La guerre civile menée par Franco s’est accompagnée d’une répression contre les intellectuels et les artistes, dont l’assassinat de Federico García Lorca, en juillet 36, fut  l’événement emblématique. En 2019, dans son film « Lettre à Franco », Alejandro  Amenábar a lui aussi évoqué, à travers la figure du philosophe Unamuno, la fin d’une certaine Espagne de la pensée et de la libre expression.

Faits moins connus, l’Espagne a aussi été le  théâtre d’autodafés, c’est-à-dire de cérémonies publiques consistant à brûler les « mauvais livres » dont l’influence pernicieuse aurait conduit l’Espagne à la décadence et au chaos. Ces manifestations rituelles ont eu lieu dans de nombreuses villes tombées sous la coupe des franquistes, dès 1e début de la guerre civile, comme en témoigne  la photo ci-dessous prise à la Corogne, le 19 août 1936.

Le texte présenté est issu d’un article d’un journal favorable au nouveau régime dictatorial, paru le 2 mai 1939. À cette date, les franquistes occupent Madrid depuis un peu plus d’un mois seulement  et Franco a  proclamé la fin de la guerre civile dans son dernier communiqué de guerre,  daté du 1er avril 1939. L’article relate avec ferveur l’autodafé qui a eu lieu, dimanche 30 avril 1939, dans la cour de l’Université Centrale de Madrid.

L’Université Centrale de Madrid a été pendant 3 ans un endroit  hautement symbolique du combat  des Républicains espagnols. La cérémonie revêt donc une importance particulière pour les vainqueurs : il s’agit à la fois d’occuper un haut lieu de la pensée et d’imposer dans celui-ci un nouveau cours, en éliminant, par le feu,  toutes les idées non conformes dans la nouvelle Espagne.

Cet autodafé se situe à la confluence de deux courants idéologiques : celui traditionnel de l’Inquisition espagnole et celui qui rattache le premier franquisme aux idéologies fasciste et nazie des années 30. On remarquera que le maître de cérémonie, Antonio Luna, est lui-même un intellectuel et un professeur d’université, ce qui est loin d’être un cas isolé dans ce genre de situation. Comme s’il suffisait de brûler les oeuvres de ses concurrents, morts ou vivants, pour devenir un maître à penser …


Autodafé à l’Université Centrale

Les ennemis de l’Espagne ont été condamnés au feu.

L’Union universitaire espagnole a célébré dimanche [30 avril 1939] la Fête du livre par un autodafé symbolique et exemplaire. Dans le vieux  jardin de l’Université centrale [de Madrid] – un jardin désolé et rendu stérile par l’incurie et la barbarie de trois années d’opprobre  et de saleté – on a  érigé une humble tribune, protégée par deux grands drapeaux de la victoire. Devant elle, sur la terre sèche et dure, une pile de livres bêtes et empoisonnés […] Et autour de cette pourriture, face aux drapeaux et à la sage parole des dignitaires,  les milices universitaires se formèrent entre des groupes de jeunes filles. dont les visages et les mantilles allumaient une douce fleur de beauté et de sympathie dans cet ensemble viril et austère. […]

Le professeur de droit, Antonio Luna, a déclaré dans son discours :

Pour construire une Espagne une, grande et libre, sont condamnés au feu les livres séparatistes, les libéraux, les marxistes, ceux de la légende noire, les anticatholiques, ceux du romantisme maladif, les pessimistes, les pornographiques, ceux d’un modernisme extravagant, les snobs, les lâches, les pseudoscientifiques, les mauvais textes et les journaux vulgaires. Et nous incluons dans notre index Sabino Arana, Jean-Jacques  Rousseau, Karl  Marx, Voltaire, Lamartine, Maxime Gorki, [Erich Maria] Remarque, Freud et l’Heraldo de Madrid.

Le feu a été allumé sur la pile de papiers sales, et  tandis que les flammes montaient vers le ciel dans un crépitement  joyeux et purificateur, la jeunesse universitaire, le bras levé, entonna  avec ardeur et courage l’hymne «Cara al sol1 ».

« Auto de fe à l’Université Centrale » paru dans Ya, 2 mai 1939, extrait p. 2.

1 : Cara al sol est l’hymne du parti se réclamant du fascisme, la Falange Española. Il devint l’un des hymnes officiels pendant la dictature franquiste. De nos jours, il est parfois entonné lors de manifestations de nostlgiques du franquisme.

Traduction proposée par Gilles Legroux


Auto de fe en la Universidad Central

Los enemigos de España fueron condenados al fuego.

El Sindicato Español Universitario celebró el domingo la Fiesta del Libro con un simbólico y ejemplar auto de fe. En el viejo huerto de la Universidad Central –huerto desolado y yermo por la incuria y la barbarie de tres años de oprobio y suciedad– se alzó una humilde tribuna, custodiada por dos grandes banderas victoriosas. Frente a ella, sobre la tierra reseca y áspera, un montón de libros torpes y envenenados […] Y en torno a aquella podredumbre, cara a las banderas y a la palabra sabia de las Jerarquías, formaron las milicias universitarias, entre grupos de muchachas cuyos rostros y mantillas prendían en el conjunto viril y austero una suave flor de belleza y simpatía. […]

El catedrático de Derecho, Antonio Luna, en su disertación afirmó: Para edificar a España una, grande y libre, condenados al fuego los libros separatistas, los liberales, los marxistas, los de la leyenda negra, los anticatólicos, los del romanticismo enfermizo, los pesimistas, los pornográficos, los de un modernismo extravagante, los cursis, los cobardes, los seudocientíficos, los textos malos y los periódicos chabacanos. E incluimos en nuestro índice a Sabino Arana, Juan Jacobo Rousseau, Carlos Marx, Voltaire, Lamartine, Máximo Gorki, Remarque, Freud y al Heraldo de Madrid.

Prendido el fuego al sucio montón de papeles, mientras las llamas subían al cielo con alegre y purificador chisporroteo, la juventud universitaria, brazo en alto, cantó con ardimiento y valentía el himno “Cara al sol”.

«Auto de fe en la Universidad Central» en Ya, 2 de mayo de 1939, p. 2.

 

Pour aller plus loin :

Ana Martínez Rus, La persecución del libro. Hogueras, infiernos y buenas lecturas (1936-1951) , ediciones Trea, 2014, 224 pages 

Y ici