85 ans après la fin de la guerre civile,  la mémoire de cette histoire tragique et douloureuse demeure un sujet politique sensible en Espagne. Si les morts tombés  dans le  camp des vainqueurs  ont, en général, été honorés par le régime franquiste comme des héros « tombés pour Dieu et pour l’Espagne » (caídos por Dios y por España), il n’en a pas été de même pour les victimes du camp républicain condamnées à l’opprobre et au silence que la dictature franquiste réserva aux vaincus. De nos jours, après  plus de  quatre décennies de démocratie, l’Espagne demeure  jonché de centaines de fosses communes datant de la guerre civile où gisent des dizaines de milliers de restes d’êtres humains.

Le mouvement pour la récupération de la mémoire des victimes républicaines de la guerre civile s’est développé dans la société civile espagnole au tout début du 21eme siècle et a un rapport étroit avec la question des fosses communes et des charniers. Les proches des victimes républicaines (enfants, frères, etc.) mais aussi  les petits-enfants qui n’ont pas connu leurs grands-parents se sont mis à rechercher les dépouilles de leurs ancêtres fusillés et enterrés dans des fosses communes afin de leur donner une digne sépulture. Le processus a évidemment une dimension politique puisqu’il s’agit à travers l’identification des dépouilles de réhabiliter la mémoire des victimes républicaines.

Emilio Silva, dont nous présentons un extrait de l’ouvrage « Las Fosas de Franco », fut un acteur majeur du mouvement pour la récupération de la mémoire en Espagne. Sociologue et journaliste, alors âgé de 35 ans, il entreprend en 2000 une recherche pour retrouver la dépouille de son grand-père républicain, fusillé en octobre 1936. Son entreprise attire l’attention des médias (y compris internatonaux) et rejoint les préoccupations de  dizaines de milliers de familles de victimes de la guerre civile. C’est ainsi qu’en décembre 2000, est créée l’« Association pour la récupération de la mémoire historique » (ARMH), regroupant  les proches des victimes républicaines dans toute l’Espagne. Ce mouvement de la société civile participe à la réintégration progressive de la mémoire républicaine dans la mémoire de la Guerre Civile.

C’est cette histoire à la fois personnelle et collective que raconte Emilio Silva dans son livre « Las fosas de Franco » publié en 2003. L’extrait se situe au début du livre quand l’auteur réussit à localiser la fosse commune où repose son grand-père.


Les morts de la guerre avaient toujours été présents dans ma famille ; plus à cause du silence qui entourait leurs noms qu’à cause des histoires qui les concernaient. Le corps de mon grand-père n’avait jamais été retrouvé. Ma grand-mère  demanda l’aide des autorités politiques et religieuses mais ne reçut aucune réponse. Arsenio avait quelques pistes sur l’endroit où pourrait se trouver la tombe dans laquelle ils avaient été enterrés. Il me parlait d’une ville près de Ponferrada, sur l’ancienne route d’Orense. L’homme avec lequel nous avions convenu de discuter dans l’après-midi nous a appelé pour nous dire qu’un problème familial l’empêchait de se présenter à notre rendez-vous. Ce petit incident a changé le cours de ma visite et a entraîné un changement inattendu dans ma vie. Nous avons passé le reste de l’après-midi à tenter de localiser le lieu de sépulture de mon grand-père. Selon ce que croyait Arsenio, la tombe se trouvait à Villalibre de la Jurisdicción […] J’ai garé la voiture à côté d’un bar, où nous avons vu plusieurs hommes d’un âge avancé qui pourraient peut-être nous aider. Nous étions prêts à interroger le premier vieillard que l’on  croiserait.

C’est alors que le vieil homme nous expliqua la réalité : la guerre avait laissé beaucoup d’hommes dans le cimetière, mais il en était resté  beaucoup plus dans les fossés. Certains hommes nous dirent  qu’ils avaient une fosse de deux ou trois personnes dans leur jardin, et plusieurs se sont même proposés d’aller avec un petit tracteur pour les ouvrir, mais nous recherchions une fosse plus grande qui devait contenir treize ou quatorze corps. Nous savions que le camion qui emmenait mon grand-père transportait quinze prisonniers et qu’au moins un d’entre eux avait réussi à s’évader. Nous avons visité plusieurs cimetières clandestins dans les vergers et au bord des routes jusqu’au moment où nous sommes tombés sur  un homme qui se souvenait parfaitement du 16 octobre 1936. Il avait alors à peine douze ans et cette nuit-là, il s’était réveillé effrayé par le bruit de plusieurs coups de feu, et en compagnie de son frère, il avait couru jusqu’au lit de ses parents. L’homme nous a conduits jusqu’à la route et nous a montré un point à l’entrée d’un autre village, Priaranza del Bierzo, qui se trouvait à peine à trois cents mètres. « Juste avant d’arriver à la première maison, vous verrez un chemin sur la droite. Eh bien, ils les ont abattus directement dans la ferme qui se trouve entre les deux routes. Mes parents ne m’ont pas laissé partir, mais de nombreux enfants de l’école  y sont allés avec le maître d’école pour   voir comment comment on les enterrait. » Un villageois nous accompagna et tandis qu’il racontait à Arsenio des histoires qu’il connaissait sur d’autres exécutions, je marchais devant et ressentais une anxiété croissante devant l’éventualité de retrouver le corps de mon grand-père. Juste en arrivant au  sommet des deux routes, je vis un homme d’environ soixante-dix ans qui se promenait, les mains croisées derrière le dos. Je lui ai dit : « j’ai besoin de votre aide. » Il m’a répondu calmement : » Pour quoi? ». « Voilà, je cherche une fosse commune de la guerre civile où se trouvent les restes de mon grand-père, ainsi que ceux de treize autres personnes. » Alors l’homme décroisa les mains qu’il avait jointes derrière le dos, et montra du doigt le fossé, au sommet même des deux chemins, et dit : « ils sont là, sous ce noyer qui a repoussé ».

J’ai ressenti une immense émotion. Je me suis approché de l’arbre et j’ai posé mes mains sur le tronc, comme si je pouvais de cette facon communiquer avec ces hommes qui avaient été assassinés une nuit terrifiante, il y avait tant d’années. J’ai essayé d’imaginer ce qu’il y avait sous terre. La réaction d’Arsenio fut plus de colère que la mienne et il maudit les meurtriers qui avaient laissé ces pauvres hommes « allongés là, comme s’ils étaient des chiens ». Nous avons demandé au même voisin à qui appartenait la propriété. Il nous  dit que le propriétaire était décédé et il nous raconta que depuis le jour où ils avaient été enterrés, on avait arrêté de cultiver cette terre par respect pour les morts. J’ai supposé que, dans une région si proche de la Galice, la superstition était un facteur important dans la relation des habitants de ces villages avec les fosses communes. Ensuite, j’ai noté le nom et le prénom de l’héritier, et après être restés en silence quelques minutes, nous sommes partis.

Emilio Silva, Las fosas de Franco, Crónica de un desagravio, 2003
Traduction proposée par G. Legroux

Los muertos de la guerra siempre habían estado presentes en mi familia; más por el silencio que rodeaba sus nombres que por las historias acerca de ellos. El cuerpo de mi abuelo nunca había sido recuperado. Mi abuela buscó ayuda entre las autoridades políticas y religiosas pero no obtuvo respuesta. Arsenio tenía algunas pistas sobre dónde podía encontrarse la fosa en la que lo habían enterrado. Me hablaba de un pueblo cercano a Ponferrada, en la vieja carretera de Orense. El hombre con el que habíamos quedado para charlar por la tarde llamó para decir que un asunto familiar le impedía acudir a nuestra cita. Aquel pequeño incidente trastocó el rumbo de mi visita y supuso un cambio insospechado en mi vida. Dedicamos el resto de la tarde a tratar de localizar el lugar del enterramiento de mi abuelo. Según creía Arsenio, la fosa se encontraba en Villalibre de la Jurisdicción, un pueblo que, como dicen por allí, ni es villa, ni es libre, ni tiene jurisdicción. Cruzamos un puente sobre el río Sil y apareció ante nuestros ojos el cartel con aquel larguísimo nombre. Aparqué el coche junto a un bar, donde vimos a varios hombres de avanzada edad que quizás podrían ayudarnos. Estábamos dispuestos a preguntar al primer paisano mayor que se cruzara con nosotros. Fue entonces cuando el anciano aquel nos explicó la realidad: la guerra había dejado en el cementerio a muchos hombres, pero en las cunetas habían quedado muchos más. Algunos hombres nos dijeron que tenían en su huerto una fosa de dos o tres personas, e incluso varios se ofrecieron a ir con un pequeño tractor para abrirlas, pero nosotros buscábamos una fosa más grande que debía contener trece o ca torce cuerpos. Sabíamos que el camión que llevó a mi abuelo llevaba quince prisioneros y que por lo menos uno de ellos había logrado escapar. Visitamos varios cementerios clandestinos en huertos y cunetas hasta que dimos con un hombre que recordaba perfectamente el 16 de octubre de 1936. Tenía entonces apenas doce años y aquella noche se había despertado asustado por el ruido de varios disparos, y junto con su hermano había corrido a la cama de sus padres. El hombre nos acercó hasta la carretera y nos señaló un punto a la entrada de otro pueblo, Priaranza del Bierzo, que se encontraba a apenas trescientos metros de allí. «Justo antes de llegar a la primera casa verán a la derecha un desvío. Pues les dispararon justo en la finca que hay entre las dos carreteras. Mis padres no me dejaron ir, pero muchos niños de la escuela fueron con el maestro para ver cómo los enterraban.» Un paisano nos acompañó y mientras le contaba a Arsenio historias que conocía sobre otras ejecuciones, yo caminaba delante y sentía una creciente ansiedad ante la posibilidad de encontrar el cuerpo de mi abuelo. Justo al llegar al vértice de las dos carreteras vi a un hombre de unos setenta años que llegaba dando un paseo, con las manos cruzadas a la espalda. Le dije : “Tiene usted que ayudarme”. Él me respondió con tranquilidad : “¿A qué?”. “Verá, es que estoy buscando una fosa común de la Guerra Civil donde se encuentran los restos de mi abuelo, junto a los de otras trece personas.” Entonces el hombre descruzó las manos que llevaba entrelazadas a la espalda, y señaló hacia la cuneta, en el mismo vértice de las dos carreteras y dijo: « Ahí están, bajo esa nogal recrecida”

Sentí una emoción inmensa. Me acerqué al árbol y apoyé las manos sobre el tronco, como si de ese modo pudiera comunicarme con aquellos hombres que habían muerto asesinados una terrorífica noche, hacía ya tantos años. Traté de imaginar lo que había debajo de la tierra. La reacción de Arsenio fue más rabiosa que la mía y maldijo a los asesinos que habían dejado a esos pobres hombres “tirados ahí, como si fueran perros». Preguntamos al mismo vecino quién era el dueño de la finca. Nos dijo que el dueño había muerto y nos contó que desde el día en que los enterraron allí habían dejado de cultivar esa tierra por respeto a los muertos. Supuse que, en una zona tan cercana a Galicia, la superstición era un factor importante en la relación de los habitantes de aquellos pueblos con las fosas comunes. Después apunté el nombre y los apellidos del heredero, y tras permanecer unos minutos en silencio, nos fuimos.

Emilio Silva, Las fosas de Franco, Crónica de un desagravio, 2003

 

Pour aller plus loin sur le sujet :

El abismo del olvido – l’abîme de l’oubli

Asociación por la recuperación de la memoria histórica

Aulas con Memoria

El silencio de otros – documentaire de 2018 :