Comme le montre ici Carlo Ginzburg dans l’introduction des chapitres du présent ouvrage, chaque texte renferme des éléments qui échappent au contrôle de son auteur
Carlo Ginzburg, <i>Le fil et les traces, vrai faux fictif</i>, traduit de l'italien par Martin Rueff, Lagrasse, Verdier, collection « Histoire », 2010, 537 p.
Carlo Ginzburg, Le fil et les traces, vrai faux fictif, traduit de l'italien par Martin Rueff, Lagrasse, Verdier, collection « Histoire », 2010, 537 p.

Dans un autre passage du Métier d’historien, Bloch répondait aux doutes de ceux qui regrettaient qu’il fût impossible d’attester tel ou tel événement historique : par exemple les circonstances lors desquelles furent tirés les coups de fusil qui déclenchèrent la révolution de 1848. Il s’agit, observe Bloch, d’un scepticisme qui n’atteint pas ce qui sous-tend l’événement, à savoir les mentalités, les techniques, la société, l’économie : « ce qu’il y a en histoire de plus profond pourrait être aussi ce qu’il y a de plus sûr […]». Contre le scepticisme positiviste qui mettait en doute la fiabilité de tel ou tel document, Bloch opposait d’une part les témoignages involontaires, d’autre part la possibilité d’isoler, à l’intérieur des témoignages volontaires, un noyau involontaire, et par conséquent plus profond.

Contre le scepticisme radicalement antipositiviste qui s’en prend au caractère référentiel des textes en tant que tels, on peut utiliser une argumentation dans une certaine mesure analogue à celle que rappelle Bloch. En creusant à l’intérieur des textes, en remontant contre les intentions de ceux qui les ont produits, on peut faire émerger des voix incontrôlées […], celles de ces femmes et de ces hommes qui, lors des procès en sorcellerie, se soustrayaient […] aux stéréotypes que leur suggéraient les juges (chap. XIV). Dans les romans médiévaux, il n’est pas impossible de trouver la trace de témoignages historiques involontaires sur les us et coutumes, en isolant des fragments de vérité à l’intérieur de la fiction : découverte qui nous semble presque banale aujourd’hui, mais qui résonnait de manière paradoxale quand elle fut formulée de manière explicite pour la première fois à Paris vers la moitié du XVIIe siècle (chap. IV). Il s’agissait d’une stratégie de lecture qui n’était pas sans analogie avec celle proposée par Bloch à propos des vies des saints du haut Moyen Âge […] L’interprétation est infinie, même si ses contenus ne sont pas illimités […]
Lire les témoignages historiques à rebrousse-poil […] contre les intentions de ceux qui les ont produits, même s’il faut tenir compte de ces intentions – revient à supposer que chaque texte renferme des éléments qui échappent au contrôle de son auteur […]

Carlo Ginzburg, Le fil et les traces, vrai faux fictif, traduit de l’italien par Martin Rueff, Lagrasse, Verdier, collection « Histoire », 2010, p. 11-15.