Histoire de la dynastie normande en Sicile
« Nous disons donc que la Sicile est la perle de ce temps par ses qualités et ses bontés et qu’elle est unique par ses localités et ses habitants. Autrefois, les voyageurs venant du dehors et tous ceux qui s’y déplaçaient de ville en ville et de métropole en métropole s’accordaient pour en vanter les qualités, exalter l’étendue de son territoire, s’extasier de son extraordinaire beauté, et mettre en avant ses atouts et en général les diverses bontés dont elle jouissait car elle rassemblait les bienfaits de tous les autres pays. Les dynasties qui ont régné sur cette île sont parmi les plus nobles, et les attaques que ses rois mènent contre leurs ennemis sont des plus dures. Ces rois sont les plus grands par leur pouvoir, la considération dont ils sont entourés, la noblesse de leurs préoccupations et la gloire de leur rang.
Ce fut en l’an 453 de l’hégire, que le plus illustre, le plus valeureux, le plus puissant et le plus brillant des rois, Roger fils de Tancrède, l’élite des rois francs, conquit les meilleures des villes de la Sicile, et avec l’aide de ses compagnons parvint à renverser la tyrannie de ses préfets (wilât) et à réduire ses troupes. Il n’eut de cesse qu’il n’eût dispersé l’ensemble de ses préfets, renversé les tyrans qui défendaient l’île, lancé contre eux des attaques jour et nuit afin de leur apporter la mort et la perdition ; et il n’eut de cesse qu’il eût utilisé contre eux l’épée et la lance, se rendant ainsi maître par ses victoires de toute l’île, et qu’il eût conquis la Sicile contrée par contrée, en reculant sans cesse les zones frontières (tahgr) ; et cela en l’espace de trente ans. Lorsque le pays fut soumis à ses ordres et qu’il y eut établi son trône royal, il répandit les bienfaits de la justice sur les habitants ; il maintint leurs religions et leurs lois ; il leur assura la conservation de leurs biens et de leurs vies, à eux, à leurs familles et à leurs enfants. C’est ainsi qu’il gouverna durant sa vie, jusqu’à sa mort dont le terme était fixé par le destin, et qui eut lieu en l’an 494 alors qu’il se trouvait dans la forteresse de Melito, en Calabre, où on l’a enseveli.
Il laissa pour héritier son fils, le grand roi qui portait le même nom que lui, et qui marcha sur ses traces. Roger II, en effet, a mis sur pied les méthodes de gouvernement (dawla) et exalté la magnificence du royaume, il a donné du lustre à la fonction royale et leur juste place aux affaires du pouvoir auxquelles il a accordé une grande attention tout en accomplissant des actions louables en faveur de la justice et de la sécurité. Son mérite était tel que les rois se sont soumis à son obéissance, ont manifesté par des signes distinctifs qu’ils le soutenaient et le suivaient, lui ont confié les clefs de leurs États et se sont, de toutes parts, rendus auprès de lui, désireux de se mettre à l’ombre de son trône et de bénéficier de sa protection et de sa clémence. La considération, la gloire et la grandeur de son règne n’ont cessé d’augmenter de jour en jour jusqu’à la date où nous écrivons le présent ouvrage. »
Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtaq fî ikhtirâq al-âfâq, encore appelé Livre de Roger, Sicile, 1154