Deux remarques liminaires éclaireront, avant d’entrer dans le vif du sujet, la volonté conciliatrice du titre de ma communication. La première entend rappeler cette évidence, à savoir que, si nous ne sommes pas tous des historiens, en revanche nous sommes tous des témoins potentiels, des témoins en devenir, car le temps viendra très vite où nous serons nous aussi interrogés, par exemple sur la chute du mur, par de jeunes chercheurs qui penseront pour certains en savoir plus que nous sur le sujet. La seconde concerne la reconnaissance de la dette de l’historien vis-à-vis du témoin : à la manière de l’école méthodique qui proclamait “Pas d’histoire sans documents”, l’historien du contemporain pourrait dire à son tour “sans témoin, pas d’histoire” et cela, qu’il ait ou non directement recours au témoin. Preuve d’ailleurs, s’il en était besoin, de la complémentarité des documents et témoignages, deux oeuvres pourraient presque suffire à la conscience de l’entreprise exterminatrice nazie : La destruction des Juifs d’Europe, de Raul Hilberg, ouvrage exclusivement fondé sur des archives, et le film de Claude Lanzmann, Shoah, qui ne prend que les témoins en considération. Cette histoire-là ne marche que par deux.

Comment expliquer dès lors la tension, forcément contre-productive, entre témoins et historiens qui s’affirme au fur et à mesure que se confirme l’essor de l’histoire contemporaine ? Cette tension a atteint un tel degré, qu’il n’est pas rare de rencontrer sous la plume de l’historien des formulations aussi malheureuses que, par exemple, le témoin qui ferait obstacle entre l’historien et le fait historique, ou encore cette expression concernant la prétendue dictature du témoin. […]

Il y a quelques années, alors que la question du rapport entre le témoin et l’historien n’était pas l’objet d’étude qu’il est devenu, on pouvait déjà éprouver un malaise face à la distinction opérée par un historien du temps présent qui assignait au témoin une mission de fidélité à la mémoire, tandis qu’il déléguait à l’historien celle de vérité F. Bédarida, Esprit, n°6 (1992). […]

Largement partagée dans le monde académique, cette disposition d’esprit provoque d’amers constats de témoins. Une remarque mi-figue mi-raisin, légèrement désabusée, revient souvent sur les lèvres de ces derniers : les historiens attendraient leur mort pour écrire leur propre histoire.

Sonia Combe : « Témoins et historiens : pour une réconciliation », in Témoignage et écriture de l’histoire, sous la dir. De J.-Fr. Chantaretto et R. Robin, Décade de Cérisy -21-31 juillet 2001, Paris, L’Harmattan, 2003, p.19-21

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Que transmettre ? De quoi et comment témoigner ? Comment constituer les archives et les sources d’une écriture à venir de l’histoire ? Par quel moyen atteindre la pensée et toucher la sensibilité d’hommes et de femmes inconnus, nés plus tard et ailleurs ? Ces questions, des Juifs les ont posées dans les ghettos de Pologne, pendant la guerre, alors que le présent était insupportable et l’avenir borné par une mort de plus en plus probable au fil des jours. Ils se sont acharnés à témoigner pour le futur, à écrire pour l’histoire, à sauvegarder la mémoire. Ils ont mis leur énergie et leurs espoirs ultimes dans ces manuscrits, plus précieux que leur vie précaire et menacée, récits de détresse et pièces à conviction pour d’autres générations.
Nous savons aujourd’hui que ces “chroniqueurs du désastre”, selon l’expression du poète Szengel, qui lui-même a péri, en avril 1943, dans l’insurrection du ghetto de Varsovie, furent nombreux. Beaucoup de textes ont disparu, détruits par les détachements allemands qui pillaient les logements après les déportations, enfouis sous les éboulis de maisons ravagées ou détériorés au fil du temps. D’autres gisent sans doute encore, ignorés, dans le sol polonais.

Nicole Lapierre : « Les chroniqueurs du désastre », in Témoignage et écriture de l’histoire, sous la dir. De J.-Fr. Chantaretto et R. Robin, Décade de Cérisy -21-31 juillet 2001, Paris, L’Harmattan, 2003, p.389

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Comment construire un discours historique cohérent s’il est constamment opposé à une autre vérité, qui est celle de la mémoire individuelle ? Comment inciter à réfléchir, à penser, être rigoureux quand les sentiments et les émotions envahissent la scène publique.

Annette Wieviorka :  L’ère du témoin  , Paris, Hachette Littératures, 2002, p.180