Apostrophe de ses mémoires:
Je vais conter ici ma vie et ses tourments
Pour rendre grâce au Dieu maître de la nature
Qui m’a donné une âme et puis en a pris soin,
Tant j’ai réalisé d’exploits de mon vivant.
Mon destin si cruel oublie enfin ses coups
Devant ma vie de gloire et prouesses sans nombre
Grâce, valeur, beauté forment un tel ensemble
Que j’en dépasse beaucoup et rejoins qui me passe.
Un seul regret me point, la pleine conscience
Du temps si précieux perdu en vanités:
De nos frêles pensers, tant emporte le vent.
Puisque regret ne vaut, je me contenterai
De remonter là d’où je suis, Bienvenu,
Dans la très fine fleur de mon cher sol toscan.
Incipit:
«Ceux qui ont connu dans leur vie une grande réussite ou quelque chose d’approchant devraient avec la sincérité de l’honnête homme écrire eux-mêmes leur biographie; mais sans s’attaquer à ce beau travail avant quarante ans. Je m’en rends compte maintenant que je suis sur la fin de mes cinquante-huit ans et que, fixé dans ma ville natale de Florence, je repasse en pensée tous les travers de l’existence. Je n’en ai jamais rencontré moins qu’en ce moment et je ne me suis jamais senti dans une disposition d’esprit si heureuse ni en si bonne santé; je ne me remémore pas les moments agréables et les affreux malheurs sans être terrifié à ces souvenirs et stupéfait d’être arrivé à cet âge où, grâce à Dieu, je poursuis si allègrement ma route.»
La genèse de l’œuvre:
«Nous étions en août 1545. Notre duc était à Poggio a CaianoUne villa médicéenne construite à l’origine pour Laurent le Magnifique par Giulano da Sangallo., à dix millesRappel : un mille vaut 1,460 km. de Florence. J’allai le trouver uniquement pour lui présenter mes devoirs comme citoyen florentin et membre d’une famille dont les ancêtres avaient été très attachés à la famille Médicis; moi personnellement j’avais pour le duc CosmeLe duc Cosme Ier de Toscane (1519-1574) devient duc de Florence en 1537, à la suite de l’assassinat d’Alexandre de Médicis par Lorenzaccio de Médicis. Il devient grand-duc de Toscane, en 1569, jusqu’à sa mort.plus d’affection qu’aucun d’eux. J’allai à Poggio, je le répète, uniquement pour le saluer et sans la moindre intention d’entrer à son service. C’est pourtant ce que décida Dieu qui fait bien toute chose. Le duc m’accueillit très chaleureusement et la duchesseLa duchesse Éléonore de Tolède (1522-1562), fille du vice-roi de Naples Pietro Alvarez. Elle avait épousée Cosme Ier en 1539. et lui m’interrogèrent sur mes travaux pour le roiFrançois Ier (1494-1547) succède à son père Louis XII, le «Père du Peuple», le fils du prince-poète si longtemps captif Charles d’Orléans, en 1515. Cellini reste cinq ans en France, entre 1540 et 1545, et y gagne le surnom de «maudit florentin», eu égard à son caractère orgueilleux et colérique.. J’en fis volontiers le récit et la description détaillée. Après m’avoir écouté il me dit qu’on lui avait déjà raconté tout cela; c’était donc vrai. Il ajouta sur un ton de compassion: « Oh! Quelle maigre récompense pour tant de beaux, d’importants travaux! Cher Benvenuto, si tu voulais faire quelque chose pour moi, je te paierai bien autrement que ton roi dont tu ne fais l’éloge que par bonté naturelle. » […] « Si tu veux travailler pour moi, je te comblerai de tant de faveurs que peut-être tu en resteras émerveillé, pourvu que tes ouvrages me plaisent et là, je n’ai pas le moindre doute. » Pauvre de moi! Je brûlai de démontrer à notre grande ÉcoleL’Academia del Disegno, de création récente. que, après l’avoir quittée, je m’étais qualifié dans un tout autre art qu’elle ne supposait. Je répondis au duc que je ferai volontiers une grande statue de marbre ou de bronze pour mettre sur sa belle placeLa piazza della Signoria, alors appelée place du Grand-Duc.. Il me dit qu’il aimerait bien, pour premier travail, un PerséeCe célèbre héros de la mythologie grecque est le fils de Danaé, fille du roi d’Argos Acrisios. Persée naît de l’union de sa mère avec Zeus, transformé en pluie d’or, malgré les précautions de son farouche grand-père. Enfermés dans un coffre et jetés à la mer par Acrisios ils échouent sur l’île de Sérifos, gouvernée par le roi Polydecte. Ce dernier tombe amoureux de Danaé et envoie son fils Persée à la chasse de la Gorgone Méduse, dont le regard létal pétrifie ceux qu’il atteint, pour l’éloigner de Sérifos. qu’il désirait depuis longtemps. Il me pria de lui en faire un petit modèle. Je m’y mis avec plaisir; le modèle fut terminé en quelques semaines. D’une hauteur d’une brasseRappel : une brasse vaut 0,58 m. environ, il était de cire jaune, de finition parfaite, d’un beau travail bien étudié […] Un jour après le déjeuner, je le lui apportai dans sa garde-robe et il vint le voir avec la duchesse et quelques gentilshommes. Il lui plut au premier coup d’œil et il en fit l’éloge, ce qui me donna un faible espoir qu’il s’y connaisse un peu. Il l’examina soigneusement; sa joie débordait: »Benvenuto, me dit-il, si la statue en grand est aussi réussie que ce petit modèle, ce sera le chef d’œuvre de la place. » « Monseigneur, répondis-je, sur la place il y les ouvrages du grand DonatelloLa statue de Judith tranchant la tête d’Holopherne, réalisée entre 1453 et 1460. Elle se trouve aujourd’hui à l’abri de la salle des Lys du Palazzo Vecchio. et de l’admirable Michel-AngeLe David de Michel-Ange, réalisé entre 1501 et 1504. On peut aujourd’hui voir cette statue massive de 4,34 m. de hauteur (sans le socle) dans la Galeria dell’Accademia de Florence., les deux plus grands génies depuis l’Antiquité. Mais Votre Excellence m’infuse un tel courage par ses compliments sur mon modèle que je me sens d’attaque pour réussir trois fois mieux l’œuvre elle-même […]»
Le chantier.
«Possédé par le désir de me mettre au travail, je lui dis avoir besoin d’une maison disposée de pouvoir à y installer mes fourneaux pour les ouvrages de terre et de bronze et, dans un local à part, ceux d’or et d’argent. Il connaissait, je le savais, mon aptitude dans ces divers métiers et il me fallait des salles commodes pour cela. Pour que Son Excellence sache mon ardeur à la servir, j’ajoutai que j’avais déjà trouvé la maison convenable, dans un quartier qui me plaisait beaucoup […] Le duc écrivit un rescrit ainsi conçu: « Voir cette maison, le prix demandé; car nous voulons en gratifier Benvenuto. » Avec ce rescrit, je me croyais assuré d’avoir la maison et j’étais certain que mes œuvres plairaient encore plus que je ne l’avais promis. Son Excellence chargea expressément son majordome, Messire Riccio, de s’en occuper […] je parlai à cet animal et lui énumérai tout ce dont j’avais besoin pour construire un atelier dans le jardin de la maison. Il transmit aussitôt les ordres à un intendant sec et grêle, Gorini. Ce microbe, avec ses petites mains en forme de pattes d’araignée, sa petite voix de moustique bourdonnant et sa rapidité d’escargot nain m’expédia à contrecœur des pierres, du sable et de la chaux en quantité suffisante pour construire un minuscule colombier. Voyant les choses aller si fraîchement, je commençai à m’inquiéter […] J’avais aussi un peu d’espoir en voyant les milliers de ducats que le duc avait jeté en l’air pour les horreurs de cette brute de BandinelliÉminent sculpteur et peintre italien de la Renaissance, 1493-1560. Il a réalisé, par exemple, le groupe statuaire Hercule et Cacus sur la piazza della Signora, au centre de Florence.. M’étant redonné un peu de cœur au ventre, je soufflais au cul de Gorini pour le faire bouger, je criais après les ânes boiteux qu’on m’avait envoyés et le bigle qui les conduisait. Avec ces difficultés, et aussi grâce à mon argent, je réussis à délimiter sur le terrain les fondations de mon atelier, à arracher arbres et vignes; j’allais de l’avant comme d’habitude avec énergie et un brin de frénésie […]»
La tête de la Méduse
«Pendant la construction de l’atelier où je voulais commencer le Persée, je travaillais dans une pièce au rez-de-chaussée. J’y fis un modèle de plâtre de la grandeur prévue pour la statue. J’avais l’intention de m’en servir pour le moule. Mais je me rendis compte que le procédé était assez long et recourus à une autre technique, d’autant qu’on voyait monter brique après brique un bout de ce taudis d’atelier, bâti si chichement que le souvenir m’en rend malade. Je commençai la MéduseLe corps décapité de la Gorgone gît à la base de la future statue, sous les pieds du Persée. Le héros victorieux tient la tête dans sa main gauche. pour laquelle je fis une armature en fer; je la modelai ensuite en argile et la fis cuire. Je n’avais pour m’aider que quelques petits apprentis dont l’un fort beau, fils d’une prostituée appelée Gambetta […] Je cherchais à embaucher des ouvriers pour aller plus vite, mais sans arriver à en trouver. Tout seul je ne pouvais pas tout faire. il y en avait bien quelques-uns à Florence qui seraient venus volontiers, mais Bandinelli aussitôt les en empêchait. Tout en m’empoisonnant ainsi la vie, il racontait au duc que je cherchais à lui débaucher ses ouvriers car je ne pouvais à moi seul assembler les morceaux d’une statue de cette taille. Je me plaignis au duc du tracas que me causait cet animal et le priai de me donner quelques ouvriers. Le beau résultat fut que le duc crut ce que lui disait Bandinelli […] Je travaillais jour et nuit; c’est alors que le mari de ma sœur tomba malade et mourut en quelques jours, me laissant sur les bras ma sœur qui était encore jeune et six filles de tous âges. ce fut la première catastrophe qui m’advint à Florence […]
La duchesse me comblait de faveurs inestimables; elle aurait voulu me voir travailler pour elle seule sans tenir compte du Persée ni de rien d’autre. Devant l’insuccès de ses bienfaits, je savais que mon destin pervers et cruel ne pouvait que me réserver quelque coup mortel […] Le roiFrançois Ier. ne pouvait digérer le profond déplaisir de mon départ; il aurait bien voulu que je revienne, mais en épargnant son amour-propre. Mais moi, sûr d’avoir raison, je refusais de m’incliner. Si je m’abaissais à écrire d’humbles excuses, je craignais qu’avec leur drôle de mentalité, ces diables de Français ne me décrètent coupable et tiennent pour vrai d’injustes calomnies […] »
Difficultés et hésitations
«J’allais rarement au palais et je restais chez moi, où je travaillais avec ardeur à terminer ma statue. J’étais obligé de tirer de ma propre bourse le salaire des ouvriers; car, au bout de dix-huit mois, le duc, après avoir chargé messer Gorini de subvenir à cette dépense, s’ennuya de payer et enjoignit de ne plus me fournir d’argent. Je demandai à Gorini pourquoi il ne me donnait plus rien. Il me répondit avec sa petite voix de moucheron, en agitant ses petites mains d’araignée : « Pourquoi n’achèves-tu pas ton ouvrage ? On croit que tu ne le finiras jamais. » Aussitôt, je lui répliquai en colère : « Que la peste vous étrangle, vous et tous ceux qui croient cela ! » Je retournais à mon malheureux Persée avec le cœur navré et les yeux en larmes, car je songeais à la brillante position que j’avais à Paris, lorsque j’étais au service de ce merveilleux roi François 1er, qui ne me laissait rien à désirer, tandis qu’ici tout me manquait. Plusieurs fois je fus tenté d’agir en désespéré […]»
Les préparatifs de la fonte
«Après avoir jeté avec succès la Méduse, je travaillai à terminer en cire mon Persée. J’espérais et je me flattais qu’il viendrait aussi bien en bronze que la Méduse. Quand le modèle en cire fut achevé, il parut si beau, que le duc se laissa persuader ou s’imagina lui-même qu’il ne pourrait aussi bien réussir en bronze. Dans une de ses visites, qui étaient plus fréquentes que d’ordinaire, il me dit : « Benvenuto, cette figure ne peut être jetée en bronze, les règles de l’art s’y opposent. » Ces paroles me blessèrent si vivement, que je répliquai : « Monseigneur, Votre Excellence a très peu de confiance en moi, et je crois vraiment que cela vient ou de ce qu’elle prête trop l’oreille à ceux qui parlent mal de moi, ou de ce qu’elle ne s’y connaît pas. » A peine le duc m’eut-il laissé achever ces mots qu’il s’écria : « Je prétends m’y connaître et m’y connais très bien. — Oui, lui répondis-je aussitôt, oui, comme un prince, mais non comme un artiste; car si vous vous y connaissiez, ainsi que vous le prétendez, vous auriez confiance en moi » […] Le duc m’écoutait avec impatience : il se tournait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Quant à moi, pauvre malheureux, j’étais au désespoir en songeant à la magnifique position que j’avais en France. Tout à coup le duc s’écria : « Or çà. Benvenuto, dis-moi un peu comment pourra jamais réussir à la fonte cette belle tête de Méduse que Persée tient dans sa main et qui est si élevée! — Si Votre Excellence, répliquai-je aussitôt, s’y connaissait comme elle le prétend, elle ne craindrait rien pour cette tête, mais s’inquiéterait bien plutôt de ce pied droit, qui est là, en bas. » A ces mots, le duc, presque en colère, se tourna vers les seigneurs qui l’accompagnaient et leur dit : « En vérité, je crois que ce Benvenuto se plaît à tout contredire avec insolence. » Puis il ajouta, en se tournant vers moi avec un air de dérision qu’imitèrent tous les gens de sa suite : « Allons, je veux avoir assez de patience pour écouter les raisons que tu imagineras de me donner à l’appui de ce que tu avances. — Je vous donnerai une si bonne raison, lui répliquai-je alors, que la conviction entrera dans l’esprit de Votre Excellence. Sachez, Monseigneur, que le feu tend naturellement à s’élever, c’est pourquoi je vous promets que cette tête de Méduse viendra parfaitement. Maintenant, comme il est contre la nature du feu de descendre et qu’il faut ici le forcer par des moyens artificiels à aller à six brasses de profondeur, j’affirme à Votre Excellence qu’il est impossible que ce pied réussisse; mais il me sera facile de le refaire. — Pourquoi, reprit le duc, ne t’es-tu pas arrangé de façon que ce pied vint aussi bien que la tête? — Il aurait fallu, répondis-je, construire un fourneau beaucoup plus grand, où j’eusse placé un canal de la grosseur de ma jambe. Le métal en fusion aurait été alors forcément entraîné par sa pesanteur, ce qui ne peut avoir lieu dans le canal qui, pour arriver aux pieds, parcourt un espace de six brasses, attendu qu’il n’a pas plus de deux doigts de largeur. Peu importe, cependant, car tout se réparera aisément. Enfin, quand mon moule sera plus d’à moitié plein, j’espère qu’en vertu des propriétés ascendantes du feu, la tête du Persée et celle de la Méduse réussiront parfaitement, soyez-en très certain. » Lorsque j’eus exposé ces excellentes raisons et beaucoup d’autres que, pour être bref, je passe sous silence, le duc partit en hochant la tête […]»
L’achèvement de la statue: 1549.
«Après avoir laissé refroidir le bronze pendant deux jours, je commençai à le découvrir peu à peu. Je trouvai d’abord que la tête de la Méduse était parfaitement venue, grâce aux évents, et, comme je l’avais annoncé au duc, parce que le feu de sa nature tend à s’élever. En continuant de fouiller, je rencontrai l’autre tête, celle du Persée, qui était également réussie : j’en fus beaucoup plus étonné; car, on le sait, elle est infiniment plus basse que celle de la Méduse. La bouche du moule s’ouvrait sur la tête et les épaules du Persée. Par un bonheur inouï, le bronze qui était dans mon fourneau se trouva exactement suffisant pour terminer la tête : chose surprenante ! Il n’en resta pas un grain dans les canaux, et rien ne manqua à la mesure qui m’était nécessaire. Cela me parut un véritable miracle opéré par Dieu. Je poursuivis mon exhumation avec le même succès. Tout se présentait aussi heureusement. Lorsque j’arrivai au pied de la jambe droite qui pose à terre, je m’aperçus que le talon était venu, puisqu’il était entier. J’en fus très content d’un côté, mais d’un autre côté j’en fus contrarié, parce que j’avais dit au duc que le pied ne pourrait réussir. En finissant de le découvrir, je vis qu’il manquait non seulement les doigts, mais encore près de la moitié du pied. Bien que cet accident dût me donner un peu plus de travail, j’en fus enchanté, car il devait prouver au duc que je savais mon métier. Du reste, si le métal avait formé une plus grande partie du pied que je ne l’avais cru, cela tenait simplement à ce que le bronze avait été chauffé plus que les règles ne le prescrivent et à ces plats d’étainPendant la fonte de la statue, l’atelier a pris feu et le bronze est venu à manquer. Cellini, en catastrophe, décide alors de jeter au feu toute sa vaisselle en étain. que j’y avais mêlés pour le liquéfier, procédé qu’aucun maître n’a jamais employé […]
Je consacrai de nouveau tous mes soins à mon Persée, que j’avais fait transporter dans la loggia de la placeLa Loggia dei Lanzi., et je le poussai vers son achèvement, malgré toutes les difficultés que j’ai déjà énumérées, c’est-à-dire le manque d’argent et mille accidents dont la moitié aurait suffi pour décourager l’homme le plus intrépide. J’allais pourtant de l’avant comme toujours.»
La présentation de la statue (1554)
«Le duc, ayant appris que mon Persée pouvait passer pour fini, vint un jour le voir. Après avoir clairement témoigné combien il en était satisfait, il dit en se tournant vers les seigneurs qui raccompagnaient : « Cet ouvrage me semble très beau, mais il faut aussi qu’il plaise à la multitude : ainsi donc. Benvenuto, avant de lui donner le dernier coup de lime, je voudrais que, par amour de moi, tu le découvres partiellement du côté de la place, vers midi, pour voir ce qu’en dit la foule. Il est certain que, dans un espace étroit, il produira un effet tout différent de celui qu’il fera lorsqu’il se trouvera exposé en plein air. » « Sachez, Monseigneur, répondis-je, que, dans ce dernier cas, il paraîtra de moitié plus beau. Comment! Votre Excellence ne se souvient-elle pas de l’avoir vu dans le jardin de ma maison, qui était si spacieux? Bandinelli est venu le voir dans le jardin des Innocents, et, malgré son malicieux et exécrable caractère, il a été forcé d’en dire du bien. Je m’aperçois que Votre Excellence lui prête trop l’oreille. » A ces mots, le duc montra un peu de dépit; cependant il me dit avec douceur : « Benvenuto , fais-le seulement pour me plaire.» Lorsqu’il fut parti, j’ordonnai donc de découvrir ma statue; mais, comme elle manquait un peu d’or, de vernis et de diverses petites choses nécessaires à son achèvement, je ne pouvais m’empêcher de murmurer et de charger d’imprécations le jour maudit où j’étais revenu à Florence. En effet, je voyais clairement combien j’avais perdu en quittant la France, et j’en étais encore à soupçonner ce que je pouvais espérer du duc; car, depuis le commencement jusqu’à la fin, tout ce que j’avais fait avait tourné contre moi.
Le lendemain donc, quoi qu’il m’en coûtât, je découvris mon Persée. Cependant, dès qu’on le vit, il s’éleva en sa faveur, grâce à Dieu, un tel concert de louanges, que cela me consola un peu. La foule se pressa aux côtés de la porte, que j’avais garnie d’une tenture, et on y attacha plus de vingt feuillets de vers qui tous renfermaient les plus grands éloges. Lorsque j’eus de nouveau caché ma statue aux regards du public, il ne se passa pas de jour sans que les doctes professeurs de l’université de Pise et les étudiants qui étaient alors en vacances y affichassent quantité de sonnets et de vers grecs et latins. Mais ce qui me flatta le plus et me donna lieu d’espérer que le duc me rendrait plus de justice, ce fut de voir les gens de l’art, c’est-à-dire les peintres et les sculpteurs, lutter entre eux à qui me vanterait le plus […]»
Le triomphe final
«Enfin, grâce à Dieu, mon glorieux et immortel Seigneur, je terminai complètement ma statue, et, un jeudi matinLe jeudi 27 avril 1554., je la livrai définitivement aux regards du public. Il n’était pas encore grand jour que déjà un nombre incroyable de curieux s’étaient rassemblés autour du Persée, tous unanimement rivalisaient de louanges. Le duc, à moitié caché derrière une fenêtre basse, placée au-dessus delà porte du palaisIl s’agit du Palazzo Vecchio, qui surplombe la loge des lances où se trouve la statue, sur la place de la Seigneurie., entendait tout ce qui se disait. Après avoir écouté pendant quelques heures, il se retira si fier et si content qu’il dit à messer Sforza : « Va trouver Benvenuto et assure-le de ma part qu’il m’a satisfait beaucoup plus que je ne l’espérais. Tu ajouteras que, moi, je lui réserve une récompense qui l’émerveillera; qu’ainsi il peut avoir l’esprit tranquille. » Messer Sforza s’acquitta aussitôt de ce glorieux message, cette bonne nouvelle me réconforta. Le peuple me désignait du doigt à un tel ou un tel, comme un prodige inouï.»