M.-P. CAIRE-JABINET : L’histoire en France du Moyen Age à nos jours

 

Au lendemain de la Révolution et de l’Empire, la société française fait preuve d’un réel engouement pour l’histoire. Engouement d’abord sensible dans le milieu contre-révolutionnaire : Chateaubriand remporte un immense succès avec Le génie du christianisme (1802) et les Martyrs (1809). Mais, avec la Restauration, l’intérêt pour l’histoire devient une passion. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène, au premier rang desquelles le traumatisme de la défaite française face à la coalition menée par la Prusse. Aussi construire -ou reconstruire- une identité nationale apparaît une tâche que seuls les historiens peuvent accomplir.

C’est que les Français se passionnent pour leur histoire ; tout les y pousse : la politique, bien sûr, mais aussi l’enthousiasme romantique affamé d’exotisme, que ce soit dans les voyages en Orient ou dans les voyages dans le temps, avec une destination privilégiée, le moyen Age. Cette époque, les romantiques contribuent à la réinventer en la peuplant de formes étranges, de sujets biscornus, de troubadours et de dames en hennin… Augustin Thierry a bien traduit ce goût général pour l’histoire.

Cette vogue s’inscrit plus largement dans un contexte européen : à l’apogée du romantisme, le roman historique mis à la mode par Walter Scott (traduit en 1816) séduit un vaste public et préside, chose inimaginable aujourd’hui, à la vocation de nombreux historiens. […]

Les historiens de la période romantique sont jeunes : Augustin Thierry est né en 1795, Auguste Mignet en 1796, Adolphe Thiers en 1797, Jules Michelet en 1798, Edgar Quinet en 1803… A leurs côtés, Prosper de Barante, né en 1782, François Guizot en 1787 ou Jean-Charles de Sismondi en 1773 font figure d’aînés.

[…] Les historiens romantiques apparaissent donc comme des fondateurs d’une histoire nationale ; ils sont tout à la fois convaincus qu’avant eux la France en était dépourvue, et que l’historien se doit de participer à la construction de l’identité nationale.

M.-P. Caire-Jabinet : L’histoire en France du Moyen Age à nos jours, collection Champs Université, Paris, Flammarion, 2002, p.121-126


Jules MICHELET , Histoire de France

 

Cette oeuvre laborieuse d’environ quarante-ans fut conçue d’un moment, de l’éclair de juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit et j’aperçus la France.
Elle avait des annales, et non point une histoire. Des hommes éminents l’avaient étudiée surtout au point de vue politique. Nul n’avait pénétré dans l’infini détail des développements divers de son activité (religieuse, économique, artistique, etc.). Nul ne l’avait encore embrassée du regard dans l’unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l’ont constituée. Le premier je la vis comme une âme et une personne. […]
Dans le brillant matin de juillet, sa vaste espérance, sa puissante électricité, cette entreprise surhumaine n’effraya pas un jeune coeur. (…) Ce mouvement immense s’ébranla sous mes yeux. Ces forces variées, et de nature et d’art, se cherchèrent, s’arrangèrent, malaisément d’abord. Les membres du grand corps, peuples, races, contrées, s’agencèrent de la mer au Rhin, au Rhône, aux Alpes, et les siècles marchèrent de la Gaule à la France. […]
Le matériel, la race, le peuple qui la continue, me paraissaient avoir besoin qu’on mit dessous une bonne forte base, la terre qui les portât et les nourrit. Sans une base géographique, le peuple, l’acteur historique, semble marcher en l’air comme dans les peintures chinoises où le sol manque. Et notez que ce sol n’est pas seulement le théâtre de l’action. Par la nourriture, le climat, etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel l’oiseau. Telle la patrie, tel l’homme […]
La France a fait la France et l’élément fatal de race m’y semble secondaire. Elle est fille de sa liberté. Dans le progrès humain, la part essentielle est à la force vive, qu’on appelle l’homme. L’homme est son propre Prométhée.

En résumé, l’histoire telle que je la voyais en ces hommes éminents (et plusieurs admirables) qui la représentaient, me paraissait encore faible en ses deux méthodes :

Trop peu matérielle, tenant compte des races, non du sol, du climat, des aliments, de tant de circonstances physiques et physiologiques.

Trop peu spirituelle, parlant des lois, des actes politiques, non des idées, des moeurs, non du grand mouvement progressif, intérieur, de l’âme nationale.
Surtout peu curieuse du menu détail érudit, où le meilleur, peut-être, restait enfoui aux sources inédites.
(…) l’histoire, dans le progrès du temps, fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui. Mon livre m’a créé. C’est moi qui fus son oeuvre. Ce fils a fait son père. S’il est sorti de moi d’abord, de mon orage (trouble encore) de jeunesse, il m’a rendu bien plus en force et en lumière, même en chaleur féconde, en puissance réelle de ressusciter le passé. Si nous nous ressemblons, c’est bien. Les traits qu’il a de moi sont en grande partie ceux que je lui devais, que j’ai tenu de lui.

Jules Michelet : Histoire de France, préface à l’édition de 1869, Robert Laffont, 1971, p. 3-7.