Les « forces profondes » pèsent sur les décisions de l’homme d’état
Dans ces relations, l’histoire diplomatique étudie les initiatives ou les gestes des gouvernements, leurs décisions et, dans la mesure où elle le peut, leurs intentions. Cette étude est indispensable, mais elle est bien loin de suffire à apporter les éléments d’explication. Pour comprendre l’action diplomatique, il faut chercher à percevoir les influences qui en ont orienté le cours, les conditions géographiques, les mouvements démographiques, les intérêts économiques et financiers, les traits de la mentalité collective, les grands courants sentimentaux, voilà quelles forces profondes ont formé le cadre des relations entre les groupes humains et, pour une large part, déterminé leur caractère.
L’homme d’État, dans ses décisions ou dans ses projets, ne peut pas les négliger ; il en subit l’influence, et il est obligé de constater quelles limites elles imposent à son action. Pourtant, lorsqu’il possède soit des dons intellectuels, soit une fermeté de caractère, soit un tempérament qui le portent
à franchir ces limites, il peut essayer de modifier le jeu de ces forces et de les utiliser à ses propres fins. Il est à même, par la politique économique, d’améliorer la mise en valeur des ressources naturelles ; il tente d’agir sur les conditions démographiques ; il s’efforce, par la presse et par l’école, d’orienter les tendances de la mentalité collective ; il n’hésite pas, quelquefois, à prendre les initiatives
qui provoquent, dans l’opinion publique, un élan de passion. Étudier les relations internationales sans tenir grand compte des conceptions personnelles, des méthodes, des réactions sentimentales de l’homme d’État, c’est négliger un facteur important, parfois essentiel.
Ainsi se dessinent les lignes générales de notre ouvrage. D’une part nous avons étudié comment l’influence des forces profondes s’est manifestée, en fait, dans les relations internationales depuis un peu plus d’un siècle, c’est-à-dire depuis que se sont développées les grandes transformations économiques, les grands mouvements démographiques, et depuis que les formes du sentiment national se sont affirmées avec une vigueur singulière. Nous avons essayé en prenant pour base, outre les résultats déjà acquis par la recherche historique, nos recherches personnelles, de montrer, par des exemples, le jeu de ces forces, d’indiquer les difficultés d’interprétation, d’apprécier la portée de ces influences.
D’autre part, nous avons examiné, par des analyses comparées, quel rôle ont effectivement joué, dans certaines occasions, la personnalité et les idées de l’homme d’État. Quelle conception s’est-il faite de l’intérêt national ? Comment son caractère, son tempérament peuvent-ils expliquer sa politique ? Dans quelles conditions est-il amené à prendre ses décisions ? En outre, il faut chercher à comprendre par quels processus concrets les forces profondes exercent leur impulsion sur l’homme d’État et, réciproquement, comment celui-ci essaie de les modifier.
Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle : Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Armand Colin,1964,p. 1 et 2