Margaret Eleanor Atwood est née à Ottawa en 1939. Auteure d’une quarantaine de livres – fiction, poésie et essais critiques -, elle est actuellement l’une des plus grandes romancières contemporaines.

Elle autopublie son premier recueil de poésie, Double Persephone, chez Hawkshead Press en 1961. Tout en continuant à publier des poésies, elle publie son premier roman, The Edible Woman (La Femme comestible) en 1969. Dans les années 1970, ses  romans ont pour thème l’identité et et le genre, en lien avec la politique et l’identité nationale : Surfacing (Faire surface) en 1972 ; Lady Oracle en 1976 et Life Before Man (La Vie avant l’homme) en 1979. C’est en 1985 qu’elle publie sa première dystopie qui la fait connaître dans le monde entier The Handmaid’s Tale (la servante écarlate). Elle est adaptée une première fois au cinéma par le réalisateur allemand Volker Schlöndorff en 1990 et en série télévisée en 2017, avec Elizabeth Moss et Yvonne Strahovski dans les rôles principaux. En 2019, Margaret Atwood publie une suite à la servante écarlate intitulée Les testaments alors qu’en parallèle les États-Unis voient se multiplier les débats remettant en question le droit à l’avortement.

Au début du mois de mai 2022, un document interne à la Cour suprême des États-Unis fuite dans la presse. Rédigé en février par le juge conservateur Samuel Alito, il prévoit d’annuler l’arrêt Roe Versus Wade qui protège le droit des femmes à avorter aux États-Unis depuis 1973. C’est dans ce contexte que Margaret Atwood publie cette tribune défendant le droit à l’avortement, publiée sur le site de The Atlantic le 13 mai et dont voici une traduction.


 

Au début des années 1980, je m’étais embarquée dans l’écriture d’un roman qui explorait un avenir dans lequel les États-Unis s’étaient désunis. Une partie de celle-ci s’était transformée en une dictature théocratique basée sur les principes religieux et la jurisprudence puritains de la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle. J’ai situé ce roman dans et autour de l’Université de Harvard – une institution qui, dans les années 1980, était réputée pour son libéralisme, mais qui avait commencé trois siècles plus tôt principalement en tant que collège de formation pour le clergé puritain.

Dans la théocratie fictive de Galaad, les femmes n’avaient quasiment aucun droit, comme dans la Nouvelle-Angleterre au XVIIe siècle. Les textes bibliques avaient été triés sur le volet, les passages retenus étaient soumis à une interprétation littérale. Dans la Genèse – en particulier dans la famille de Jacob –, les épouses des patriarches disposaient de femmes réduites en esclavage, appelées “servantes”. Ces épouses pouvaient dire à leur mari d’avoir des enfants avec les servantes, puis elles les déclaraient comme étant les leurs.

J’ai fini par mettre un point final à ce roman, que j’ai intitulé La Servante écarlate, mais j’ai plusieurs fois suspendu son écriture car je trouvais le propos trop invraisemblable. Que je suis bête! Les dictatures théocratiques ne sont pas cantonnées au temps jadis : il en existe un certain nombre aujourd’hui sur terre. Qu’est-ce qui empêchera les États-Unis de devenir l’une d’entre elles ? 

Par exemple : nous sommes maintenant au milieu de 2022, et on vient de nous montrer une opinion divulguée de la Cour suprême des États-Unis qui renverserait la loi établie de 50 ans au motif que l’avortement n’est pas mentionné dans la Constitution, et n’est pas « profondément enraciné » dans notre « histoire et tradition ». C’est assez vrai. La Constitution n’a rien à dire sur la santé reproductive des femmes. Mais le document original ne mentionne pas du tout les femmes.

Les femmes ont été délibérément exclues du droit de vote. Bien que l’un des slogans de la guerre d’indépendance de 1776 ait été «Pas de taxation sans représentation», et que le gouvernement par consentement des gouvernés ait également été considéré comme une bonne chose, les femmes ne devaient pas être représentées ou gouvernées par leur propre consentement – seulement par procuration, par l’intermédiaire de leurs pères ou maris. Les femmes ne pouvaient ni consentir ni refuser leur consentement, car elles ne pouvaient pas voter. Cette situation a perduré jusqu’en 1920, lorsque le dix-neuvième amendement a été ratifié, amendement auquel beaucoup se sont fermement opposés comme étant contraire à la Constitution d’origine. Là encore, ce n’était pas faux.

Les femmes étaient des non-personnes dans la loi américaine depuis bien plus longtemps qu’elles n’étaient des personnes. Si nous commençons à renverser la loi établie en utilisant les justifications du juge Samuel Alito, pourquoi ne pas abroger le vote des femmes ?

Les droits reproductifs ont été au centre des récents conflits, mais un seul côté de la médaille était visible : le droit de s’abstenir d’accoucher. Le revers de la médaille est le pouvoir de l’État de vous empêcher de vous reproduire. La décision Buck c. Bell de 1927 de la Cour suprême a statué que l’État pouvait stériliser des personnes sans leur consentement. Bien que la décision ait été annulée par des affaires ultérieures et que les lois des États autorisant la stérilisation à grande échelle aient été abrogées, Buck c. Bell est toujours dans les livres. Ce type de pensée eugéniste était autrefois considérée comme « progressiste » et quelque 70 000 stérilisations – d’hommes et de femmes, mais surtout de femmes – ont eu lieu aux États-Unis. Ainsi, une tradition « profondément enracinée » veut que les organes reproducteurs des femmes n’appartiennent pas aux femmes qui les possèdent. Ils n’appartiennent qu’à l’État.

Attendez, vous dites : il ne s’agit pas des organes ; il s’agit des bébés. Ce qui soulève quelques questions. Un gland est-il un chêne ? Un œuf de poule est-il une poule ? Quand un œuf humain fécondé devient-il un être humain ou une personne à part entière ? « Nos » traditions – disons celles des anciens Grecs, des Romains, des premiers Chrétiens – ont hésité à ce sujet. À la « conception » ? Au « battement de cœur » ? Aux premiers mouvements? » La ligne dure des militants anti-avortement d’aujourd’hui est à la « conception », qui est désormais censée être le moment où un groupe de cellules devient « animé ». Mais tout jugement de ce genre dépend d’une croyance religieuse, à savoir la croyance aux âmes. Tout le monde ne partage pas une telle croyance. Mais tous, semble-t-il, risquent désormais d’être soumis à des lois formulées par ceux qui le font. Ce qui est un péché dans un certain ensemble de croyances religieuses doit devenir un crime pour tous.

Regardons le premier amendement. Il se lit comme suit : « Le Congrès ne fera aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant le libre exercice de celle-ci ; ou restreignant la liberté d’expression ou de la presse ; ou le droit du peuple de se réunir pacifiquement et de demander au gouvernement la réparation de ses griefs. Les rédacteurs de la Constitution, conscients des guerres de religion meurtrières qui déchiraient l’Europe depuis la montée du protestantisme, ont voulu éviter ce piège mortel. Il ne devait pas y avoir de religion d’État. De même, personne ne devait être empêché par l’État de pratiquer la religion qu’il avait choisie.

Cela devrait être simple : si vous croyez en « l’âme » à la conception, vous ne devriez pas vous faire avorter, car le faire est un péché au sein de votre religion. Si vous ne le croyez pas, vous ne devriez pas, en vertu de la Constitution, être lié par les croyances religieuses d’autrui. Mais si l’opinion d’Alito devenait la loi nouvellement établie, les États-Unis semblent être sur la bonne voie pour établir une religion d’État. Le Massachusetts avait une religion officielle au XVIIème siècle. Conformément à cela, les Puritains ont pendu les Quakers.

L’opinion d’Alito prétend être basée sur la Constitution américaine. Mais il s’appuie sur la jurisprudence anglaise du XVIIème siècle, une époque où la croyance en la sorcellerie provoquait la mort de nombreux innocents. Les procès en sorcellerie de Salem étaient des procès – ils avaient des juges et des jurys – mais ils acceptaient des «preuves spectrales», dans la conviction qu’une sorcière pouvait envoyer son double, ou son spectre, dans le monde pour faire du mal. Ainsi, si vous dormiez profondément dans votre lit, avec de nombreux témoins, mais que quelqu’un rapportait que vous faisiez soi-disant des choses sinistres à une vache à plusieurs kilomètres de là, vous étiez coupable de sorcellerie. Vous n’aviez aucun moyen de prouver le contraire.

De même, il sera très difficile de réfuter une fausse accusation d’avortement. Le simple fait d’une fausse couche ou d’une réclamation d’un ancien partenaire mécontent vous fera facilement passer pour un meurtrier. Les accusations de vengeance et de méchanceté proliféreront, tout comme les inculpations pour sorcellerie il y a 500 ans.

Si le juge Alito veut que vous soyez gouverné par les lois du XVIIème siècle, vous devriez regarder de près ce siècle. Est-ce à cette époque que vous voulez vivre ?

 

Texte d’origine en anglais :

In the early years of the 1980s, I was fooling around with a novel that explored a future in which the United States had become disunited. Part of it had turned into a theocratic dictatorship based on 17th-century New England Puritan religious tenets and jurisprudence. I set this novel in and around Harvard University—an institution that in the 1980s was renowned for its liberalism, but that had begun three centuries earlier chiefly as a training college for Puritan clergy.

In the fictional theocracy of Gilead, women had very few rights, as in 17th-century New England. The Bible was cherry-picked, with the cherries being interpreted literally. Based on the reproductive arrangements in Genesis—specifically, those of the family of Jacob—the wives of high-ranking patriarchs could have female slaves, or “handmaids,” and those wives could tell their husbands to have children by the handmaids and then claim the children as theirs.

Although I eventually completed this novel and called itThe Handmaid’s Tale, I stopped writing it several times, because I considered it too far-fetched. Silly me. Theocratic dictatorships do not lie only in the distant past: There are a number of them on the planet today. What is to prevent the United States from becoming one of them?

For instance: It is now the middle of 2022, and we have just been shown a leaked opinion of the Supreme Court of the United States that would overthrow settled law of 50 years on the grounds that abortion is not mentioned in the Constitution, and is not “deeply rooted” in our “history and tradition.” True enough. The Constitution has nothing to say about women’s reproductive health. But the original document does not mention women at all.

Women were deliberately excluded from the franchise. Although one of the slogans of the Revolutionary War of 1776 was “No taxation without representation,” and government by consent of the governed was also held to be a good thing, women were not to be represented or governed by their own consent—only by proxy, through their fathers or husbands. Women could neither consent nor withhold consent, because they could not vote. That remained the case until 1920, when the Nineteenth Amendment was ratified, an amendment that many strongly opposed as being against the original Constitution. As it was.

Women were nonpersons in U.S. law for a lot longer than they have been persons. If we start overthrowing settled law using Justice Samuel Alito’s justifications, why not repeal votes for women?

Reproductive rights have been the focus of the recent fracas, but only one side of the coin has been visible: the right to abstain from giving birth. The other side of that coin is the power of the state to prevent you from reproducing. The Supreme Court’s 1927Buck v. Belldecision held that the state may sterilize people without their consent. Although the decision was nullified by subsequent cases, and state laws that permitted large-scale sterilization have been repealed,Buck v. Bellis still on the books. This kind of eugenicist thinking was once regarded as “progressive,” and some 70,000 sterilizations—of both males and females, but mostly of females—took place in the United States. Thus a “deeply rooted” tradition is that women’s reproductive organs do not belong to the women who possess them. They belong only to the state.

Wait, you say: It’s not about the organs ; it’s about the babies. Which raises some questions. Is an acorn an oak tree? Is a hen’s egg a chicken? When does a fertilized human egg become a full human being or person? “Our” traditions—let’s say those of the ancient Greeks, the Romans, the early Christians—have vacillated on this subject. At “conception”? At “heartbeat”? At “quickening?” The hard line of today’s anti-abortion activists is at “conception,” which is now supposed to be the moment at which a cluster of cells becomes “ensouled.” But any such judgment depends on a religious belief—namely, the belief in souls. Not everyone shares such a belief. But all, it appears, now risk being subjected to laws formulated by those who do. That which is a sin within a certain set of religious beliefs is to be made a crime for all.

Let’s look at the First Amendment. It reads: “Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances.” The writers of the Constitution, being well aware of the murderous religious wars that had torn Europe apart ever since the rise of Protestantism, wished to avoid that particular death trap. There was to be no state religion. Nor was anyone to be prevented by the state from practicing his or her chosen religion.

It ought to be simple: If you believe in “ensoulment” at conception, you should not get an abortion, because to do so is a sin within your religion. If you do not so believe, you should not—under the Constitution—be bound by the religious beliefs of others. But should the Alito opinion become the newly settled law, the United States looks to be well on the way to establishing a state religion. Massachusetts had an official religion in the 17th century. In adherence to it, the Puritans hanged Quakers.

The Alito opinion purports to be based on America’s Constitution. But it relies on English jurisprudence from the 17th century, a time when a belief in witchcraft caused the death of many innocent people. The Salem witchcraft trials were trials—they had judges and juries—but they accepted “spectral evidence,” in the belief that a witch could send her double, or specter, out into the world to do mischief. Thus, if you were sound asleep in bed, with many witnesses, but someone reported you supposedly doing sinister things to a cow several miles away, you were guilty of witchcraft. You had no way of proving otherwise.

Similarly, it will be very difficult to disprove a false accusation of abortion. The mere fact of a miscarriage, or a claim by a disgruntled former partner, will easily brand you a murderer. Revenge and spite charges will proliferate, as did arraignments for witchcraft 500 years ago.

If Justice Alito wants you to be governed by the laws of the 17th century, you should take a close look at that century. Is that when you want to live ?

 

Margaret Atwood « j’ai inventé Galaad. la Cour suprême le rend réel », site The Atlantic, 13 mai 2022,, disponible ICI