Chrétiens, étrangers et musulmans en Palestine
Damas
Les Francs dépeints par un musulman
« Les chrétiens font payer, sur leur territoire, aux musulmans une taxe, qui est appliquée en toute bonne foi. Les marchands chrétiens, à leur tour, paient en territoire musulman sur leurs marchandises ; l’entente est entre eux parfaite et l’équité est observée en toute circonstance. Les gens de guerre sont occupés à leur guerre, le peuple demeure en paix, et les biens de ce monde vont à celui qui est vainqueur. Telle est la conduite des gens de ce pays dans leur guerre. Il en va de même dans la lutte intestine survenue entre les émirs des musulmans et leurs rois ; elle n’atteint ni les peuples, ni les marchands ; la sécurité ne leur fait défaut dans aucune circonstance, paix ou guerre. La situation de ce pays, sous ce rapport, est si extraordinaire que le discours n’en saurait épuiser la matière. Que Dieu exalte la parole de l’islam par sa faveur. »
Ibn Djubayr, Voyages. Cité et annoté par M. Balard, A. Demurger, P. Guichard dans Pays d’Islam et monde latin Xe-XIIIe siècles. Hachette, Paris, 2000
Baniyâs
« Que Dieu la protège ! Cette cité, poste frontière du pays des musulmans, est petite, avec une citadelle dont un cours d’eau fait le tour, au pied de sa muraille, et qui, pénétrant par l’une des portes de la ville, poursuit son cours sous des moulins. Elle était aux mains des Francs quand feu Nûr al-Dîn la fit revenir à l’Islam. Elle a un vaste territoire de labour dans une plaine qui l’avoisine et qui est dominée par une forteresse des Francs appelée Hûnin, à trois parasanges de Baniyâs. L’exploitation de cette plaine est partagée entre les musulmans et les Francs, suivant un règlement qu’ils appellent « règlement de partage ». Ils partagent la récolte en portions égales ; leurs bêtes y sont mêlées, sans qu’il en résulte entre eux aucun acte d’injustice. »
Ibn Djubayr, Voyages. Cité et annoté par M. Balard, A. Demurger, P. Guichard dans Pays d’Islam et monde latin Xe-XIIIe siècles. Hachette, Paris, 2000
Acre
« Nous nous arrêtons le lundi dans l’une des fermes de Saint-Jean-d’Acre, à une parasange de la ville. Le chef, le directeur, est un musulman, chargé de commander pour le compte des Francs aux travailleurs musulmans qui s’y trouvent. Il réserve à tous les gens de notre caravane une hospitalité magnifique et les accueille tous, grands et petits, dans une vaste chambre haute de son habitation ; il leur offre diverses espèces de mets qu’il leur fait servir et il étend à tous son généreux accueil. Nous sommes de ceux qui profitent de cette invitation. Cette nuit ainsi passée, nous sommes au matin du mardi 10 de ce mois [18 septembre] à Saint-Jean-d’Acre – que Dieu la ruine ! – et on nous emmène à la douane qui est un khan destiné à la station de la caravane. Devant la porte, sur des bancs couverts de tapis, sont assis les secrétaires chrétiens de la douane avec des écritoires d’ébène à ornements d’or. Ils savent écrire et parler l’arabe, ainsi que leur chef, fermier de la douane, qu’on appelle le çahib, titre qui lui est donné à cause de l’importance de sa fonction ; ils le confèrent à toute personne considérable et préposée à une charge autre que celles de l’armée. Tout impôt chez eux est converti en une ferme, et la ferme de cette douane vaut une somme considérable. Les marchands y descendirent leurs charges et s’installèrent à l’étage supérieur. On examina la charge de ceux qui déclarèrent n’avoir point de marchandises, pour constater s’il n’y en avait point de cachées, puis on les laissa aller leur chemin et prendre logis où ils voudraient. Tout cela se fit avec politesse et courtoisie, sans brutalité ni bousculade. Nous allons loger dans une chambre que nous louons à une chrétienne, face à la mer. Et nous demandons à Dieu de combler notre paix et de faciliter notre sécurité.
« Que Dieu l’anéantisse et la rende à l’Islam ! » Acre est la capitale des cités des Francs en Syrie, « l’escale des voiles se dressant comme des étendards sur la mer immense », le port de tout navire, l’égale par sa grandeur et son animation de Constantinople, centre de réunion des bateaux et des caravanes, rendez-vous des marchands musulmans et chrétiens de tous pays. Ses rues et ses voies publiques regorgent de la foule, et la place est étroite où poser son pas ; elle brûle dans l’incroyance et l’iniquité ; elle regorge de cochons et de croix ; sale, dégoûtante, toute emplie d’immondices et d’ordures. Les Francs l’ont enlevée aux musulmans dès la première décennie du VIe siècle; l’Islam l’a pleurée à pleines paupières, ce fut l’une de ses lourdes peines. Les mosquées y sont devenues des églises, et les minarets des sonnoirs à cloches. Dieu a conservé pure, dans sa mosquée principale, une place qui est réservée aux musulmans, comme un petit oratoire où les étrangers d’entre eux se réunissent pour célébrer la prière rituelle. À son mihrab est le tombeau du prophète Calih – que Dieu lui accorde prière et salut, ainsi qu’à tous les prophètes ! – Dieu a garanti cette place de la souillure de l’incroyance pour la baraka de ce saint tombeau.
À l’est de la ville est une source (…). Elle est proche d’une mosquée dont le mihrab est resté intact ; les Francs se sont donnés un autre mihrab dans la partie est ; ainsi musulmans et chrétiens s’y assemblent et prennent les uns une direction de prière, les autres une autre. Entre les mains des chrétiens cette mosquée est vénérée, respectée. Dieu veuille y conserver pour les musulmans une place où prier ! »
Ibn Djubayr, Voyages. Cité et annoté par M. Balard, A. Demurger, P. Guichard dans Pays d’Islam et monde latin Xe-XIIIe siècles. Hachette, Paris, 2000
La doctrine des Hindous pour un musulman
« J’ai écrit ce livre sur la doctrine des Hindous, sans jamais employer contre eux des arguments dénués de fondement, et en même temps sans perdre de vue qu’il allait de mon devoir, en tant que musulman, de citer fidèlement leurs propos, sans les amputer, quand je pensais que leurs idées pouvaient servir à élucider un sujet.
S’il arrive que le contenu de ces citations paraisse tout à fait païen et que les adeptes de la vérité – ainsi les musulmans – trouvent à y objecter, nous ne pouvons que dire que telle est bien là la conviction des Hindous et qu’ils sont eux-mêmes les plus qualifiés pour la défendre. »
Al-Biruni (973-1050), Description du monde
Les Francs vus par un musulman
« Chez les Francs – Dieu les condamne à l’enfer ! – il n’est pas de vertu humaine qui soit appréciée en dehors de la valeur guerrière ; nul chez eux n’a de rang ou de prérogative en dehors des chevaliers, seules personnes qui soient appréciées. Ce sont eux qui donnent des conseils, qui jugent et qui condamnent. (…)
On me présenta un chevalier qui avait une tumeur à la jambe (…). Je mis un emplâtre au chevalier, la tumeur s’ouvrit et s’améliora ; je prescrivis une diète à la femme pour lui rafraîchir le tempérament. Mais voici qu’arriva un médecin franc, lequel déclara : « Cet homme ne sait pas les soigner ! » et s’adressant au chevalier, il lui demanda : « Que préfères-tu ? Vivre avec une seule jambe ou mourir avec les deux ? » Le patient ayant répondu qu’il aimait mieux vivre avec une seule jambe, le médecin ordonna : « Amenez-moi un chevalier solide et une hache bien aiguisée ». Arrivèrent le chevalier et la hache tandis que j’étais toujours présent. Le médecin plaça la jambe sur un billot de bois et dit au chevalier : « Donne-lui un bon coup de hache pour la couper net ! » Sous mes yeux, l’homme la frappa d’un premier coup, puis ne l’ayant pas bien coupée, d’un second ; la moelle de la jambe gicla et le blessé mourut à l’instant même. (…)
Examinant alors la femme, le médecin dit : « Elle a dans la tête un démon qui est amoureux d’elle. Coupez-lui les cheveux ! » On les lui coupa et elle recommença à manger de leur nourriture, avec de l’ail et de la moutarde, ce qui augmenta la consomption. « C’est donc que le diable lui est entré dans la tête », trancha le médecin, et saisissant un rasoir, il lui fit une incision en forme de croix, écarta la peau pour faire apparaître l’os de la tête et le frotta avec du sel… et la femme mourut sur-le-champ. Je demandai alors : « Vous n’avez plus besoin de moi ? » Ils me dirent que non et je m’en revins après avoir appris de leur médecine bien des choses que précédemment j’ignorais.
Les Francs n’ont pas l’ombre du sentiment de l’honneur et de la jalousie. Si l’un d’entre eux sort dans la rue avec son épouse et rencontre un autre homme, celui-ci prend la main de la femme, la tire à part pour lui parler tandis que le mari s’écarte et attend qu’elle ait fini de faire la conversation ; si cela dure trop longtemps, il la laisse avec son interlocuteur et s’en va. (…) »
Usâma ibn Munqidh (1095-1188), Des enseignements de la vie. Traduits et commentés par André Miquel, Imprimerie nationale, Paris, 1983