Dans l’Athènes classique, la mistophorie était le versement d’une indemnité (misthos/μισθός) permettant à un citoyen pauvre d’assister à l’Ecclésia, à l’Héliée ou à la Boulé en compensation d’une journée de travail perdue. Tardieu (1876-1945) qui siège au centre-droit dans les années 1920-1930 (le groupe des Républicains de gauche est au centre-droit, à droite de la Gauche radicale), aborde ce sujet de la rémunération parlementaire dans un ouvrage où il critique les institutions de la Troisième République.
Issu de la grande bourgeoisie et fort d’un passé de collaborateur de Clemenceau, André Tardieu est président du Conseil à trois reprises en 1930 et 1932. A la fin de la décennie, prenant ses distances avec le parlement et le régime parlementaire, il livre dans La Révolution à refaire une réflexion sur la démocratie parlementaire qui constitue plus tard une des sources d’inspiration de de Gaulle. L’ouvrage est divisé en deux volumes : le Souverain captif et la profession parlementaire. Dans l’extrait présenté ici, Tardieu décrit à la fois l’inconvénient et la nécessité de l’indemnité parlementaire. Celle-ci a en effet le défaut de contribuer à faire de la représentation nationale une profession. Elle est cependant rendue nécessaire par les besoins de la fonction et la possibilité qu’elle offre à chacun d’être élu sans être d’un milieu aisé. Tardieu cite également l’exemple du parlement de Westminster où l’indemnité, supprimée sous les Tudor, est rétablie en 1911. On sait que les élites britanniques, moins soucieuses que les Français d’apparaître égalitaristes, regardent alors avec mépris cette institution qui favorise l’accès des moins aisés au parlement, soutient l’indépendance parlementaire et fait reculer la corruption.
La défense du vote des femmes par André Tardieu (1936)
Cette profession possède, d’autre part, l’avantage d’être, à l’inverse de beaucoup d’autres, régulièrement rémunérée.
La rémunération parlementaire date de loin et, dès lors que l’élection est à la base, elle est logique. Puisque, sans condition, n’importe qui peut être élu député ou sénateur, il faut que ceux des élus, qui n’ont aucune autre ressource, puissent vivre de leur mandat. Faute de quoi, les électeurs ne pourraient pas voter pour un pauvre et le droit de choisir ne serait pas aussi large que le droit de voter.
Le général Cavaignac disait, en 1848, que le refus d’indemniser les élus équivaudrait à un véritable ostracisme et que, au surplus, rien ne coûte plus cher que ce qui est gratuit. Les Anglais, qui ne se décidèrent qu’en 19111 à instituer l’indemnité parlementaire, la motivèrent en signalant qu’il valait mieux que les députés fussent payés par le Trésor plutôt que par des organisations particulières, syndicats ou comités.
Des contemporains plus brutaux ont justifié l’indemnité parlementaire par la double nécessité de protéger contre les tentations indépendance de l’électeur et l’indépendance de l’élu. Maurice Berteaux, agent de change millionnaire de la Bourse de Paris et député d’extrême-gauche2, professait que l’indemnité est nécessaire, si l’on ne veut pas que les députés fassent des affaires financières.
Disons moins injurieusement que l’indemnité est nécessaire, parce que le métier coûte cher. L’élu doit régler, au moins en partie, les dépenses de l’élection et celles du journal local. Il doit supporter le poids des dons petits, mais nombreux, qu’il est obligé de prodiguer aux mutualités, aux caisses de secours, aux lyres3, aux harmonies, aux fanfares, aux conscrits, aux anciens soldats, aux médaillés, aux nouveau-nés et aux vieillards de sa circonscription. Les Américains admettent qu’un député de grande ville a, par an, 10.000 dollars de frais. N’est-il pas d’ailleurs de publique notoriété que les parlementaires s’endettent et que l’indemnité de beaucoup d’entre eux est frappée de saisie ?
Aussi bien, il n’y a pas que l’élu. Il y a sa famille, sa femme, ses enfants, qui le plus souvent vivent en province […] Donc deux installations; deux loyers; deux budgets. L’indemnité est, par conséquent, légitime et il serait injuste d’en discuter le principe; voire même les augmentations.
Ces augmentations, depuis qu’il y a des assemblées, ont été nombreuses. Nous ne sommes plus au temps des États-généraux, où les électeurs de chaque circonscription […] subvenaient aux frais de leurs élus : ce qui représentait, en 1789 de 700 à 1.000 francs par mois. Nous ne sommes plus au temps de Louis XVIII et de Louis-Philippe, où les élus ne recevaient rien.
Après une véhémente campagne de la Société des Amis du peuple qui agita la Monarchie de Juillet, la Seconde République rétablit l’indemnité. La Troisième a fait de même et l’a fixée à des taux variables : 9.000 francs jusqu’en 1906; 15.000 francs de 1906 à 1920 ; 27.000 francs de 1920 à 19264 ; 45.000 de 1926 à 1929; 60.000 francs de 1929 à 1937 : 67.200 francs depuis le mois de juillet 1937. Il convient de déduire de ces chiffres les versements pour la retraite, le chemin de fer et la buvette, ainsi que les prélèvements résultant des décrets-lois Doumergue de 1934 et des décrets-lois Laval de 1935. L’indemnité parlementaire nette était, en 1937, de 55.000 francs environ. Ce salaire offre tous les caractères d’un salaire professionnel. Il est régulier. Il est payable mensuellement. Il est dû, quand la Chambre ne siège pas, aussi bien que quand elle siège. Il comporte une retraite, qui peut atteindre, après trente-deux ans, a un chiffre assez voisin du montant de l’indemnité. La retraite, qui fut, dans les débuts, le simple versement d’une Mutuelle de secours, est depuis 1914, payée par une caisse officielle, à laquelle participent les intéressés et le Trésor. La profession s’est consolidée.
Au salaire et à la retraite s’ajoutent les avantages en nature. Un transport à peu près gratuit sur les chemins de fer nationaux ; un transport totalement gratuit sur les chemins de fer et tramways départementaux constituent des attraits supplémentaires pour des hommes, qui, sans ce mandat, eussent continué à payer leur place, comme tout le monde.
Depuis 1924, les parlementaires jouissent, en outre, de la gratuité de la correspondance, qu’ils avaient longtemps désirée. Le Président de la Chambre, Armand Marrast, se plaignait, en 1848, que les députés se fissent adresser, sous son couvert, en violation des règlements postaux, leur correspondance. C’est aujourd’hui […] le plus légalement du monde que les membres des deux Chambres expédient leur courrier.
Faut-il citer les mille autres commodités dont profitent nos assemblées? Faut-il parler de la buvette, où ils se ravitaillent ? Elle coûta, cette buvette, à M. Clemenceau5 la Présidence de la Chambre, parce que, ayant vu son collègue radical Michou6, emplir ses poches de sandwiches et d’ailes de poulet, il les vida silencieusement de leur contenu […] M. Michou vota pour M. Méline7. Faut-il parler du café au lait du matin, qui, augmenté des pains, diminue les notes d’hôtel ? Faut-il parler des journaux et de ce vieux député, par ailleurs millionnaire qui avait l’incroyable manie d’emporter chaque soir de la salle de lecture, en le détachant de son cadre 1’exemplaire du Temps? Faut-il rappeler que le Sénat, quand on discute le budget, sert à déjeuner aux deux Chambres ? Tout cela renforce l’état d’esprit professionnel en temps qu’il le manifeste. La profession devient un club en même temps qu’un gagne-pain.
Les Chambres sont, sur le chapitre de leur vie matérielle intraitables et leur indemnité a pris pour elle une importance morale autant que pratique. Elles n’admettent pas qu’on la discute. Elles n’admettent pas qu’on s’en occupe. Les Chambres ont revendiqué et obtenu ce qu’elles n’accepteraient pour personne : le refus de tout contrôle financier. Elle établissent, seules, leur budget et ne permettent à qui que ce soit de s’en mêler.
La notion d’indemnité s’est si fortement installée dans les mœurs qu’elle s’est étendue, par une interprétation favorable du silence de la loi, à d’autre mandats encore ; à celui de conseiller municipal de Paris ; à celui de maire […] Il est entendu, là comme ailleurs, que le métier doit nourrir son homme.
Il convient de noter que le vœu général des élus est qu’on parle de leur rétribution le moins possible. Quand il s’agit d’augmenter l’indemnité, on vote en silence et très vite. Les 15.000 francs de 1906 ont été enlevés en un tour de passe-passe. Les augmentations suivantes ont été soustraites le plus possible aux débats publics. On a voté dans les deux Chambres simultanément […] sans discuter. Le public n’a pas protesté, sauf pour les 15.000 de 1906. Les 7.200 de 1937 ont passé, comme lettre à la poste, en même temps qu’une augmentation d’impôts de 10 milliards, sans que l’on votât à ce sujet.
Cependant je ne proteste, ni ne conteste. Je ne prétends pas, avec un grand auteur du siècle dernier, que le salaire attaché à la fonction représentative soit devenu, dans la fonction, l’objet principal. Je ne dis pas non plus, avec Proudhon, que la pensée d’un homme en place, c’est son traitement. Je crois que ce salaire était inévitable et que, somme toute, il est juste.
Mais je dis aussi que, dès lors qu’il existe, il n’y a plus mandat, – il y a métier.
André Tardieu, La Révolution à refaire. T. II : la profession parlementaire, Flammarion, 1937, p. 28-32.
1 Il a existé une rémunération jusqu’au XVe siècle.
2 Dans les années 1890-1900, le radicalisme de Bertaux, partisan d’une République laïque, était classé à l’extrême-gauche avant d’être perçu comme simplement de gauche lorsque débordé sur sa gauche par le socialisme. Il faut attendre les années 1930 pour qu’on classe le communisme à l’extrême-gauche avant d’y classer le gauchisme dans les années 1950-1970.
3 « Fam. Toute la série des choses du même ordre. Une série noire d’accidents et de catastrophes, fiacre emporté, piétons écrasés, foule ameutée, police, arrestation, commissariat, toute la lyre! (Farrère, Homme qui assass., 1907, p. 135) », voir ATILF.
4 Après la Grande guerre, le système de l’étalon-or vole en éclat et le franc Germinal de 1803 perd cinq fois sa valeur. Il faut donc comprendre que les prix ne sont pas indiqués en francs constants et que s’ajoutent ensuite la réforme monétaire de Poincaré en 1926 et celle du Front populaire contemporaine du texte de Tardieu.
5 Tardieu fut longtemps un collaborateur de Clemenceau. Le « e » de Clemenceau ne prend toujours pas d’accent.
6 Casimir Michu est un élu de l’Aube, membre de la Gauche radicale, groupe parlementaire de radicaux indépendants classé au centre-gauche avant 1914 et au centre/centre-droit après 1919. La GR soutient puis fait défection lors du Cartel des gauches de 1924-1926. Certains de ses membres figurent dans les gouvernements de gauche de 1932-1934.
7 Au tournant du siècle, Méline incarne les républicains conservateurs méfiant vis-à-vis des laïques et ayant intégré dans leurs rangs des ralliés.