Jean du Plan Carpin

Jean du Plan Carpin (1245-1247). Le religieux franciscain Jean du Plan Carpin est le « premier » voyageur occidental à avoir visité l’Extrême-Orient. En 1245, alors qu’il est déjà âgé de soixante-trois ans, il est envoyé par le pape Innocent IV auprès des « Tartares » – les Moals – avec pour mission d’inviter ceux-ci à se convertir au christianisme. Après trois mois de voyage éprouvant, il atteignit la Mongolie et le camps itinérants des chefs mongols, où ils s’étaient réunis afin d’élire un nouveau grand Khan (Le Mongka de la source de Guillaume de Rubrouck).

« Arrivée au pays des Tartares et réception à la cour impériale.

Nous entrâmes ensuite dans le pays des Mongals, que nous appelons Tartares. A travers ce pays, nous allâmes, croyons-nous, pendant trois semaines, toujours chevauchant sans repos ; et le jour de sainte Marie-Madeleine [22 juillet] nous arrivâmes chez Cuyuc qui est actuellement Empereur. Pendant tout ce chemin nous avançâmes en grande diligence, car il avait été prescrit à nos Tartares de nous conduire rapidement à l’assemblée solennelle, déjà décidée depuis plusieurs années, pour l’élection de l’Empereur, afin que nous puissions y assister. Aussi nous levions-nous de grand matin et marchions-nous jusqu’à la nuit, sans manger ; (…) et nous avancions aussi longtemps que nos chevaux pouvaient marcher. (…) Quand nous fûmes arrivés chez Cuyuc, il nous fit donner une tente et nous défrayer. (…) Toutefois, il ne nous fit pas appeler, parce qu’il n’était pas encore élu, et ne se mêlait encore en rien du gouvernement. Cependant Batou lui avait envoyé par écrit tout ce que nous lui avions dit, et le commentaire des lettres du Seigneur Pape. Et quand nous fûmes demeurés là cinq ou six jours, il nous envoya chez sa mère, à où avait lieu l’assemblée solennelle. Et au moment de notre arrivée, on avait déjà dressé une grande tente faire de pourpre blanche qui, à notre jugement, était si grande qu’elle aurait pu abriter plus de deux mille hommes ; et tout le pourtour était fait d’une palissade de bois peinte de diverses figures.

Nous y allâmes, le deuxième ou le troisième jour, avec les Tartares qui étaient désignés pour nous garder. Et y arrivèrent un grand nombre de chefs ; et chacun, suivi de ses hommes, chevauchaient par collines et plaines des alentours. Le premier jour, tous furent vêtus de pourpre blanche ; le second, de rouge, et c’est alors que Cuyuc vint dans la tente ; le troisième jour, tous étaient en pourpre violette ; et le quatrième, en très beau cramoisi. Dans la palissade qui entourait la tente, il y avait deux grandes portes : par l’une, seul l’Empereur devait entrer, et celle-là n’avait point de garde, bien qu’elle fût ouverte, parce que personne n’aurait osé entrer ou sortir par là ; par l’autre, entraient tous ceux qui étaient admis, et à celle-là étaient des glaives, des arcs et des flèches, et si quelqu’un s’approchait de la tente au-delà des limites fixées, s’il était pris, il était fustigé, et s’il fuyait, on le tirait à coups de flèches sans fer. (…) Ainsi les chefs s’entretenaient près de la tente, en parlant, croyions-nous, de l’élection. Tout le reste du peuple était maintenu en deçà de la palissade. Ils attendirent ainsi jusqu’à midi, et commencèrent à boire du lait de jument, et jusqu’au soir ils burent tant que c’était admirable à voir. Pour nous, ils nous firent entrer dans l’enceinte, et nous donnèrent de la cervoise, parce que nous ne buvions que fort peu de lait de jument. Ils faisaient cela pour nous faire grand honneur, et nous encourageaient à boire, ce que nous ne pouvions faire en aucune manière, faute d’habitude. Nous leur expliquâmes que cela nous rendait malades, et ils cessèrent de nous en presser. (…)

Après avoir décrit leurs bonnes mœurs, il faut le faire maintenant pour les mauvaises. Ils sont les plus orgueilleux des hommes, et méprisent tous les autres, qu’ils considèrent quasi pour rien, qu’ils soient nobles ou vilains. Nous avons vu, à la cour de l’Empereur, le très noble homme Ieroslaus, grand-duc de Russie, comme aussi le fils du roi et de la reine de Géorgie, et d’autres grands chefs, (…) ne recevoir aucun des honneurs qui leur étaient dus ; mais les Tartares qui leurs étaient assignés, aussi vils fussent-ils, les précédaient et tenaient toujours la première place et la plus élevée ; au contraire, il leur fallait toujours s’asseoir au-dessous d’eux. Ils sont plus qu’autres hommes sujets à la colère et à l’indignation. Ils sont menteurs plus que les autres hommes, et l’on ne trouve en eux presque aucune vérité. Au commencement, ils sont pleins de blandices mais, à la fin, ils piquent comme un scorpion. Ils sont subtils et rusés, et s’ils le peuvent, ils circonviennent tout le monde par leur astuce. Ils sont immondes dans leur manière de manger et de boire, et dans leurs autres actes.

(…) L’ivrognerie est pour eux honorable (…). Ils sont forts cupides et avares, (…) très tenaces détenteurs et très minces donneurs. Le meurtre d’un étranger n’est rien pour eux. Et pour le dire brièvement, leurs mauvaises mœurs sont en telle quantité qu’il serait impossible de les mettre par écrit. (…) Ils mangent, en effet, des chiens, des loups, des renards et des chevaux, et même, s’il y a nécessité, ils mangent de la chair humaine. Ainsi, quand ils assiégèrent une certaine ville de Kitaïs où était enfermé le prince, ils s’obstinèrent si longtemps que les vivres manquèrent totalement aux Tartares eux-mêmes ; et comme ils n’avaient plus rien à manger, ils décidèrent qu’un de leurs hommes sur dix serait mangé. (…) Ils ne se servent pas de nappes ni de serviettes. Ils n’ont pas de pain, ni d’herbes, ni de légumes, mais seulement de la viande.

(…) Ils ont pour loi ou pour coutume de tuer l’homme et la femme qui sont surpris manifestement en adultère ; de même, si une jeune fille est en fornication avec un autre, ils tuent l’homme et la femme. Si quelqu’un est surpris à dérober ou à commettre un vol manifeste dans les terres de leur empire, il est mis à mort sans aucune miséricorde. Item, si quelqu’un trahit leurs décisions, particulièrement quand ils veulent faire la guerre, ils lui font donner cent coups sur le dos, aussi fort que peut le faire un rustre avec un gros bâton. (…) Quand un Tartare a plusieurs femmes, chacune a sa tente et sa famille à part. Il boit, mange et dort avec une, pendant un jour et, le jour suivant, avec une autre. L’une d’elles, cependant, est supérieure aux autres, et il demeure plus souvent avec elle qu’avec les autres. Et bien qu’elles soient nombreuses, elles s’entendent pourtant très bien entre elles. »

Ninette Boothroyd, Muriel Détrie, Le voyage en Chine. Anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen Âge à la chute de l’empire chinois, Robert Laffont, Paris, 1992, pp.7-22.

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Ibn Battûta

Il est né à Tanger au Maroc, le 24 février 1304 et serait mort entre 1369-79. On ne connaît pour ainsi dire rien de sa vie, si ce n’est qu’il est issu d’une famille de cadis. Il quitte Tanger le 14 juin 1325 pour se rendre en pèlerinage à La Mecque et n’en revient que le 8 novembre 1349, après avoir parcouru plus de 120’000 kilomètres – d’Afrique du Nord vers la Chine en passant par l’Inde, Sumatra, l’Afrique orientale, la Perse, l’Irak, la Syrie, l’Egypte et l’Arabie du Sud ! Dans l’intervalle, il effectue encore six autres pèlerinages.

Il est l’auteur de sa relation de voyage dont le titre est « Voyages et périples (rihla). Présent à ceux qui aiment à réfléchir sur les curiosités des villes et les merveilles des voyages ». Cependant, il ne l’écrit pas lui-même, mais dicte ses souvenirs à un secrétaire. Le travail de rédaction débute en décembre 1355, soit six ans après son retour et trente ans après son premier périple. L’ouvrage est terminé en 1356.

« Nous quittâmes le pays de Tawâlisi [Sumatra] et nous atteignîmes la Chine, dix-sept jours après ; comme les vents nous avaient été favorables, nous pûmes naviguer à grande vitesse et sans encombre.

La Chine est un vaste pays où abondent les ressources, les fruits, les céréales, l’or, l’argent et aucune autre contrée ne l’égale sous ce rapport. Elle est traversée par le fleuve Âb al-Hâya [le Fleuve jaune, ce qui est fautif ici], c’est-à-dire « l’eau de la vie », qui est aussi nommé fleuve Sarû du même nom que celui qui coule en Inde. Il prend sa source près de la ville de Khân Bâliq [Cambaluc des sources latines] dans des montagnes dites Kûh Buznah, ce qui signifie « montagne des Singes ». Le fleuve coule au centre de la Chine sur une longueur de six mois de marche et se jette à Sîn as-Sîn. Sur ses rives, on trouve des villages, des champs, des vergers, des marchés comme sur les rives du Nil en Egypte, à la différence toutefois que la Chine est plus prospère. (…)

On ne fabrique la poterie chinoise qu’à Zaytûn et Sîn Kalân, car elle est faite à partir d’une terre extraite des montagnes qui se trouvent à proximité de ces villes, terre qui prend feu comme du charbon comme nous le dirons plus loin et à laquelle on ajoute de la pierre du pays. On fait brûler le mélange durant trois jours, puis on l’éteint avec de l’eau, alors le tout est devenu une espèce de terre qu’on laisse fermenter. La bonne porcelaine vient d’un mélange fermenté un mois entier, tout juste. Celle qui provient d’un mélange fermenté dix jours est de qualité inférieure à la précédente. La porcelaine en Chine vaut le même prix que la poterie chez nous, ou même meilleur marché. Elle est exportée en Inde et partout dans le monde, arrivant même jusqu’au Maghreb, notre pays. La porcelaine chinoise est la plus belle poterie qui soit. (…)

Les Chinois sont idolâtres et incinèrent leurs morts comme les Indiens. Leur roi est un Tatar, de la descendance de Tankîz Khân [Kubilaî, petit-fils de Gengis Khan qui a fondé la dynastie Yuan (1271-1387)]. Dans chaque ville chinoise, on trouve un quartier réservé aux musulmans où ils habitent seuls et où sont érigés des mosquées pour célébrer la prière du vendredi et autres. Les musulmans sont honorés et respectés. Les Chinois, qui sont idolâtres, mangent de la viande de porc et de chien vendue sur leurs marchés. Ils sont aisés et vivent largement, mais ils n’apportent aucun soin, ni à leur nourriture, ni à leur vêtements : tel gros négociant dont la fortune est incalculable porte une robe grossière de coton. Tous les Chinois prisent fort la vaisselle en or et en argent. Chacun d’entre eux marche appuyé sur un bâton ferré qu’ils appellent la troisième jambe.

La soie est très abondante en Chine, car les vers à soie s’attachent aux fruits, s’en nourrissent et n’exigent pas beaucoup de soin. C’est pour cette raison que la soie est abondante. C’est d’ailleurs pourquoi les derviches et les pauvres s’en servent pour se vêtir. Si la soie n’était pas commercialisée, elle ne vaudrait rien. En effet, un vêtement en coton est vendu au même prix que plusieurs de soie. (…)

Je descendis [à Zaytûn, qui signifie olivier en arabe] chez Awhad ad-dîn as-Sinjârî, un des musulmans de mérite très fortunés. Je séjournai chez lui quatorze jours. (…) Au-delà de cette ville, on n’en trouve aucune autre, ni appartenant aux idolâtres, ni aux musulmans. Sîn as-Sîn est séparée de la muraille de Gog et Magog par soixante jours de marche d’après ce qu’on m’a raconté, et elle se trouve dans un territoire occupé par des nomades idolâtres anthropophages. C’est pour cette raison qu’on ne parcourt pas ce territoire, ni n’y voyage. Je n’ai rencontré personne, dans cette ville, qui ait vu la muraille, ni connu quelqu’un qui l’ait visité. (…)

Nous arrivâmes à Khân Bâliq, dite aussi Khâniqû, qui est la capitale du qân, le roi de Chine et du Khitâ. (…) Khân Bâliq est une des plus grandes villes du monde et diffère des autres cités chinoises en ce que les jardins ne se trouvent pas à l’intérieur de la ville, mais à l’extérieur. La ville impériale est bâtie au centre, telle une citadelle comme nous le dirons plus loin. (…)

Tous ceux qui exercent le pouvoir en Chine s’appellent qân (…). Le nom propre du roi régnant est Pârshây, il gouverne le plus grand royaume idolâtre sur terre. Le palais du roi se trouve au centre de la ville qui est réservée au logement du qân. Il est presque entièrement construit en bois sculpté et sa distribution est remarquable. Le palais possède sept portes : à la première se tien le kutwâl, le chef des portiers ; à droite et à gauche on voit de hautes estrades où se tiennent des esclaves blancs, pardadâriyya, qui sont les gardiens de la porte du palais et sont au nombre de cinq cents – ils étaient mille autrefois, comme on me l’a dit. A la deuxième porte se tiennent les aspâhiyya, les archers, au nombre de cinq cents ; à la troisième, les nizadâriyya, lanciers, au nombre de cinq cents ; à la quatrième les taghdâriyya, armés de sabres et de boucliers ; à la cinquième se trouvent les bureaux du vizir avec de nombreuses galeries ouvertes ; sous la plus grande se tient le vizir assis sur un siège énorme et fort élevé, cet emplacement étant appelé misnad. (…)

Lorsque nous arrivâmes dans la capitale, Khân Bâliq, nous apprîmes que le qân était absent ; il était parti en guerre contre son cousin Fîrûz qui s’était souvelé contre lui, dans les provinces de Qarâqurum et de Bishbâligh dans la Khitâ. (…) Sadr al-Jihân Burhân ad-dîn as-Sâgharjî m’a dit que lorsque le qân eut réuni ses troupes et enrôlé les conscrits, il fut à la tête de cent escadrons, chacun composé de dix mille cavaliers, avec à leur tête un émir dit tûmân. En outre, les intimes du roi et son entourage, avaient fourni cinquante mille cavaliers. Les fantassins étaient au nombre de cinq cent mille.

Lorsque le roi fut parti, la plupart des émirs se révoltèrent contre lui et convinrent de le destituer car il avait violé le yasâq, les lois instituées par Tankîz Khân, leur aïeul, celui-là même qui a ruiné les pays islamiques. Les émirs passèrent donc dans le camp du cousin révolté et écrivirent au qân pour lui demander d’abdiquer en gardant la ville d’al-Khansâ comme fief personnel. Le roi refusa et leur livra bataille. Mais il fut mis en déroute et tué. Quelques jours après notre arrivée dans la capitale, la nouvelle de la mort du qân parvint. Alors la ville fut décorée ; les tambours, les cors et les trompettes retentirent ; jeux et divertissements durèrent un mois. Puis, on ramena la dépouille du qân avec cent cadavres de ses cousins, ses proches et ses favoris. On creusa pour le qân un grand nawûs : un caveau tapissé des plus belles tentures. On y déposa le qân avec ses armes, ainsi que la vaisselle d’or et d’argent de son palais, quatre jeunes filles esclaves et six esclaves mâles blancs favoris avec des vases pleins de boisson. Puis on mura la porte du caveau et on le recouvrit de terre si haut qu’il ressemble à une grande colline. (…) Les parents du qân, tués avec lui, furent aussi ensevelis dans des caveaux avec leurs armes et la vaisselle de leurs maisons. (…) Ce fut un jour mémorable. »

Extrait de Charles-Dominique Paule, Voyageurs arabes, Gallimard, Pléiades, n°413, Paris, 1995, pp.964-995.

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Dans Clio-Texte, il y a aussi des textes sur la civilisation chinoise.