L’hérésie lollarde fait de nombreux adeptes dans l’Angleterre durant les années 1380-1410. Violemment hostile à la hiérarchie catholique elle se diffuse surtout dans certains milieux urbains, notamment artisanaux. Mais elle est durement réprimée par Henri V (le futur vainqueur d’Azincourt), surtout après le soulèvement lollard dirigé par Sir John Oldcastle en 1414. Le témoignage de Joan Clifland qui suit offre un éclairage précis sur l’extrémisme religieux des lollards qui remet totalement en cause l’Église institutionnelle, le culte des saints, la théologie des sacrements et ébranle la mémoire populaire de saint Thomas de Canterbury.
Exécution d'un lollard (Sir John Oldcastle) en 1414.

Le texte original est en latin, à l’exception des extraits signalés.

«Le premier jour d’avril en l’an du Seigneur 1429, Joan Clifland, femme de William Clifland, demeurant paroisse Saint-Mary-the-Less de Norwich, citée, est comparue en personne devant révérend père en Christ et Seigneur, monseigneur William, par la grâce de Dieu évêque de Norwich, siégeant en jugement dans la chapelle de son palais, et sur ordre dudit père a juré sur les saints Évangiles de Dieu, par elle corporellement touchés, de dire la vérité dans et sur toutes et chacune les questions qu’on lui poserait en matière de foi.

Ce serment ainsi prêté, ladite Joan Clifland a déposé que le vendredi avant la Purification de la ViergeLe 28 janvier 1429. qui vient de passer Margery Baxter, femme de William Baxter, artisanTerme en anglais dans le texte : wright. résidant naguère à Martham , diocèse de Norwich, était assise à coudre avec ledit témoin dans la chambre de celle-ci près de la cheminée, en présence du témoin et de Joan Grimell et Agnes Bethom, servantes du témoin, et qu’elle dit et enseigna au témoin et à ses servantes à ne jamais jurer, disant dans sa langue maternelle : « Madame, faites attention à l’abeille, car toute abeille piquera et veillez donc à ne jamais jurer par le nom de Dieu ni de Notre Dame ni d’autre saint, sinon l’abeille viendra piquer votre langue et envenimer votre âmeCitation en anglais dans le texte original : Dame, beware of the bee…».

Le témoin déposa ensuite que ladite Margery lui demanda ce qu’elle faisait donc chaque jour à l’église. Elle lui répondit qu’aussitôt entrée dans l’église, elle avait pour habitude de s’agenouiller devant la croix et de dire en l’honneur du crucifix cinq Pater noster et autant d’Ave Maria en l’honneur de la bienheureuse Marie, mère du Christ. Ladite Margery se mit alors à l’invectiver : « Vous faites mal à vous agenouiller ainsi et à prier devant des images dans ces églises, car Dieu n’a jamais été dans cette église et il n’est jamais sorti et ne sortira jamais du ciel et pour ces génuflexions, adorations et oraisons faites dans ces églises il ne va pas t’attribuer ni donner de récompense plus grande qu’une lumière allumée, bien cachée sous l’épais couvercle des fonts baptismaux, ne peut éclairer la nuit ceux qui sont dans les églises ; car il ne faut pas avoir plus de révérence pour les images qui sont dans les églises ni pour les images du crucifix que pour le gibet où on aurait pendu ton frère », ajoutant dans sa langue maternelle : « Des crapules d’artisans taillent et forment dans le bois ces croix et images et après cela des crapules de peintres les rehaussent de couleursEn anglais dans le texte original. ; et si vous cherchez à voir la vraie croix du Christ, je veux te la montrer ici, dans ta propre maison ». Et le témoin affirma qu’elle avait grand vouloir de voir la vraie croix du Christ. Et la susdite Margery dit : « Regarde ! », et en même temps qu’elle étendait ses bras en long et poursuivait : « la voici ; la vraie croix du Christ ; cette croix tu dois et tu peux la voir et l’adorer chaque jour ici, dans ta propre maison ; pour le reste tu te donnes de la peine pour rien quand tu vas à l’église pour adorer et prier des images et des croix mortes. »

Le témoin dépose ensuite que la susdite Margery lui demanda ce qu’elle croyait du sacrement de l’autel. Et le témoin, à ce qu’elle dit, lui répondit qu’elle croyait que ce sacrement de l’autel, après la consécration, est le vrai corps du Christ sous l’espèce du pain. Ladite Margery dit alors au témoin : « Tu crois mal, parce que si un tel sacrement était Dieu et le vrai corps du Christ, il y aurait d’innombrables dieux, parce que mille prêtres et plus, chaque jour, créent ainsi mille de ces dieux et ensuite mangent ces dieux, une fois mangés les évacuent par le postérieur dans des fourrés puants, où vous pourrez trouver sans peine ces dieux si vous voulez bien y regarder ; aussi sachez avec certitude que ce que vous appelez le sacrement de l’autel ne sera jamais mon Dieu, grâce à Dieu, car ce sacrement-là a été trompeusement et traîtreusement institué par les prêtres de l’Église pour encourager les simples gens à l’idolâtrie, parce que ce sacrement n’est rien d’autre que du pain matériel. »

Interrogée ensuite par le témoin, ladite Margery lui dit, à ce qu’elle a déclaré, que Thomas de Canterbury, que le peuple appelle saint Thomas de CanterburyIl s’agit de Thomas Becket, 1120-1170, archevêque de Canterbury de 1162 à 1170, assassiné par des partisans du roi Henri II en 1170, canonisé en 1173., fut un faux traître et a été damné en enfer pour avoir illégalement donné des possessions aux églises et suscité et soutenu plusieurs hérétiques dans l’Église, qui séduisent les simples gens ; et qu’en conséquence si Dieu a été béni, ledit Thomas a été et est maudit, et que si Thomas a été et est béni, Dieu a été et est maudit ; et que ces faux prêtres qui disent que ce Thomas a patiemment souffert sa mort devant l’autel sont des menteurs, car il a été tué à la porte de l’église alors qu’il s’enfuyait comme un imposteur insensé et traîtreOn remarquera au passage que cette version ôte toute responsabilité au roi d’Angleterre, Henri II, dans le meurtre de Thomas. Un signe sans doute du virage loyaliste des lollards après la répression de 1414… Le témoin a ensuite déposé que ladite Margery, interrogée par elle, lui a dit que ces maudits pape, cardinaux, archevêques, évêques, et spécialement l’évêque de Norwich, et autres qui soutiennent et encouragent les hérétiques et idolâtres, et en général tous ceux qui règnent sur le peuple subiront sous peu même ou pire châtiment que « ce maudit Thomas de Canterbury, eux qui, en maudits imposteurs, trompent le peuple avec leurs fausses mahométeriesCes mots sont en anglais dans le texte original : mawmentryes, plus loin latinisé en mamentria, à prendre dans le sens très péjoratif de «superstitions». et leurs lois qui ne servent qu’à extorquer de l’argent aux simples gens pour financer leur orgueil, luxe et oisiveté » […]

De même, le témoin a déposé que la susdite Margery lui a dit qu’aucun enfant ou nourrisson né de parents chrétiens ne doit être baptisé dans l’eau selon l’usage courant, parce qu’il a déjà été baptisé dans le ventre de sa mère et que cette mahométerie et idolâtrie que font ces faux et maudits prêtres quand ils trempent les nourrissons dans les fonts des églises ne sert qu’à extorquer de l’argent au peuple pour entretenir les prêtres et leurs concubines.

De même, que ladite Margery a dit au témoin, même heure et même lieu, que seul le consentement d’un amour mutuel entre l’homme et la femme suffit pour faire le mariage, sans qu’il y ait besoin de prononcer d’autres paroles ni de cérémonie à l’église.

De même, que ladite Margery a dit au témoin qu’aucun fidèle, homme ou femme, n’est tenu de jeûner pendant le carême, les Quatre-Temps, ni les vendredis, vigiles des saints et autres jours déclarés par l’Église ; et que tout le monde a le droit en ces jours et périodes de manger de la viande et toute sorte de nourritures ; et qu’il vaut mieux, les jours de jeûne, manger les restes de viande du jeudi que d’aller au marché et s’endetter à acheter du poisson ; et que c’est le pape SylvestreIl s’agit du pape Silvestre Ier (315-335). Autrement dit un homme et non le Christ lui-même. qui a institué le carême. »

N. P. Tanner (dir.), Heresy Trials in the Diocese of Norwich (1428-1431), Camden Fourth Series, 20, Londres, Royal Historical Society, 1977, p.43-46 ; traduction dans O. Guyotjeannin, Archives de l’Occident. Le Moyen Âge (Ve-XVe siècle), Paris, 1992, p. 509-511.