Les multiples invasions qui scandent l’histoire de la Grèce ancienne, ainsi que les bouleversements des établissements humains qui les accompagnent, nous rappellent que la formation du monde grec relève aussi de la géographie. La mise en série des mouvements de population et l’attention portée aux niveaux d’échelles des dispositifs d’appropriation des territoires permettent d’identifier plusieurs logiques spatiales et d’en modéliser les combinaisons pour proposer un outil herméneutique tant soit peu pertinent. […]

Le cadre est imposé par la nature : une péninsule montagneuse, fractionnée en de multiples unités naturelles exiguës, aux côtes fermées et abruptes. Seules les plaines de Thessalie et de Macédoine offrent un horizon plus dégagé. À la discontinuité du relief s’ajoute une dissymétrie climatique entre la façade occidentale, de l’Épire au Péloponnèse, située au vent, abondamment arrosée, et les zones sous le vent, plus arides. […]

Une situation

Toutefois, loin d’être un bout du monde, la péninsule grecque jouit d’une situation de carrefour en Méditerranée, qui favorisa l’accumulation et l’innovation. Dès l’époque achéenne, l’existence d’un grand commerce avec l’Égypte, l’empire Hittite et la Mésopotamie est attestée. L’adoption de la métallurgie du fer hittite par les Doriens ou la diffusion de l’alphabet phénicien à l’époque archaïque sont liées à cette logique de carrefour. La maîtrise de la route du Pont_Euxin fut un élément essentiel dans le déploiement de l’impérialisme athénien en mer Égée au Ve siècle.
[…]

Des dynamiques

Les multiples mouvements nord_sud de populations qui survinrent en Grèce entre le XXe et le IVe siècle fournissent l’élément indispensable à la transformation de la péninsule hellénique en un système géohistorique dynamique. […]

Deux scénarios géohistoriques structurent l’histoire grecque antique dans la longue durée.

Cette alternance de cycles d’accumulation et de récession procède de la logique de carrefour caractéristique de la situation de la péninsule grecque en Méditerranée.

Après les invasions achéennes, la Grèce est constituée d’une nébuleuse de royaumes sous la suzeraineté nominale de Mycènes. À l’étroit, les Achéens se lancent dans une politique de conquête à la recherche de nouvelles terres en Crète, à Rhodes, à Chypre et en Anatolie. La légende de la guerre de Troie, survenue entre 1280 et 1220 av. J._C., conserve le souvenir de cet impérialisme achéen. Entre 1200 et 1100 av. J._C., les invasions doriennes bouleversent considérablement cette organisation du territoire. Aux principautés succèdent une kyrielle de villages plus ou moins autonomes. Dans ce chaos des âges obscurs s’élabore une nouvelle forme d’établissement humain : la cité.

L’intensification des échanges et l’exploitation concurrente des ressources entre les communautés est à l’origine d’un double mouvement de consolidation et de hiérarchisation des centres de pouvoir. Dans le même temps, la fondation de nombreux sanctuaires participe à une remise en ordre cultuelle et géographique du monde grec. La dévotion commune rétablit la cohérence régionale autour d’Olympie et de Delphes. Les nécessités de maintenir l’équilibre entre la population et les ressources, d’une part, et la paix sociale, d’autre part, ont alimenté un intense mouvement de colonisation du bassin méditerranéen entre le VIIIe et le VIe siècle av. J._C. L’ensemble du monde grec n’av pas connu la cité, les régions septentrionales conservent une organisation lâche proche des principautés anciennes. L’histoire politique et économique est à l’origine de la diversité des évolutions des cités […]

Conclusion

Loin de céder à une quelconque facilité «réductionniste» l’élaboration d’un modèle géohistorique articulé sur un millénaire et demi requiert, au contraire, discernement et modestie. Il s’agit moins de présenter un travail achevé que de provoquer la rencontre des disciplines et de méthodes pour parvenir à une meilleure intelligence d’une histoire qui n’a pas livré tous ses secrets. L’«aventure grecque» est là aussi.

Philippe MOYEN, “L’aventure grecque : un modèle géohistorique”, in M@ppemonde 73 (2004.1)