…bien des interprétations d’événements marquants sont ramenées à l’émergence d’ “grand homme”. L’épopée mongole en est encore un très bon exemple. Abandonnons un instant la question “Pourquoi là”, pourquoi est-ce des environs du mont Burqan-Qaldun que surgissent ces rudes conquérants, pour l’interrogation “Pourquoi à ce moment là ?” Nous serons, ultérieurement amenés à considérer ces deux interrogations comme ne faisant peut-être qu’une ; mais, dans l’immédiat, il est plus facile de les disjoindre. Pourquoi donc ces tribus turbulentes, presque individualistes, s’unissent-elles à la fin du XIIè siècle sous une férule unique ?
La réponse la plus traditionnelle se trouve sous la plume de l’historien le plus classique des Mongols, René Grousset. Le Hasard, celui qui fit apparaître un personnage hors du commun, un “grand homme”, est l’explication ultime de la genèse de l’empire1. Inversement, pour donner un titre à son ouvrage sur les hiérarchies sociales d’une population de Nouvelle-Guinée, les Baruya, Maurice Godelier avait choisi de jouer sur un paradoxe : supposer, contrairement à l’idéologie innéiste sous-jacente, que les “Grands Hommes” sont une production sociale2. Dans l’esprit des Baruya, trait largement répandu chez nous aussi, un homme est éminent soit par héritage que lui transmet sa parenté, son “sang” aurait-on dit jadis, soit par ses mérites personnels issus de ses caractères physiologiques. Parler de “production” surprend, Maurice Godelier suggère donc, dès le titre, un renversement : les différenciations sociales, dans les montagnes de Nouvelle-Guinée comme ailleurs, procède d’une logique des pratiques sociales, d’une production.
Les civilisations ne sont pas des individus. La tentation anthropomorphique menace souvent insidieusement. Mais l’analogie est tentante. Pourquoi telle société a pris, lentement ou brusquement, une importance historique, est une question trop immense. Pourtant, parmi les innombrables réponses, il est une piste que suggère le géographe, celle des localisations. La position relative des différentes formations sociales dans les niveaux géographiques qui les dépassent et les situent semble un facteur de leurs évolutions internes. Pourquoi en tel point du globe s’est développé un “foyer de civilisation”? Pourquoi ce lieu est-il devenu “grand” ? Quels sont les mécanismes de la production des “chefs-lieux”, des sites des chefs, des lieux capitaux ?
Ch. GRATALOUP : Lieux d’histoire, essai de géohistoire systémique, Montpellier, Reclus, 1996, p.20