Le Libertaire ou « le journal des anarchistes » est un hebdomadaire lancé en France en 1895 par Louise Michel et le militant Sébastien Faure. Il devient l’un des principaux titres de la presse anarchiste de France. Il accueille de nombreuses plumes masculines et féminines dont les positions et les revendications ne font pas forcément l’unanimité à l’époque, comme les questions de l’avortement et de la contraception défendues par Nelly Roussel ou Madeleine Pelletier.
Mais des hommes s’engagent aussi sur la question comme le caricaturiste Jossot qui réalise en 1904 une série de dessins consacrés à la question et qui sont publiés dans l’Assiette au beurre. En 1913, un certain José Landès publie un article dénonçant le projet de loi du Sénat visant à renforcer l’article 317 du Code pénal et à criminaliser davantage l’avortement ainsi que la diffusion des moyens de contraception. En effet, le projet de loi porté à cette époque stipule à l’article 5 que : « seront passibles des peines prévues à l’article 4 la description et la vulgarisation des procédés anticonceptionnels entreprises par les moyens spécifiés audit article« .
En ce moment, le Sénat discute une proposition sur la dépopulation. Ce titre anodin cache de nouvelles pénalités contre les personnes coupables de manœuvres abortives et contre les femmes qui auront pratiqué l’avortement. Le nouveau projet de loi comporte un emprisonnement de un à cinq ans et une amende de 500 à 1000 Fr. pour les coupables.
Actuellement, l’avortement constitue un crime et relève de la cour d’assises ; or Me Besnard, sénateur de l’Yonne, a proposé, en présence a-t-il dit, de nombreux acquittements du jury, de correctionnalisé l’avortement afin d’assurer une répression plus sévère et de le faire passer dans la classe des délits. De plus, l’article cinq de la nouvelle loi vise particulièrement la propagande néo-malthusienne.
Bien des fois nous avons dit, dans le Libertaire, ce que nous pensions de l’avortement : c’est un acte dangereux pour la femme, qui, souvent, et pour elle une source de maladies, de lésions, quelquefois très graves, des organes sexuels et qui même, s’il n’est point accompli par un médecin ou une sage-femme expérimentée, peut entraîner la mort par suite de péritonites aiguës.
Mais est-ce par des lois, des pénalités excessives et rigoureuses qu’on enrayera le chiffre toujours croissant des avortements !
Quelle est la véritable faiseuse d’anges ?
Là est la question. Est-il besoin de la poser ?
Ne savons-nous pas que la femme n’emploie ce moyen suprême pour se débarrasser du fruit d’un moment d’oubli, que quand la peur du déshonneur ou de la misère l’affole. Dans son rapport, Monsieur Besnard dit que pour 700 000 enfants qui naissent annuellement en France, il y a 500 000 avortements. Monsieur Paul Strauss, président de la commission sénatoriale pour le nouveau projet de loi déclare même que, d’après les chiffres des avortements traités dans les maternités, leur nombre serait, dans certains cas, supérieur aux chiffres des naissances.
N’est-on pas effrayé en pensant que chaque année, il y a en France 500 000 malheureuses qui risquent la prison, les travaux forcés si elles sont découvertes, et, en tout cas leur santé et leur vie pour ne pas mettre au monde un petit malheureux, un paria de plus.
Et, fait déconcertant pour qui ignore la mentalité des représentants de la nation, c’est, au moment où ils font une telle constatation qu’ils demandent des pénalités sévères pour ceux ou celles qui auront enseigné, donner des moyens d’éviter une procréation regardée comme une calamité par les ménages ouvriers.
Quelle dérision !
Et le jour même où le Sénat commençait la discussion de cette loi contre le néo-malthusianisme, la femme d’un pauvre malheureux ouvrier agricole se pendait, désespérée d’être enceinte d’un sixième enfant, alors qu’elle ne pouvait déjà assumer l’existence aux cinq premiers. Quelle terrible réponse aux séniles vieillards du Luxembourg, partisans de la repopulation à outrance, de la procréation quand même, malgré tout.
Femmes du peuple, faites de nombreux enfants, qu’importe la misère, les longues journées d’hiver sans feu, les jours sans pain, si vos pauvres épaules ployent sous le faix d’être comme Emma Caron comme à Coix vous pourrez prendre une corde qui vous délivrera de la peur de maternités futures.
Femmes vous n’aurez bientôt plus le droit d’éviter des grossesses répétées qui feront de vous de pauvres créatures flétries, vieillies, usées avant l’âge. Vous n’aurez plus le droit de vous servir de moyens anticonceptionnels. La Loi est contre vous ! C’est la Loi de l’Homme, la Loi du plus fort, –La Fontaine l’a dit, c’est toujours la meilleure -, tant pis pour vous si vous êtes faibles ; vous devez vous courber aux caprices du mâle en rut.
Il peut, selon son bon plaisir, vous engrosser ou pratiquer le retrait, il en a le droit. Mais vous, femmes sachez-le, votre corps ne vous appartient pas, vous ne devrez pas, après cette loi inique, employer un moyen pour empêcher votre fécondation.
Pendant les quatre séances où ils se sont occupés si paternellement des enfants… à venir, les sénateurs ont prononcé bien des fois le mot crime. Il en est un, monstrueux, qui se prépare et qui sera la source de beaucoup d’avortements et d’infanticides, c’est le vote de cette loi contre la propagande néo-malthusienne.
Qu’on ne s’y trompe pas, le jour où les femmes ne pourront plus employer les moyens anticonceptionnels, elles n’hésiteront pas devant l’avortement meurtrier, mais alors elles le pratiqueront elle-même, sans précaution, sans soins hygiéniques, sans l’asepsie si nécessaire, la terrible et mortelle aiguille à tricoter qui perfore le péritoine, cette aiguille rouillée, sale, véhicules de microbes et de mort entrera en jeu et si des complications surviennent, la peur de la prison, du déshonneur, la justice, empêchera les malheureuses d’avouer aux médecins la cause de leur mal. Et alors des milliers et des milliers de vies humaines seront fauchées.
Et les cimetières seront trop petits pour contenir les restes des innombrables victimes de nos pères la pudeur, vertueux vieillards qui nous font penser à ceux qui contemplaient la chaste Suzanne.
José Landès « le sénat et l’avortement », article issu du journal Le Libertaire, 14 février 1913, page 2