Pendant la seconde République espagnole (1931-1936), la condition féminine et les droits des femmes ont été l’objet de nombreux débats politiques et sociétaux. Dans un pays où l’influence de l’Eglise catholique était pesante, les femmes espagnoles obtinrent de nouveaux droits, en particulier le droit de vote reconnu par la constitution de 1931.
Les femmes se réclamant de l’anarcho-syndicalisme participèrent très activement aux luttes des femmes pour leurs droits et elles occupèrent ainsi une place centrale dans le féminisme espagnol des années 30. Le texte présenté ici en témoigne.
Ce texte est l’éditorial, en forme de manifeste, publié dans le premier numéro de Mujeres Libres, une revue anarcho-féministe créée en mai 1936. Mujeres Libres a la particularité d’être exclusivement rédigée par des femmes, à l’exception des illustrations. Organe d’information et de réflexion sur la condition féminine, Mujeres Libres a l’ambition de « canaliser l’action sociale des femmes, en leur donnant une nouvelle vision des choses ».
Dans l’optique d’une transformation révolutionnaire de la société, il s’agit de donner aux femmes toute leur place, puisque « dans la femme l’humanité a sa réserve suprême, une valeur inédite capable de changer, par loi de sa propre nature, tout le panorama du monde. »
13 numéros de Mujeres Libres ont été publiés en Espagne, entre mai 1936 et novembre 1938. À partir du quatrième numéro et le début de la guerre civile, la tonalité de la revue féministe change : priorité est donnée à la mobilisation des femmes contre le camp national. La victoire de Franco entraîne la disparition de la revue et représente surtout un coup d’arrêt brutal pour le féminisme espagnol, avec le retour d’un ordre moral patriarcal rétrograde.
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Sans prétendre être infaillibles, nous sommes certaines d’arriver au moment opportun. Hier aurait été trop tôt : demain, peut-être, trop tard.
Nous voici donc, au milieu de notre époque, prêtes à suivre le chemin que nous nous sommes tracé jusqu’à ses conséquences ultimes ; canaliser l’action sociale des femmes, en leur donnant une nouvelle vision des choses, en évitant que leur sensibilité et leur cerveau ne soient contaminés par les erreurs masculines. Et par erreurs masculines, nous entendons tous les concepts actuels de relation et de coexistence ; erreurs masculines, parce que nous rejetons énergiquement toute responsabilité dans le développement historique, dont la femme n’a jamais été des actrice, mais seulement un témoin obligé et sans défense.
Il ne s’agit d’une récrimination envers personne ; Si nous sommes blessées par toute l’ignominie passée dans laquelle nous avons été plongées, nous n’osons cependant pas penser qu’il aurait pu en être autrement ; Nous savons que l’humanité avance au prix de sa propre douleur et nous ne cherchons pas à nous remémorer le passé, mais plutôt à forger le présent et à affronter l’avenir, avec la certitude que dans la femme l’humanité a sa réserve suprême, une valeur inédite capable de changer, par loi de sa propre nature, tout le panorama du monde.
Résurrection du féminisme ? Bah ! Le féminisme a été tué par la guerre, en donnant aux femmes plus que ce qu’elles demandaient, en les soumettant brutalement à la substitution forcée des hommes. Le féminisme qui cherchait son expression en dehors du féminin, en essayant d’assimiler des vertus et des valeurs qui lui étaient étrangères, ne nous intéresse pas ; C’est un autre féminisme, plus substantiel, de l’intérieur vers l’extérieur, expression d’une « manière, d’une nature, d’un complexe différent par rapport au complexe, à l’expression et à la nature masculins ».
Déclaration de guerre, peut-être ? Non, non. Interpénétration des intérêts, fusion des désirs, soif de cordialité dans la recherche d’un destin commun. Désir d’apporter à la vie le sentiment d’équilibre qui lui manque, et d’où viennent tous ses maux.
Mais cela va bien au-delà du féminisme. Féminisme et masculinisme sont deux termes d’une même proportion : il y a quelques années, un journaliste français, Léopoldo Lacour, a trouvé l’expression exacte : l’humanisme intégral.
En raison du manque d’intégrité et, par conséquent, du manque d’équilibre, la civilisation menace de s’effondrer. Pour se reproduire, l’espèce a besoin de deux éléments, masculin et féminin ; La société est le milieu dans lequel l’espèce se développe, et si les éléments mentionnés ci-dessus ne sont pas également présents dans la création de ce milieu, il est inévitable qu’il se produise dans l’être moral un dangereux déséquilibre, pouvant conduire à la ruine l’ensemble de l’ humanité.
C’est à cette terrible croisée des chemins que nous nous trouvons aujourd’hui. Les excès d’audace, de grossièreté, d’inflexibilité, les vertus masculines, ont donné à la vie cette direction féroce par laquelle les uns se nourrissent de la misère et de la faim des autres ; L’humanité s’est développée dans une direction unilatérale et en voici la conséquence. L’absence de la femme dans l’Histoire a conduit à un manque de compréhension, de considération et d’affection, qui constituent ses vertus, et avec lesquelles le monde aurait trouvé la stabilité qui lui manque.
En ces moments décisifs pour l’Histoire, il est nécessaire de reprendre le chemin, de rectifier les erreurs, de renverser les concepts […]
C’est pourquoi MUJERES LIBRES est née ; Il veut, dans cet air chargé de perplexités, faire entendre une voix sincère, ferme et désintéressée : celle de la femme ; mais une voix qui lui soit propre, la sienne, celle qui naît de sa nature intime; celle qui n’est ni suggérée ni apprise dans les chœurs des théoriciens ; Pour cela, il tentera d’éviter que la femme qui a été soumise hier à la tyrannie de la religion ne tombe, en ouvrant les yeux sur la vie pleine, sous une autre tyrannie, non moins raffinée et encore plus brutale, qui déjà l’avidité et la cupidité comme un instrument de ses ambitions : la politique.
La politique se veut l’art de gouverner les gens. C’est peut-être dans le domaine de définitions abstraites ; mais en réalité, dans cette réalité dont nous souffrons dans notre chair, la politique est la pourriture qui ronge le monde. La politique, c’est comme dire le pouvoir, et là où il y a le pouvoir, il y a l’esclavage, qui est détente et misère morale.
MUJERES LIBRES se déclare pour une vie libre et digne, où chaque homme – nous utilisons ce mot dans un sens générique – puisse être maître de lui-même.
MUJERES LIBRES affirme que pour découvrir de nouveaux horizons, il faut découvrir de hauteurs. La politique nous répugne parce qu’elle ne s’occupe pas des problèmes humains, mais d’intérêts de secte ou de classe. Les intérêts des peuples ne sont jamais les intérêts de la politique. C’est cela l’incubateur permanent de la guerre. La politique porte toujours, toujours, dans ses entrailles, le germe de l’impérialisme. […]
MUJERES LIBRES recherche la ligne infinie et libre de l’action directe et libre des foules et des individus. Une nouvelle vie doit être construite à travers de nouvelles procédés. Nous sommes certaines que des milliers de femmes reconnaîtront ici leur propre voix, et bientôt nous aurons avec nous toute une jeunesse féminine désorientée qui s’agite dans les usines, les champs et les universités, cherchant activement un moyen de canaliser ses préoccupations en formes d’action.
Mujeres libres, Madrid, n°1, mai 1936, éditorial, extraits
Traduction proposée par Gilles Legroux
Version originale intégrale en espagnol
Sin que pretendamos ser infalibles, tenemos la certeza de llegar en el momento oportuno. Ayer hubiera sido demasiado pronto: mañana, tal vez, sobrado tarde.
Henos, pues, aquí, en plena hora nuestra, dispuestas a seguir hasta sus consecuencias últimas el camino que nos hemos trazado; encauzar la acción social de la mujer, dándola una visión nueva de las cosas, evitando que su sensibilidad y su cerebro se contaminen de los errores masculinos. Y entendemos por errores masculinos todos los conceptos actuales de relación y convivencia; errores masculinos, porque rechazamos enérgicamente toda responsabilidad en el devenir histórico, en el que la mujer no ha sido nunca actora, sino testigo obligado e inerme.
No encierra esto una recriminación para nadie; si nos duele todo el pasado de ignominia en que se nos tuvo hundidas, no nos atrevemos a pensar, sin embargo, que pudo ser de otra manera; sabemos que la Humanidad va haciendo su camino a costa del propio dolor y no nos interesa rememorar el pasado, sino forjar el presente y afrontar el porvenir, con la certidumbre de que en la mujer tiene la Humanidad su reserva suprema, un valor inédito capaz de variar, por ley de su propia naturaleza, todo el panorama del mundo.
Resurrección del feminismo? ¡Bah! El feminismo lo mató la guerra dando a la mujer más de lo que pedía al arrojarla brutalmente a una forzada sustitución masculina. Feminismo que buscaba su expresión fuera de lo femenino, tratando de asimilarse virtudes y valores extraños no nos interesa; es otro feminismo, más sustantivo, de dentro a afuera, expresión de un «modo, de una natura- leza, de un complejo diverso frente al complejo y la expresión y la naturaleza masculinos.
¿Declaración de guerra, acaso? No, no. Compenetración de intereses, fusión de ansiedades, afán de cordialidad a la búsqueda del destino común. Deseo de aportar a la vida el sentido de equilibrio que le falta, y de donde provienen todos sus males.
Pero esto es ya más que feminismo. Feminismo y masculinismo son dos términos de una sola pro- porción: hace algunos años un periodista francés. Leopoldo Lacour, halló la expresión exacts: hu manismo integral.
Por falta de integridad y, consecuentemente, por falta de equilibrio, amenaza hundirse la civili- zación. La especie para reproducirse necesita de dos elementos, masculino y femenino; la sociedad es el medio en que la especie se desenvuelve, y si en la creación de este medio no concurren por igual los elementos antedichos, es inevitable que se produzca en el sér moral un desequilibrio peligroso, que puede llevar por caminos de ruina a la Humanidad entera.
He aquí la terrible encrucijada en que nos hallamos ahora. Exceso de audacia, de rudeza, de inflexibilidad, virtudes masculinas, han dado a la vida este sentido feroz por el que los unos se alimentan de la miseria y el hambre de los otros; in Humanidad se ha desenvuelto en dirección unilateral y esa es la consecuencia. La ausencia de la mujer en la Historia ha acarreado la falta de comprensión, de ponderación y afectividad, que son sus virtudes, y en cuyo contrapeso el mundo hubiera encontrado la estabilidad de que carece.
Momentos decisivos éstos para la Historia, es preciso reemprender el camino, rectificar errores, subvertir conceptos y, sobre todo, dar a cada cosa, a cada hecho, a cada manifestación humana, el valor que tiene por sí misma y por la intención que la produce, desligada de circunstancias o accidentes modificativos: y nadie, absolutamente nadie, puede encogerse de hombros y permanecer ajeno a esa imponente tarea de gestación.
Por esto nace MUJERES LIBRES; quiere, en este aire cargado de perplejidades, hacer oír una voz sincera, firme y desinteresada: la de la mujer; pero una voz propia, la suya, la que nace de su naturaleza intima; la no sugerida ni aprendida en los coros de teorizantes; para ello tratará de evi- tar que la mujer sometida ayer a la tiranía de la religión caiga, al abrir los ojos a vida plena, bajo otra tiranía, no menos refinada y aun más brutal, que ya la cerca y la codicia para instrumento de sus ambiciones: la política.
La política pretende ser el arte de gobernar a los pueblos. Acaso sea esto en el terreno de las definiciones abstractas; pero en la realidad, en esa realidad que sufrimos en nuestra carne, la política es la podredumbre que corroe el mundo. Política es como decir poder, y donde hay poder hay esclavitud, que es relajamiento y miseria moral.
MUJERES LIBRES se declara por una vida libre y digna, donde cada hombre – empleamos esta palabra en sentido genérico – pueda ser el señor de sí mismo.
MUJERES LIBRES afirma que para descubrir nuevos horizontes es preciso descubrir atalayas nuevas. Nos repugna la política, porque no entiende de problemas humanos, sino de intereses de secta o de clase. Los intereses de los pueblos no son nunca los intereses de la política. Esta es la incubadora permanente de la guerra. La política lleva siempre, siempre, en sus entrañas el germen del imperialismo. En la política no hay rectas. Podría representarse por el cero mordiéndose eternamente la cola.
MUJERES LIBRES busca la recta infinita de la acción directa y libre de las multitudes y de los individuos. Hay que edificar la vida nueva por procedimientos nuevos. Estamos ciertas que miles de mujeres reconocerán aquí su propia voz, y pronto tendremos junto a nosotras toda una juventud femenina que se agita desorientada en fábricas, campos y universidades, buscando afanosamente la manera de encauzar en fórmulas de acción sus inquietudes.
Mujeres Libres, Madrid, n°1, mayo de 1936, editorial