empereur sort de son palais pour entrer à l’église, ses yeux tombent sur ces statues et sur le vin qui s’écoule de leurs bouches et de leurs oreilles et s’amasse dans le bassin qu’il remplit et chacune des personnes de l’entourage de l’empereur qui sont venues assister avec lui à la fête prend une gorgée de ce vin. »

Le Livre des Atours Précieux d’Ibn Rustah, in M. F. Auzepy, M. Kaplan, B. Martin-Hisard, La Chrétienté orientale du début du VIIe siècle au milieu du Xe siècle, Paris, Sedes, 1996

Syracuse
« Cette ville est l’une des plus célèbres et des plus remarquables. Citadins et paysans y affluent, et des marchands y convergent de tous les horizons. Elle s’élève au bord de la mer, qui l’entoure de tous côtés ; une seule porte, au nord, permet d’y entrer et d’en sortir. Au reste, la célébrité de Syracuse nous dispense de la décrire en détail car c’est une métropole illustre et un point fortifié renommé. Elle a deux ports qui n’ont pas leur pareil dans le monde entier : l’un, le plus vaste, est au midi ; l’autre, le plus connu, est au nord.

(…) On y trouve ce que l’on trouve dans les plus grandes villes : des marchés, de grandes voies, des khans, des demeures, des bains, de beaux édifices et de vastes places. Son district est vaste, couvert de domaines agricoles et de villages, il est fertile et ses champs sont parfaitement cultivés. Les bateaux y chargent du blé et d’autres produits à destination du reste du monde. Les jardins environnants produisent des fruits en quantité et d’une grosseur remarquable. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

Jérusalem
« Jérusalem est une ville illustre, de construction immémoriale et éternelle. Elle porta le nom d’Îliyâ’. Située sur une montagne accessible de tous les côtés, elle est allongée et s’étend de l’ouest à l’est. À l’occident se trouve la porte dite du Mihrâb ; elle est dominée par la coupole de David (sur qui soit le salut !) ; à l’orient, la porte dite de la Miséricorde (bâb al-Rahma) qui est ordinairement fermée et ne s’ouvre que lors de la fête des rameaux; au sud, la porte de Sion (Sihyûn) ; au nord, la porte dite d’ Amûd al-Ghurâb. En partant de la porte occidentale ou d’al-Mihrâb, on se dirige vers l’est par une rue et l’on parvient à la grande église dite de la Résurrection, et que les musulmans appellent Qumâma. Cette église est l’objet du pèlerinage de tout l’Empire grec d’Orient et d’Occident. On y entre par la porte occidentale et l’on parvient directement sous le dôme qui couvre toute l’église et qui est l’une des choses les plus remarquables du monde. (…)

Après être descendu dans l’église, le spectateur trouve le très vénéré Saint-Sépulcre ayant deux portes et surmonté d’une coupole d’une construction très solide, très bien construite et d’une décoration exceptionnelle; de ces deux portes l’une fait face, du côté du nord, à la porte de Santa-Maria, l’autre fait face au sud et se nomme porte de la Crucifixion : c’est de ce côté qu’est le clocher de l’église, clocher vis-à-vis duquel se trouve, vers l’orient, une [autre] église considérable, immense, où les Francs chrétiens célèbrent la messe et communient. À l’orient de cette église, et un peu au sud, on parvient à la prison où le seigneur Messie fut détenu et au lieu où il fut crucifié. La grande coupole [de l’église de la Résurrection] est circulairement percée à ciel ouvert et on y voit tout autour et intérieurement des peintures représentant les prophètes, le seigneur Messie, sainte Marie sa mère et saint Jean Baptiste. Parmi les lampes qui sont suspendues au-dessus du Saint-Sépulcre, on en distingue trois qui sont en or et qui sont placées au-dessus de la tombe. Si vous sortez de l’église principale en vous dirigeant vers l’orient, vous rencontrerez la sainte demeure qui fut bâtie par Salomon, fils de David – sur lui le salut ! – et qui fut un lieu de prière et de pèlerinage du temps de la puissance des juifs. Ce temple leur fut ensuite ravi et ils en furent chassés. À l’époque où arrivèrent les musulmans, il fut de nouveau vénéré et c’est maintenant la grande mosquée connue par les musulmans sous le nom de mosquée al-Aqsâ. Il n’en existe pas au monde qui l’égale en grandeur, si l’on en excepte toutefois la grande mosquée de la capitale de l’Andalousie (dyâr al-Andalus) ; car, d’après ce qu’on rapporte, le toit de cette mosquée est plus grand que celui de la mosquée al-Aqsâ. L’aire de cette dernière forme un parallélogramme dont la hauteur est de deux cents brasses, et la base de cent quatre-vingts. La moitié de cet espace, celle qui est voisine du Mihrâb, est couverte de dômes en pierre soutenus par plusieurs rangs de colonnes ; l’autre est à ciel ouvert. Au centre de l’édifice il y a un grand dôme connu sous le nom de Dôme du Rocher ; il fut orné d’incrustations d’or et d’autres beaux ouvrages, par les soins de divers califes musulmans. Au centre se trouve un rocher tombé [du ciel] de forme quadrangulaire comme un bouclier ; au centre du dôme, l’une de ses extrémités s’élève au-dessus du sol de la hauteur d’une demi-toise ou environ, l’autre est au niveau du sol ; elle est à peu près cubique, et sa largeur égale à peu près sa longueur, c’est-à-dire près de dix coudées. Au pied et à l’intérieur il y a une caverne, comme une cellule obscure, de dix coudées de long sur cinq de large, et dont la hauteur est de plus d’une toise ; on n’y pénètre qu’à la clarté des flambeaux. Le dôme est percé de quatre portes ; en face de celle qui est à l’occident, on voit l’autel sur lequel les enfants d’Israël offraient leurs sacrifices ; près de la porte orientale, on voit l’église nommée le Saint des Saints, d’une construction élégante. Au sud se trouve le bâtiment voûté qui était à l’usage des musulmans ; mais les chrétiens s’en sont emparés de vive force et il est resté en leur pouvoir jusqu’à l’époque de la composition du présent ouvrage. Ils en ont fait des logements où résident des religieux de l’ordre des templiers, c’est-à-dire des serviteurs de la maison de Dieu. Enfin la porte septentrionale est située vis-à-vis d’un jardin bien planté de diverses espèces d’arbres et entouré de colonnades de marbre sculptées avec beaucoup d’art. Au bout du jardin se trouve un réfectoire pour les prêtres et pour ceux qui se destinent à entrer dans les ordres. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154
à Jérusalem

« Nous montons donc de Jaffa vers la ville de Jérusalem : un voyage de deux jours par un chemin montueux, très difficile et dangereux, car les Sarrasins, toujours prêts à tendre des pièges aux chrétiens, se cachent dans les cavernes des monts et dans les grottes rocheuses, veillant nuit et jour, cherchant toujours à assaillir les pèlerins isolés ou ceux qui par fatigue traînent derrière un groupe (…). Sur ce chemin non seulement les pauvres et les faibles, mais aussi les riches et les forts succombent : beaucoup périssent par les Sarrasins, plusieurs par la chaleur et la soif, beaucoup succombent par manque de vivres, plusieurs en mangeant trop. Mais nous, avec tout notre groupe, nous parvenons intacts aux lieux désirés : béni soit le Seigneur, qui n’a pas repoussé ma prière et m’a accordé sa miséricorde. Amen.

L’entrée de la ville de Jérusalem est à l’ouest, sous la citadelle du roi David, par la porte appelée porte de David. On va d’abord au Saint-Sépulcre, appelé « Martyrium », non seulement en raison de la situation de la place, mais parce qu’il est plus célèbre que toutes les autres églises. »

Saewulf, Peregrinationes Tres, éd R.B.C. Huygens, Turnhout, Brépols, 1994. Cité et traduit par M. Balard, A. Demurger, P. Guichard, Pays d’Islam et monde latin Xe-XIIIe siècles. Hachette, Paris, 2000

Rome
« On voit à Rome le palais du prince qu’on nomme pape. Ce prince est supérieur en pouvoir à tous les rois ; ceux-ci lui sont inférieurs et le respectent à l’égal du Créateur. Il gouverne avec justice, punit les oppresseurs, protège les faibles et les misérables, et empêche qu’il ne soit commis de vexations. Ses décisions s’appliquent à tous les rois de la chrétienté, et nul d’entre eux ne peut s’opposer à ses arrêts. La grandeur et la magnificence de Rome sont telles qu’il est impossible de la décrire convenablement. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154

Gênes et Pise
« Gênes est une ville de fondation ancienne dont le site est agréable et les bâtiments sont très élevés. Elle produit des fruits en abondance, des productions l’entourent en nombre, tout comme les villages et les cultures. La ville est bâtie non loin d’une petite rivière ; ses habitants sont de riches commerçants ; ils voyagent par terre et par mer, et entreprennent également des choses faciles et difficiles. Possédant une flotte formidable, ils sont experts en fait de ruses de guerre ainsi que dans l’art du gouvernement, et ce sont eux qui ont le plus de renom parmi les chrétiens.

(…) De là à Pise, quarante milles. Pise est l’une des villes les plus importantes et les plus célèbres du pays des chrétiens. Son territoire est vaste, ses marchés florissants, ses demeures bien peuplées, son territoire étendu, ses jardins et vergers nombreux, ses cultures contiguës. Sa position est prééminente et son histoire admirable. Ses fortifications sont élevées, ses terres fertiles, ses eaux abondantes, ses monuments très remarquables. Les Pisans ont vaisseaux et chevaux, c’est-à-dire qu’ils sont préparés pour lancer des expéditions maritimes et attaquer les autres localités. Cette ville est sur les bords d’une rivière considérable qui vient des montagnes de la Lombardie, et sur les bords de laquelle sont des moulins et des jardins. »

Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154