Lucien FEBVRE : Combats pour l’histoire
Car enfin les faits… qu’appelez-vous les faits ? Que mettez-vous derrière ce petit mot “fait”? Les faits, pensez-vous qu’ils sont donnés à l’histoire comme des réalités substantielles que le temps a enfouies plus ou moins profondément et qu’il s’agit de déterrer, de nettoyer, de présenter en belle lumière à vos contemporains ? Ou bien reprenez-vous à votre compte le mot de Berthelot exaltant la chimie au lendemain de ses premiers triomphes – la chimie, sa chimie, la seule science entre toutes, disait-il orgueilleusement, qui fabrique son objet. En quoi Berthelot se trompait. Car toutes les sciences fabriquent leur objet.
Bon pour nos devanciers, les contemporains des Aulard, des Seignobos, des Langlois, bon pour ces hommes à qui la “science” en imposait si fort (mais ils ignoraient tout de la pratique des sciences et de leurs méthodes), bon pour eux de se figurer qu’un histologiste est un homme à qui il suffit de mettre sous un microscope une tranche de cervelle de rat : il saisit aussitôt des faits bruts, des faits indiscutables, des faits “tout cuits”, si j’ose dire ; il n’a plus qu’à les ranger dans des tiroirs… on les eût bien étonnés, oui, nos aînés, en définissant les faits comme un philosophe contemporain, “des clous à quoi s’accrochent des théories”, des clous qu’il faut forger avant de les planter dans le mur. Et s’agissant d’histoire, c’est l’historien qui les forge. Ce n’est pas, comme il dit, “le Passé”. Ou par une étrange tautologie, l’ “histoire”.
Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, colin, 1953, p.115-1