Nations et nationalismes de 1850 à 1914

Les différentes parties de ce dossier forment aussi des articles séparés dans cette rubrique.


I – Qu’est ce qu’une nation au XIXe s. ?

A- Les données du problème au XIXe s.

1) L’héritage de la révolution française et de l’empire

a) Les intentions proclamées :

Décret prescrivant les mesures à prendre quand la patrie est en danger 5 juillet 1792

« L’assemblée nationale, considérant que les efforts multipliés des ennemis de l’ordre et la propagation de tous les genres de troubles dans les diverses parties de l’empire, au moment où la nation, pour le maintien de sa liberté, en engagée dans une guerre étrangère, peuvent mettre en péril la chose publique, et faire penser que le succès de notre régénération politique est incertain ;

Considérant qu’il est de son devoir d’aller au-devant de cet événement possible, et de prévenir par des dispositions fermes, sages et régulières, une confusion aussi nuisible à la liberté et aux citoyens que le serait alors le danger lui-même ;

Voulant qu’à cette époque la surveillance soit générale, l’exécution plus active, et surtout que le glaive de la loi soit sans cesse présent à ceux qui, par une coupable inertie, par des projets perfides ou par l’audace d’une conduite criminelle, tenteraient de déranger l’harmonie de l’Etat ;

Convaincue qu’en se réservant le droit de déclarer le danger elle en éloigne l’instant, et rappelle la tranquillité dans l’âme des bons citoyens ;

Pénétrée de son serment de vivre libre ou mourir, et de maintenir la Constitution ; forte du sentiment de ses devoirs et des voeux du peuple, pour lequel elle existe, décrète qu’il y a urgence.

L’assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de sa commission des douze, et décrété l’urgence, décrète ce qui suit :

Art. 1er. Lorsque la sûreté intérieure ou la sûreté extérieure de l’Etat seront menacées, et que le corps législatif aura jugé indispensable de prendre des mesures extraordinaires, elle le déclarera par un acte du corps législatif conçu en ces termes :

 » Citoyens, la patrie est en danger « .

2. Aussitôt après la déclaration publiée, les conseils de département et de district se rassembleront, et seront, ainsi que les municipalités et les conseils généraux des communes, en surveillance permanente ; dès ce moment aucun fonctionnaire public ne pourra s’éloigner ou rester éloigné de son poste.

3. Tous les citoyens en état de porter les armes, et ayant déjà fait le service de gardes nationales, seront aussi en état d’activité permanente. (cartouches.) »

Décret de la Convention, 15-17 décembre 1792.

« 1. Dans les pays qui sont ou seront occupés par les armées de la République, les généraux proclameront sur le champ, au nom de la Nation française, la suppression de toutes les autorités établies, des impôts ou contributions existants, l’abolition de la dîme, de la féodalité, des droits seigneuriaux, de la servitude réelle et personnelle, des banalités, des privilèges de chasse et de pêche, des corvées, de la noblesse et généralement de tous les privilèges.

2. Ils convoqueront le peuple pour créer une administration provisoire. (…)

9. L’administration provisoire cessera dès que les habitants, après avoir déclaré la souveraineté et l’indépendance du peuple, la liberté et l’égalité, auront établi une forme de gouvernement libre et populaire. »

Proclamation de Dumouriez, décembre 1792

 » Nous, Charles-François Dumouriez, lieutenant-général commandant en chef l’armée de Belgique, déclarons de la part de la République Française que non seulement le peuple est libre et délivré de l’esclavage de la Maison d’Autriche, mais que, par le droit imprescriptible de la nature, c’est lui, le peuple, qui est le Souverain, et que nulle personne n’a autorité sur lui, si ce n’est lui-même qui délègue une partie de sa souveraineté… Que ni la République Française, ni les généraux qui commandent les armées, ne se mêleront en rien d’ordonner ou même d’influencer la forme de gouvernement des provinces belgiques, lorsque le peuple belge commencera à user de son droit de souverain. »

Bonaparte à Talleyrand, ministre des relations extérieures

« Passatiana, 7 octobre 1797

(…) J’ai l’honneur de vous le répéter : peu à peu le peuple de la République cisalpine s’enthousiasmera pour la liberté.

(…) Le caractère distinctif de notre nation est d’être beaucoup trop vive dans la prospérité. Si l’on prend pour base de toutes les opérations la vraie politique, qui n’est autre chose que le calcul des combinaisons et des chances, nous serons pour longtemps la grande nation et l’arbitre de l’Europe. Je dis plus : nous tenons la balance de l’Europe; nous la ferons pencher comme nous voudrons, et même, si tel est l’ordre du destin, je ne vois point d’impossibilité à ce qu’on arrive en peu d’années à ces grands résultats que l’imagination échauffée et enthousiaste entrevoit, et que l’homme extrêmement froid, constant et raisonné, atteindra seul. (…) Paris, 10 décembre 1797 »

Bonaparte : allocution au directoire exécutif

« Le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre. Pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il avait dix huit siècles de préjugés à vaincre. La Constitution de l’an III et vous, avez triomphé de tous ces obstacles.

La religion, la féodalité et le royalisme ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l’Europe ; mais de la paix que vous venez de conclure date l’ère des Gouvernements représentatifs.

Vous êtes parvenus à organiser la grande nation, dont le vaste territoire n’est circonscrit que parce que la nature en a posé elle-même les limites.

Vous avez fait plus. Les deux plus belles parties de l’Europe, jadis si célèbres par les arts, les sciences et les grands hommes dont elles furent le berceau, voient, avec les plus belles espérances, le génie de la liberté sortir des tombeaux de leurs ancêtres. Ce sont deux piédestaux sur lesquels les destinées vont placer deux puissantes nations. (…)

Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre.

Paris, 26 décembre 1797 »

Bonaparte : Au Président de l’Institut National

« (…) Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance. L’occupation la plus honorable, comme la plus utile pour les nations, c’est de contribuer à l’extension des idées humaines. La vraie puissance de la République française doit consister désormais de ne pas permettre qu’il existe une seule idée nouvelle qu’elle ne lui appartienne. »

Proclamation de Napoléon 1er aux Espagnols, mai 1808.

« Espagnols ! Après une longue agonie, votre nation périssait… J’ai vu vos maux ; je vais y porter remède… Vos princes m’ont cédé tous leurs droits à la couronne d’Espagne. Je ne veux point régner sur vos provinces, mais je veux acquérir des titres éternels à l’amour et à la reconnaissance de votre postérité. Votre monarchie est vieille ; ma mission est de la rajeunir. J’améliorerai toutes vos institutions, et je vous ferai jouir des bienfaits d’une réforme sans froissements, sans désordres, sans convulsions… J’ai fait convoquer une Assemblée générale des députations des provinces et des villes. Je veux m’assurer moi-même de vos désirs et de vos besoins. Je déposerai alors tous mes droits, et je placerai votre glorieuse couronne sur la tête d’un autre moi-même, en vous garantissant une Constitution qui concilie la sainte et salutaire autorité du souverain avec les libertés et les privilèges du peuple. »


Napoléon, père des nations d’Europe ? (11 novembre 1816)

– ajout au dossier de M. Joslin

« (…) Une de mes plus grandes pensées avaient été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous, morcelés les révolutions et la politique. Ainsi, l’on compte en Europe, bien qu’épars, plus de trente millions de Français, quinze millions d’Espagnols, quinze millions d’Italiens, trente millions d’Allemands : j’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation. C’est avec un tel cortège qu’il eût été beau de s’avancer dans la postérité et la bénédiction des siècles. Je me sentais digne de cette gloire ! (…)

L’agglomération de trente ou quarante millions de Français était faite et parfaite ; celle des quinze millions d’Espagnols l’étaient à peu près aussi (…).

Quant aux quinze millions d’Italiens, l’agglomération était déjà fort avancée : il ne fallait plus que vieillir, et chaque jour mûrissait chez eux l’unité de principes et de législation, celle de penser et de sentir, ce ciment assuré, infaillible, des agglomérations humaines. La réunion du Piémont à la France, celle de Parme, de la Toscane, de Rome, n’avaient été que temporaires dans ma pensée, et n’avaient d’autre but que de surveiller, garantir et avancer l’éducation nationale des Italiens. (…)

L’agglomération des Allemands demandait plus de lenteur, aussi n’avais-je fait que simplifier leur monstrueuse complication ; non qu’ils ne fussent préparés pour la centralisation ; ils l’étaient trop au contraire, ils eussent pu réagir aveuglément sur nous avant de nous comprendre. Comment est-il arrivé qu’aucun prince allemand n’ait jugé les dispositions de sa nation, ou n’ait pas su en profiter ? Assurément si le ciel m’eût fait naître prince allemand, au travers des nombreuses crises de nos jours, j’eusse gouverné infailliblement les trente millions d’Allemands réunis ; et pour ce que je crois connaître d’eux, je pense encore que, si une fois ils m’eussent élu et proclamé, ils ne m’auraient jamais abandonné, et je ne serais pas ici… (…) Quoiqu’il en soit, cette agglomération arrivera tôt ou tard par la force des choses : l’impulsion est donnée, et je pense pas qu’après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples. Le premier souverain qui, au lieu de la première grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de toute l’Europe, et pourra tenter tout ce qu’il voudra. (…) »

Propos rapportés par Emmanuel de LAS CASES, Mémorial de Sainte-Hélène, ou Journal où se trouve consigné, jour par jour, ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois. Paris, 1823, nouvelle édition  J. Barbezat, 1830-1832. Présenté et annoté par Joël SCHMIDT, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Intégrale », 1968.


A – 1) b) De l’enthousiasme à la déception

« Lorsqu’on entendit parler des droits communs à tous les hommes, de la liberté vivifiante et de l’égalité chérie, qui pourrait nier qu’il n’ait senti son coeur s’élever ? Chacun alors espéra jouir de son existence ; les chaînes qui assujettissaient tant de pays (…) semblaient se délier. Tous les peuples opprimés ne tournaient-ils pas leurs regards vers la capitale du monde ? (…) La guerre commença, et les Français en bataillons armés s’approchèrent ; mais ils parurent apporter le don de l’amitié. L’effet répondit d’abord à cette apparence ; tous avaient l’âme élevée ; ils plantèrent gaiement les arbres riants de la liberté, nous promettant de ne pas envahir nos possessions ni le droit de nous régir nous-mêmes. (…)

Mais bientôt le ciel se noircit : une race d’hommes pervers, indignes d’être l’instrument du bien, disputa les fruits de la domination ; ils se massacrèrent entre eux, opprimèrent les peuples voisins, leurs frères nouveaux, et leurs envoyèrent des essaims d’hommes rapaces. Tous nous pillèrent, tous accumulèrent nos dépouilles ; ils semblaient n’avoir d’autre crainte que de laisser échapper quelque chose de ce pillage pour le lendemain. (…) Nous n’eûmes tous que la seule pensée, et nous fîmes tous le serment de venger des outrages nombreux et la perte amère d’une espérance doublement trompée. »

extraits de Johann Wolfgang GOETHE, Hermann et Dorothée, 1797.

 


 

A – 2) L’héritage du congrès de Vienne

1815 : « Une massive vente d’âmes »…

« Les grands résultats de ce magnifique congrès ne seront rien d’autre qu’une massive vente d’âmes – … Tout ce qui se passe n’est pas mieux que ce que Napoléon a fait. Des ministres médiocres et méchants manient une politique de découragement et agissent sans égard pour la personnalité des peuples, en suivant seulement leurs intérêts personnels. »

Comte Von Nostitz, Journal (1848), cité dans les Mémoires de l’Europe, de J.-L. Vivet, Éditions R. Laffont, 1971.

 

… parée de mobiles religieux.

Sous l’influence de Metternich, chancelier d’Autriche, l’empereur François 1″ signe avec Frédéric-Guillaume III de Prusse et Alexandre 1° de Russie la déclaration de la Sainte Alliance (septembre 1815):

« Conformément aux paroles des Saintes Écritures, qui ordonnent à tous les hommes de se regarder comme frères, les trois monarques contractants demeureront unis par les liens d’une fraternité véritable et indissoluble, et, se considérant comme compatriotes, ils se prêteront en toute occasion et en tout lieu assistance, aide et secours ; se regardant envers leurs sujets et leurs armées comme des pères de famille, ils les dirigeront dans le même esprit de confraternité dont ils sont animés pour protéger la religion, la paix et la justice…

Leurs Majestés recommandent avec la plus grande sollicitude à leurs peuples, comme unique moyen de jouir de cette paix qui naît de la bonne conscience, et qui est la seule durable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l’exercice des devoirs que le divin seigneur a enseigné aux hommes. »


A – 3) L’essor de la bourgeoisie

« (…) La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.

(…) A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit. Les oeuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle. Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image.

La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d’énormes cités ; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celles des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs. De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident.

La bourgeoisie supprime de plus en plus l’émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence totale de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier. »

extrait de Karl Marx, Le manifeste du parti communiste

 


 

B – Deux grandes conceptions

1) La conception allemande

Document 1

« Qu’on ne parle plus d’Autriche et de Prusse, de Bavière et de Tyrol, de Saxe et de Westphalie mais de l’Allemagne (…). Quelle est la patrie de l’Allemagne ? Nommez-moi cette grande patrie ! Aussi loin que résonne la langue allemande, aussi loin que les chants allemands se font entendre pour louer Dieu, là doit être la patrie de l’allemand. »

E. M. Arndt, poète allemand, 1813, auteur entre autre de « Le Rhin, fleuve allemand et non frontière allemande« 

 

Document 2

 » Un peuple, encore plus un peuple non civilisé, a-t-il quelque chose de plus cher que la langue de ses pères ? C’est en elle que réside la richesse de ses idées en tradition, histoire, religion, principes de vie, tout son coeur et son âme. Prendre à un tel peuple sa langue ou l’abaisser signifie lui prendre la seule propriété immortelle qui passe des parents aux enfants (…). Qui me prend par force ma langue, veut m’enlever aussi ma raison, ma manière de vivre, l’honneur et les droits de mon peuple. En vérité, comme Dieu tolère toutes les langues du monde, de même un souverain doit non seulement tolérer, mais aussi respecter les diverses langues de ses peuples. »

J. G. Herder, philosophe allemand, extrait de « Lettres sur le progrès de l’humanité (1793 – 1797)

 

Document 3

« Pour les ancêtres germains, la liberté consistait à rester Allemands, conduire leurs affaires en toute indépendance, conformément à leur esprit originel, progresser dans leur propre culture d’après ces mêmes principes et transmettre cette autonomie à leur postérité ; quant à l’esclavage, c’était pour eux l’acceptation de toutes les belles choses que les Romains leur offraient, acceptation signifiait esclavage parce qu’ils auraient cessé d’être tout à fait Allemands, pour devenir à moitié Romains. Il allait donc de soi, pensaient-ils, qu’il valait mieux mourir que d’en être réduits là, et qu’un vrai Allemand ne peut vivre que pour rester allemand et transmettre à ses descendants le même désir.

(…) C’est à eux, à leur langue et à leur manière de penser que nous sommes redevables, nous, les plus directs héritiers de leur sol, d’être encore des Allemands (…) C’est à eux que nous sommes redevables de tout notre passé national et, s’il n’en est pas fini de nous, tant qu’il restera dans nos veines une dernière goutte de leur sang, c’est à eux que nous devrons tout ce que nous serons à l’avenir. »

Fichte, Discours à la nation allemande, 1807-1808, 8e discours.

 


 

B – 2) La conception française

Deux conceptions de la nation exposées par l’historien français Fustel de Coulanges.

« Vous croyez avoir prouvé que l’Alsace est de nationalité allemande parce que sa population est de race germanique et parce que son langage est l’allemand. Mais je m’étonne qu’un historien comme vous affecte d’ignorer que ce n’est ni la race ni la langue qui fait la nationalité.

Ce n’est pas la race : jetez en effet les yeux sur l’Europe et vous verrez bien que les peuples ne sont presque jamais constitués d’après leur origine primitive. Les convenances géographiques, les intérêts politiques ou commerciaux sont ce qui a groupé les populations et fondé les États. Chaque nation s’est ainsi peu à peu formée, chaque patrie s’est dessinée sans qu’on se soit préoccupé de ces raisons ethnographiques que vous voudriez mettre à la mode. Si les nations correspondaient aux races, la Belgique serait à la France, le Portugal à l’Espagne, la Hollande à la Prusse ; en revanche, l’Écosse se détacherait de l’Angleterre, à laquelle elle est si étroitement liée depuis un siècle et demi, la Russie et l’Autriche se diviseraient chacune en trois ou quatre tronçons. (…)

La langue n’est pas non plus le signe caractéristique de la nationalité. On parle cinq langues en France, et pourtant personne ne s’avise de douter de notre unité nationale. On parle trois langues en Suisse : la Suisse en est-elle moins une seule nation, et direz-vous qu’elle manque de patriotisme ? (…) Vous vous targuez de ce qu’on parle allemand à Strasbourg ; en est-il moins vrai que c’est à Strasbourg que l’on a chanté pour la première fois la Marseillaise ?

Ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur coeur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie. Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble, travailler ensemble, combattre ensemble, vivre et mourir les uns pour les autres. La patrie, c’est ce qu’on aime. Il se peut que l’Alsace soit allemande par la race et par le langage ; mais par la nationalité et le sentiment de la patrie elle est française. Et savez-vous ce qui l’a rendue française ? Ce n’est pas Louis XIV, c’est notre révolution de 1789. Depuis ce moment, l’Alsace a suivi toutes nos destinées ; elle a vécu notre vie. Tout ce que nous pensions, elle le pensait ; tout ce que nous sentions, elle le sentait. Elle a partagé nos victoires et nos revers, notre gloire et nos fautes, toutes nos joies et nos douleurs. Elle n’a rien eu de commun avec vous. La patrie, pour elle, c’est la France. L’étranger, pour elle, c’est l’Allemagne. »

Fustel de Coulanges, L’Alsace est-elle allemande ou française ? Réponse à T. Mommsen, professeur à Berlin, Paris, 27 octobre 1870.

La nation selon E. Renan

« Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l’ordre d’idées que je vous soumets, une nation n’a plus le droit de dire à une province : « Tu m’appartiens, je te prends » . Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu’un en cette affaire a le droit d’être consulté, c’est l’habitant. Une nation n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours revenir. (…)

Je me résume, Messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de coeur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. Si des doutes s’élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d’avoir un avis dans la question.

Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ?« , Conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882.

 


 

II – Les nationalisme facteurs d’UNIFICATION / Les unités italiennes et allemandes

A – Les forces favorables à l’unité

1) Italie et Allemagne, « deux expressions géographiques »

« Pour les ancêtres germains, la liberté consistait à rester Allemands, conduire leurs affaires en toute indépendance, conformément à leur esprit originel, progresser dans leur propre culture d’après ces mêmes principes et transmettre cette autonomie à leur postérité ; quant à l’esclavage, c’était pour eux l’acceptation de toutes les belles choses que les Romains leur offraient, acceptation signifiait esclavage parce qu’ils auraient cessé d’être tout à fait Allemands, pour devenir à moitié Romains. Il allait donc de soi, pensaient-ils, qu’il valait mieux mourir que d’en être réduits là, et qu’un vrai Allemand ne peut vivre que pour rester allemand et transmettre à ses descendants le même désir.

(…) C’est à eux, à leur langue et à leur manière de penser que nous sommes redevables, nous, les plus directs héritiers de leur sol, d’être encore des Allemands (…) C’est à eux que nous sommes redevables de tout notre passé national et, s’il n’en est pas fini de nous, tant qu’il restera dans nos veines une dernière goutte de leur sang, c’est à eux que nous devrons tout ce que nous serons à l’avenir. »

Fichte, Discours à la nation allemande, 1807-1808, 8e discours.

 

Les aspirations à l’unité italienne.

« Nous sommes un peuple de vingt et un à vingt-deux millions d’hommes, désignés depuis un temps immémorial sous un même nom – celui du peuple italien – renfermés dans les limites naturelles les plus précises que Dieu ait jamais tracées, la mer et les montagnes les plus hautes d’Europe, parlant la même langue modifiée par des patois moins dissemblables que ne le sont l’écossais et l’anglais, ayant les mêmes croyances, les mêmes moeurs, les mêmes habitudes, fiers du plus glorieux passé politique, scientifique, artistique qui soit connu dans l’histoire européenne, ayant deux fois donné à l’humanité, un lien, un mot d’ordre d’unité, une fois par la Rome des empereurs, une autre quand les papes n’avaient pas encore trahi leur mission, par la Rome papale.

Nous n’avons pas de drapeau, pas de nom politique, pas de rang parmi les nations européennes. Nous n’avons pas de centre commun, pas de pacte commun, pas de marché commun. Nous sommes démembrés en huit États indépendants l’un de l’autre, sans alliances, sans unité de vue, sans contacts réciproques réguliers. Un de ces Etats , comprenant à peu près le quart de la péninsule appartient à l’Autriche ; les autres, quelques uns par des liens de famille, tous par leur sentiment de faiblesse, en subissent aveuglément l’influence. »

Mazzini, L’Italie, l’Autriche et le Pape, 1845.

 


 

B – 2) Le dynamisme économique

Pétition pour une Union douanière

« Nous, soussignés, négociants et fabricants allemands, réunis à la foire de Francfort, accablés par la triste situation du commerce et de l’industrie, nous nous adressons au gouvernement suprême de la nation allemande, pour lui dévoiler les causes de notre détresse et pour implorer son assistance.

Dans un pays où la plupart des fabriques sont fermées ou traînent une misérable existence, où les foires et les marchés sont encombrés de marchandises étrangères, où la majeure partie des négociants ne font pour ainsi dire plus d’affaires, est-il nécessaire de prouver que le mal est à son comble ? Trente-huit lignes de douane paralysent le commerce intérieur et produisent à peu près le même effet que si on liait les membres du corps humain pour empêcher le sang de circuler de l’un à l’autre.

Les soussignés osent en conséquence supplier la Diète :

1) de supprimer les douanes à l’intérieur de l’Allemagne,

2) d’établir vis-à-vis des nations étrangères un système commun de douane fondé sur le principe de rétorsion, jusqu’à ce que des nations adoptent le principe de la liberté du commerce européen. »

Frédéric LIST, 18l9

 

Les conséquences économiques de la division de l’Allemagne

« Cependant le provincialisme allemand avec ses multiples législations différentes du commerce et des métiers, devait devenir une entrave insupportable à cette industrie, dont le niveau s’élevait énormément, et au commerce qui en dépendait. Tous les dix ou vingt kilomètres un droit commercial différent, partout des conditions différentes dans l’exercice d’un même métier, et partout d’autres chicanes, des chausse-trappes bureaucratiques et fiscales, souvent encore des barrières de corporations contre lesquelles aucune concession ne prévalait ! Et avec tout cela, les nombreuses législations sociales locales diverses, les limitations de droit de séjour qui empêchaient les capitalistes de jeter en nombre suffisant les forces de travail disponibles sur les points où le minerai, le charbon, la force hydraulique et d’autres ressources naturelles exigeaient l’implantation d’entreprises industrielles. La possibilité d’exploiter librement la force de travail massive du pays était la première condition du développement industriel ; partout cependant où l’industriel patriote rassemblait des ouvriers attirés de toute part, la police et l’assistance publique s’opposaient à l’établissement des immigrants. Un droit civil allemand, l’entière liberté de domicile pour tous les citoyens de l’Empire, une législation industrielle et commerciale unique, ce n’étaient plus là des rêveries patriotiques d’étudiants exaltés, c’étaient désormais les conditions d’existence nécessaires à l’industrie. »

F. ENGELS, Le rôle de la violence dans l’histoire, Éditions sociales, 1971.

 

Le programme du Nationalverein en 1860 par un député Libéral du Landtag de Prusse, SchutzeDelitzsch.

« Il ne nous appartient pas, dans cette grande affaire de l’unité de l’Allemagne, de fixer celle des Puissances qui manifeste le moins d’exigences pour prendre la direction du futur Etat fédéral : ce sera celle qui se manifestera comme la plus efficace. Or, si nous considérons les deux grands États allemands, il apparaît que la Prusse nous apporte une population allemande d’un seul tenant, ce dont l’Autriche est bien incapable ; et sur cela il ne peut y avoir aucune espèce de doute, Par contre nous devons reconnaître… que le gouvernement prussien ne nous facilite pas notre action en vue de réaliser l’unité allemande…

Mais, Messieurs, de même que la nécessité où nous nous trouvons, en tant que Prussiens, de devoir combattre pour nos droits constitutionnels donne toute sa valeur à notre vie politique, de même est-il dans le destin du peuple allemand de combattre pour son unité et de ne la devoir qu’à lui-même. C’est sans doute le trait marquant du XIXe siècle et ce qui le distingue du XVIIIe, que ce ne soient plus quelques monarques supérieurement doués et dépassant leurs peuples par les lumières qui tracent les voies de l’avenir, en entraînant péniblement ces peuples dans leur sillage. Non, Messieurs, les choses se présentent différemment en notre temps : ce sont les peuples qui sont à la pointe du progrès humain et politique, et ce sont les princes qui sont dans leur sillage. Je pense que nous devons avoir constamment à l’esprit ce qui suit : nous ne travaillons pas pour les dynastes allemands, ni pour les Hohenzollern, ni pour les Habsbourg, nous ne travaillons que pour nous, pour le peuple allemand… »

Dans J. Droz, La formation de l’unité allemande. Hatier 1970.

 

L’unité italienne se fera grâce au Piémont

« En Italie, une révolution démocratique n’a pas de chance de succès. La force réside presque exclusivement dans la classe moyenne et dans une partie de la classe supérieure. Sur des classes aussi fortement intéressées au maintien de l’ordre social, les doctrines subversives de la Jeune Italie ont peu de prise Il nous paraît évident que la précieuse conquête de notre nationalité ne peut être opérée que moyennant l’action combinée de toutes les forces vives du pays, c’est-à-dire par les princes nationaux franchement appuyés par tous les partis. Il nous suffira de citer à cet égard ce qui se passe en Piémont. Le développement donné à l’instruction primaire, l’établissement de plusieurs chaires consacrées à l’enseignement des sciences morales et politiques, les encouragements accordés à l’esprit d’association appliqués aux arts aussi bien qu’à l’industrie, et plusieurs autres mesures, sans parler des chemins de fer, attestent suffisamment que l’illustre monarque qui règne avec tant d’éclat sur ce royaume est décidé à maintenir cette politique glorieuse qui, dans le passé, a fait de sa famille la première dynastie italienne, et qui doit dans l’avenir l’élever encore à de plus hautes destinées.

(…) Si l’action des chemins de fer doit diminuer ces obstacles, et peut-être même les faire disparaître, il en découle naturellement cette conséquence que ce sera une des circonstances qui doit le plus favoriser l’esprit de nationalité italienne. Un système de communications qui provoquera un mouvement incessant de personnes en tout sens (…) devra puissamment contribuer à détruire les mesquines passions municipales, filles de l’ignorance et des préjugés (…).»

Benso comte de Cavour (1810-1861), « Des chemins de fer en Italie », Revue nouvelle, 1846.


B – 3) Une renaissance culturelle

Verdi, chantre de la nation italienne

« Avec Nabucco et Les Lombards à la première croisade – c’est-à-dire ses deux premiers grands succès – Verdi commence, je dirais presque instinctivement, dès le début, à faire de la politique avec sa musique. Les étrangers ne pourront jamais se rendre compte de l’influence exercée pendant une certaine période par les mélodies fougueuses et ardentes que Verdi a trouvées quand les situations et même certains passages poétiques lui rappelaient la condition malheureuse de l’Italie, ses souvenirs ou ses espoirs. Le public découvrait des points de référence partout, mais Verdi avait été le premier à s’en rendre compte et les avait adaptés à sa musique inspirée, qui finissait souvent par soulever la révolution dans le théâtre. (…)

Les Lombards fut porté aux nues. Les gens modestes commençaient à assiéger les galeries dès trois heures de l’après-midi, en apportant leur panier, si bien que le rideau se levait dans des effluves de saucisson à l’ail ! (…) Le fameux choeur « Ô Dieu de notre toit natal » provoqua l’une des premières manifestations politiques qui signalèrent le réveil des Lombards-Vénitiens. »

Notes de Folchetto, ami de Verdi, à propos de la première des Lombards le 11 février 1843 à la Scala de Milan.

 

La nécessité d’une langue commune

« La raison est que, si nous, Milanais, et avec nous tous ces Italiens qui parlent comme nous des langues circonscrites de fait et de droit à une région d’Italie, si nous voulions (…) nous limiter à la langue commune, nous nous trouverions tout à coup dépourvus d’une quantité de termes et de dictions appropriés pour désigner les événements quotidiens, les opérations habituelles et inévitables, (…) mais je veux dire aussi, dépourvus du nom des choses les plus banales, de ces choses que nous voyons chaque jour, que nous rencontrons en chemin et que nous avons chez nous, qui servent, en bref, aux besoins les plus ordinaires de notre vie.

Pour remédier à de tels usages la solution serait de posséder en commun une langue qui puisse offrir les mêmes usages [que ces idiomes régionaux] et grâce à laquelle les gens seraient conscients d’avoir changé la manière de s’exprimer, mais pas d’avoir appauvri leurs facultés d’expression. Et, pour posséder cette langue, il faut l’acquérir. Or, pour l’acquérir, il faut d’abord la reconnaître et dire d’un commun accord: la voici [c’est le toscan]  »

Alessandro Manzoni, Della lingua italiana, 1835-1840.

 

Contre l’hégémonie de la langue toscane

« Peut-on oublier que, dans le cas de l’Allemagne, l’usage est vraiment créé ou établi par la littérature commune, et que, dans le cas de la France, il est établi ou créé par la conversation et les lettres de la capitale, cette cité vers laquelle se dirige tout ce que compte la nation ; que, pour cette raison, dans les deux pays, l’unité de la langue est indissociable de la vertu indéfectible de la communauté de pensée ou de l’action impérative de l’intellect national, action qui s’incarne dans la langue même et ne rencontre personne qui puisse ou veuille s’y soustraire ? Peut-on oublier que, dans ces deux cas, le lexique y apparaît, cela va de soi, bien plutôt comme le sédiment que comme la norme de l’activité civile et littéraire de la parole nationale ?

[C’est ce qui explique] que cette solide unité linguistique dont se réjouit la France ou l’Allemagne ne peut être un argument pour étendre légitimement le pur idiome florentin à l’Italie entière. Ni même de l’espérer. »

Graziadio Isaïa Ascoli, « Proernio », in Archivio glottologico italiano, 1873.

 

L’affirmation de l’unité culturelle allemande

« La nation allemande, grâce à une langue et à une façon de penser commune, se trouvait suffisamment unie et se distinguait nettement au milieu de la vieille Europe des autres peuples : elle était le mur de séparation entre races hétérogènes assez nombreuses, et vaillantes pour défendre ses frontières contre les attaques de l’étranger. Elle se suffisait à elle-même et n’était nullement portée à s’inquiéter des nationalités voisines, ni à se mêler de leurs affaires, encore moins à les troubler ou rendre ennemies. (…)

Actuellement, nous souffrons des illusions de nos pères. (…) Nous sommes des vaincus : il dépendra de nous désormais de mériter le mépris ; il dépendra de nous de perdre, après tous nos autres malheurs, même l’honneur. Le combat [entre Allemands] avec les armes est fini ; voici que va commencer le combat des principes, des moeurs, des caractères. Donnons à nos hôtes [les autres Européens] le spectacle d’une amitié fidèle pour la patrie, (…) d’une honnêteté inattaquable de l’amour du devoir : l’image de toutes les vertus civiles.

Le territoire allemand est divisé en une multitude d’états indépendants et parfois rivaux. »

J. G. FICHTE, Discours à la Nation allemande, Extraits du 131e discours, traduit par L. Philippe, Paris, Delagrave, 1895

 


 

B – Les artisans de l’unité

1) Le comte de Cavour

Premier ministre du roi de Piémont-Sardaigne Victor-Emmanuel II, de 1852 à sa mort en 1861, Cavour est avant tout un homme de cabinet. Négociateur habile, il sait admirablement tirer parti des circonstances. Il met au service de l’unité italienne sa connaissance parfaite de l’Europe : il parle le français mieux que le toscan ; il a visité Paris et Londres, mais jamais Rome, Naples ou Venise. Son objectif est l’Italie unifiée, sous un gouvernement monarchique et libéral, ouverte au progrès économique, celui-là même qu’il met en application au Piémont, dont il a fait un État modèle.

2) Garibaldi

Garibaldi (1807-1882) est le type même du condottiere : Niçois d’humble origine, il a bourlingué avant 1848 jusqu’en Amérique latine, alors le bout du monde. Homme d’action plein de panache et de bravoure, il excelle aux coups d’éclat qui font de lui rapidement l’idole des foules, comme à Naples, après sa victoire en 1860 : bien que républicain convaincu, il se range finalement, par patriotisme, sous l’emblème de la monarchie piémontaise, devenu pavillon national italien.

3) Bismarck

Né en 1815, il a reçu la formation des aristocrates prussiens : après l’université et un court passage dans l’administration, il mène la vie d’un hobereau. En 1847, il représente la Prusse à la Diète de Francfort. Nommé Chancelier, c’est-à-dire chef du gouvernement prussien en 1862, il sait avec réalisme rallier aussi bien les couches populaires que la bourgeoisie et la société aristocratique, d’abord réticente. Désormais il est à même de réaliser son programme : l’unité allemande sous l’hégémonie prussienne.


C – Le puzzle rassemblé

1) Une Italie

Le projet initial.

Cavour, premier ministre de Victor-Emmanuel II nouveau roi de Piémont, ne se contente pas de renforcer la puissance militaire et économique de son pays. Il obtient le soutien de Napoléon III en juillet 1858 (entrevue de Plombières).

« L’empereur a aisément convenu qu’il était nécessaire de chasser les Autrichiens d’Italie une fois pour toutes (…)

La vallée du Pô, la Romagne et les Légations formeraient un Royaume de Haute-Italie, sous la Maison de Savoie. Rome et ses environs immédiats seraient laissés au Pape (1). Le reste des États du Pape, ainsi que la Toscane, formeraient un royaume d’Italie centrale. La frontière napolitaine ne subirait aucune modification. Ces quatre Etats italiens formeraient une confédération sur le modèle de la confédération germanique, dont la présidence serait donnée au Pape. »

(Lettre de Cavour au roi de Piémont, juillet 1858.) (1) Pie IX.

 

La politique de Cavour en 1856.

« Ce qui s’est passé au congrès de Paris prouve deux choses : 1. que l’Autriche est décidée à persister dans son système d’oppression et de violence envers l’Italie ; 2. que les efforts de la diplomatie sont impuissants à modifier son système. Il n’y a que deux partis à prendre ou se réconcilier avec l’Autriche et le pape, ou se préparer à déclarer la guerre à l’Autriche dans un avenir peu éloigné. Si le premier parti était préférable, je devrais à mon retour à Turin conseiller au roi d’appeler au pouvoir des amis de l’Autriche et du pape. Si, au contraire, la seconde hypothèse est la meilleure, mes amis et moi nous ne craindrons pas de nous préparer à une guerre terrible, à une guerre à mort (…). C’est pourquoi j’ai l’intention d’aller à Londres, afin de consulter le gouvernement britannique. (…) Nous devons nous préparer secrètement, contracter un emprunt de 30 millions de francs (…), envoyer à l’Autriche un ultimatum qu’elle ne puisse accepter, et ouvrir les hostilités.

L’empereur Napoléon III ne peut pas être contre cette guerre. Il la désire dans le fond de son coeur. En voyant l’Angleterre décidée à entrer en lice, il nous aidera certainement. (…) Les dernières entrevues que j’ai eues avec lui et ses ministres étaient de nature à frayer le chemin vers une déclaration de guerre [à l’Autriche]. »

Lettre de Cavour, Premier ministre du Piémont, au ministre de la Justice, 12 avril 1856.

 

Le Sud encore à conquérir.

Il s’en faut que le Mezzogiorno soit totalement intégré au nouveau royaume :

« Le facteur devait, en conditions normales, venir une fois par semaine. Grâce aux brigands installés dans la montagne et qui le dévalisaient une fois sur deux, la semaine devenait quinzaine… Celui qui devait se rendre à Naples ne partait pas sans avoir fait auparavant son testament; celui qui avait dépassé le phare de Messine acquérait une telle réputation dans le pays que sa salive devenait un médicament pour la guérison des eczémas… »

(Témoignage cité dans Romano, Histoire de l’Italie du Risorgemento à nos jours , Éditions du Seuil, 1977.)

 

L’aristocratie sicilienne dispose de « clientèles » d’un genre particulier :

« Lorsqu’on sollicitait sa haute protection, un seigneur ne la refusait pas, fût-ce au plus féroce des assassins. Naturellement, le malfaiteur ainsi sauvé devenait l’homme de son protecteur, au sens le plus féodal du terme ; il avait en quelque sorte reçu de lui sa vie en fief et se trouvait désormais à son service. Dès lors, compte tenu des traditions de violence encore en vigueur et du peu de valeur attribué à la vie humaine, ce seigneur aurait eu une force d’âme surhumaine si, ayant subi un dommage ou une offense, il n’avait pas utilisé pour se venger l’instrument qu’il avait sous la main. »

(Rapport de Léopold Franchetti (1876), cité par Milza et Berstein, L’Italie, la Papauté 1870-1970, Éditions Masson.)

 

Mais les combats menés par les Piémontais après 1861 sont-ils seulement une lutte contre le brigandage ?

« La commission parlementaire d’enquête sur le brigantaggio publia quelques chiffres sur les pertes subies des deux côtés dans la période allant de mai 1861 à mars 1863. Les Italiens eurent 307 morts et 86 blessés, les « brigands » 1038 fusillés, 2413 morts au cours des engagements et 1768 arrêtés. Mais les chroniqueurs bourbons parlent de 10’000 Napolitains fusillés ou morts sur le champ de bataille et de 18’000 personnes fusillées ou massacrées (…). Certains écrivains marxistes et démocrates affirmeront, contre l’école traditionnelle que le Risorgimento fut en dernière analyse un pacte entre l’appareil politico-militaire piémontais et la bourgeoisie de l’Italie du Nord pour une guerre de conquête au détriment des provinces méridionales. »

(Romano, op. cit.)

 


 

C – 2) Une Allemagne

analyse de Bismarck en 1856.

« Dès que la situation extérieure se modifie de manière à menacer la paix européenne, la Prusse gagne en importance aux yeux de l’étranger, grâce à ses forces militaires et à ses ressources ; (…) Pendant une génération la Confédération a cru fermement que sa mission était de se défendre contre les attaques de la France ou contre des révolutions intérieures, en s’unissant étroitement à la Prusse, l’Autriche et la Russie. Tant qu’elle a été sûre d’avoir derrière elle la réserve importante des trois puissances de l’Est on a pu compter sur sa solidité, et l’on pourra le faire chaque fois que l’Autriche et la Prusse seront d’accord pour opposer à la France ou à la Russie une alliance puissante (…). Mais dès que la Russie se retire d’une semblable alliance sans que la France y entre, (…) l’acte fédéral perd toute force et toute valeur. Si l’Allemagne est menacée de deux côtés, c’est-à-dire par la France et par la Russie, la Prusse et l’Autriche auront beau être unies, elles ne verront dans leur camp que les États de la Confédération germanique qu’elles pourront forcer à être des leurs. »

Dépêche de Bismarck, chancelier de Prusse, au ministre des Affaires étrangères de Prusse, 4 novembre 1856.

Le choix de la guerre (1866).

« Le ministre-président a pris le premier la parole, et s’est exprimé de la sorte : la Prusse était la seule création politique viable qui fût sortie des ruines de l’ancien empire allemand ; de là procédait sa vocation d’arriver à la tête de l’Allemagne. L’Autriche ne voulait pas concéder à la Prusse la direction de l’Allemagne, quoiqu’elle en fût elle-même incapable. Il convenait donc de se demander maintenant, et de décider si la Prusse devait reculer d’effroi devant cet obstacle : la rupture, et éventuellement la guerre avec l’Autriche ? Le moment était favorable à la Prusse, à cause de la position de l’Italie, qui ne pourrait plus maintenir longtemps sur pied les forces militaires qui menaçaient l’Autriche ; à cause des relations actuelles d’amitié avec l’empereur Napoléon ; à cause de la supériorité encore existante de notre armement, et même à cause de notre temps de service sous les drapeaux, qui était maintenant de plus longue durée qu’en Autriche. »

(Procès-verbal du conseil de la couronne, juin 1866.)

 

L’influence de la victoire de Sadowa sur l’opinion allemande

Un juriste, Rudolf von lhering, exprime, avant et après Sadowa, deux opinions totalement contradictoires sur la politique de Bismarck :

« 1er mai 1866

Jamais sans doute une guerre n’a été manigancée de façon aussi éhontée, avec une légèreté aussi scandaleuse que celle que Bismarck est en train de monter contre l’Autriche. (…) Je suis un partisan convaincu de l’influence prussienne en Allemagne du Nord, bien que je n’aie que peu de sympathie pour le système politique actuel en Prusse (…) .

Tout le monde ici déteste cette guerre, personne ne peut s’accommoder de l’idée que l’issue inéluctable de la lutte sera ce que nous devons souhaiter. Nous allons voir des Allemands prendre les armes contre les Allemands, bref une guerre civile. »

« 19 août 1866

(…) Quel bonheur enviable de vivre à notre époque présente et d’avoir pu être témoins de ce tournant de l’histoire de l’Allemagne (…) . Des années durant (…) j’ai souhaité un Cavour allemand ou un Garibaldi comme Messie pour mon pays. Et voilà qu’il vient d’apparaître dans la personne de ce Bismarck, que l’on a trop dénigré.

(…) Je m’incline très bas devant le génie de Bismarck, qui a porté à son sommet un chef-d’oeuvre d’intelligence politique et d’action, comme il est rare d’en trouver un exemple dans l’histoire. »

Cité par J. Droz, La formation de l’unité allemande (1789-1871), Hatier éd., pp. 188-189.

 


 

III – DES NATIONALISMES FACTEURS DE TENSIONS

A – L’Empire austro-hongrois menacé

L’Empire austro-hongrois en 1900 : un État multinational

NATIONALITÉ POPULATION RÉGIONS RELIGIONS SITUATION SOCIALE ET ECONOMIQUE
ALLEMANDS 12 millions

Sudètes (2,4 millions) + quelques-uns en Galicie

Haute et Basse-Autriche,

Styrie, Tyrol, Carinthie

Catholiques

Juifs l million

Paysannerie propriétaire, bourgeoisie industrielle et urbaine
 

MAGYARS
(= Hongrois)

10 millions Plaine hongroise, Transylvanie Catholiques (2/3) – Calvinistes (1/3) Grands propriétaires
 

TCHÈQUES

5,9 millions Bohème, Moravie Catholiques Quelques protestants Riche agriculture avec déclin de la petite propriété

46 % de l’industrie cisleithane
Haut niveau culturel

SLOVAQUES 2,4 millions Slovaquie 70 % de catholiques, 25 % de luthériens, et divers magyars, petits propriétaires slovaques
POLONAIS 4,3 millions Galicie 85 % de catholiques, 15 % de juifs Grands propriétaires fonciers, ouvriers et mineurs
RUTHENES 3,3 millions Galicie, Bukovine Orthodoxes
Juifs dans les villes
Petits paysans pauvres
Grands propriétaires polonais (28 % du sol)
SLOVÈNES 1,2 million Carniole Catholiques Paysannerie moyenne aisée, grands propriétaires riches, industrie la plus développée des Slaves du sud,
bourgeoisie commerçante évoluée
SERBES 2 millions Slavonie, Dalmatie, Bosnie-Herzégovine Orthodoxes Paysans pauvres
CROATES 2 millions Slavonie, Croatie Catholiques Paysans pauvres
SERBES ISLAMISES 600’000 Dalmatie, Bosnie- Herzégovine Musulmans Noblesse musulmane (beys) imposant des corvées ; paysans chrétiens serfs, petits paysans propriétaires musulmans
ROUMAINS 3 millions Transylvanie, Bukovine Orthodoxes, quelques juifs Grands propriétaires souvent magyars,
paysans pauvres
ITALIENS 1 million Tyrol du Sud, Istrie, villes dalmates Catholiques Paysannerie assez évoluée, bourgeoisie urbaine (Trieste)


Le dualisme contesté

« Dans les écoles publiques, les élèves slovaques traversent un douloureux purgatoire, houspillés et brimés s’ils demeurent fidèles à leur langue nationale, caressés, choyés, protégés, s’ils se convertissent à la vraie patrie magyare. Pour leur épargner ces épreuves et ces tentations, les Slovaques avaient réussi à fonder à leurs frais trois gymnases (1). On ouvrit, dès 1874, une enquête sur le lycée de Revuea. Le surintendant conclut que « les tendances slaves, et par conséquent anti-magyares ne permettaient pas d’espérer de l’enseignement des résultats favorables et utiles à la patrie » ; le gymnase est aussitôt fermé. Le ministre, mis en appétit, envoie une deuxième commission inspecter le gymnase de Zniov. Elle ne constate aucun abus. Le ministre s’avise que les bâtiments sont vieux (…) Peut-être, mais nous allons inaugurer un nouveau local. Les murs ne sont pas assez secs. En pleine période scolaire, les élèves sont mis à la porte et le lycée fermé. Depuis, toutes les demandes des églises et des communes pour fonder de nouveaux gymnases sont restées sans réponse. En revanche, sur le territoire slovaque, on compte 4 facultés, de droit, 36 écoles moyennes, 15 écoles normales, toutes uniquement magyares.»

(E. Denis, « La Question d’Autriche et les Slovaques », Éditions Delagrave, 1917.) (1) Lycées.

 

Les principales contestations du dualisme viennent des Slaves du sud et des Tchèques, dont le pays est le plus développé sur le plan économique.

« La division de l’Autriche en territoires nationaux est très possible. Les territoires seraient dans la plus grande partie presque homogènes. On pourrait garantir par les lois impériales les droits des minorités dans les régions mixtes, assurer l’égalité des langues dans l’administration… Tout ce qui reste du centralisme devrait disparaître. Le gouvernement central ne conserverait que les affaires nécessairement communes, comme les affaires militaires, les grandes lignes de chemin de fer, les postes, les télégraphes, la police, etc. A cela on pourrait ajouter l’institution de tribunaux nationaux qui trancheraient tous les litiges entre les nations concernant les écoles, les emplois publics, l’emploi des langues dans l’administration. »

(Benes, Le problème autrichien et la question tchèque , Paris, 1908.)

 

UNE VILLE COMME LES AUTRES EN AUTRICHE-HONGRIE

« La ville était allemande. Elle était même sise dans une enclave de langue allemande, encore qu’à son extrême pointe, et se savait mêlée depuis le XIIIe siècle aux fiers souvenirs de l’histoire allemande. On pouvait apprendre, dans ses écoles allemandes, que le prêtre des Turcs, Kapristan, avait prêché déjà en cette ville contre les hussites, en un temps où de bons Autrichiens pouvaient encore être nés à Naples… ; que les Suédois pendant la guerre de… ?, avaient assiégé tout un été cette courageuse cité sans pouvoir l’enlever ; les Prussiens, pendant la guerre de Sept Ans, en avaient été moins capables encore. (…)

Dans les écoles non allemandes de la ville, on n’épargnait pas les allusions au fait que la ville n’était pas allemande, « et que les Allemands étaient un peuple de voleurs qui s’appropriaient jusqu’au passé des autres ». Que cela ne fût pas interdit était curieux, mais relevait de la sage modération cacanienne. Il y avait alors en Cacanie nombre de villes analogues, et toutes présentaient le même aspect. »

Robert Musil, l’Homme sans qualités, 1930-1943, Le Seuil, 1966.

 

Langues et revendications nationales dans l’empire austro-hongrois.

« Aux environs de Temesvar (aujourd’hui Timisoora en Roumanie) un propriétaire me disait qu’il avait absolument besoin de connaître cinq langues : le latin, pour les anciennes pièces officielles, l’allemand pour ses relations avec Vienne, le hongrois pour prendre la parole dans la Diète, enfin le valaque et le serbe pour donner des ordres à ses ouvriers (…). Il n’y a pas jusqu’aux billets de banque qui ne portent témoignage de la multiplicité des dialectes en usage dans l’Empire. (…) On s’est donné la peine de graver une inscription en huit langues différentes, accompagnée de cette devise : viribus unifis, par l’union des forces, laquelle semble une cruelle ironie en présence des discordes actuelles. »

E. de LAVELEYE, Revue des Deux Mondes, l e août 1868.

 

« Appelés à présenter une adresse à Sa Majesté l’Empereur et Roi à l’occasion de l’ouverture de leur session, les députés du Landtag croate ont profité de l’occasion pour développer le programme de leurs ambitions nationales. Ils ne se bornent pas à réclamer pour leurs frères de la Bosnie et de l’Herzégovine un affranchissement définitif du joug qui les soumettait à la domination turque. Ils émettent la prétention que ces provinces soient incorporées dans un vaste Royaume comprenant, outre la Croatie actuelle, la Dalmatie et les Confins militaires (1) qui en ont été naguère détachés. Il ne s’agirait de rien moins que de la constitution au sein de la Monarchie d’un troisième État ayant les mômes droits, la même autonomie, la même organisation politique que les deux pays qui composent actuellement l’Autriche-Hongrie, (…). Il est permis de penser qu’ils ont trouvé l’occasion favorable pour prendre acte de ce qu’ils considèrent comme leurs droits et pour semer le germe de leur programme national, comptant sur le temps pour le faire fructifier. »

Rapport du vicomte de VOGÜÉ, ambassadeur de France à Vienne, au ministre français des Affaires étrangères, 18 octobre 1878.

1. Territoire croate placé sous administration militaire pour éviter les infiltrations turques.

Le mémorandum des slovaques (7 juin 1861)

« Aide-mémoire de la nation slovaque au Parlement de Hongrie en vue d’obtenir la réalisation équitable du principe de l’égalité des droits en Hongrie. » (juin 1861).

« Notre histoire et notre tradition nationales nous enseignent que nous sommes les plus anciens habitants de ce pays entouré par les Carpathes.

Bien avant l’arrivée des Magyars, nos aïeux appelèrent cette terre leur patrie. Aussi, il est nécessaire de reconnaître notre personnalité nationale sur le territoire où elle s’étend en tant que masse continue et ininterrompue sous le nom de Région slovaque de la Haute Hongrie, en modifiant la frontière des départements d’après le critère ethnique.

Les limites fictives des quatre districts actuels de notre patrie feraient place à des limites vivantes, définies non pas par la décision arbitraire des hommes, mais par la langue et la nationalité et, par conséquent, par la volonté de Dieu et la nature elle-même.

Cette langue qui personnifie la nation dans le monde de l’esprit, qui est son unique moyen d’expression, l’unique stimulant de sa culture, ne doit pas être ravalée sur le territoire national, c’est-à-dire dans sa propre maison, par un rôle secondaire, au rang de servante. Elle doit être, au contraire, remise à la place qui lui revient dans les limites qui servent de cadre à la vie nationale.

Les affaires des citoyens devant les services administratifs et judiciaires seront tout naturellement traitées dans leurs langues nationales.

Nous adoptons pour devise : Une patrie libre et constitutionnelle fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité des nations. »

cité par J. Mikus, La Slovaquie dans le drame de l’Europe, Paris, 1955.

 

L’AFFIRMATION DE LA LANGUE TCHÈQUE AUX DÉPENS DE L’ALLEMAND

Jean Gebauer, né en 1838 dans un village de Bohême, professeur de linguistique à l’université de Prague, raconte son enfance. Son père était un paysan allemand.

« Elle [la mère de l’auteur] ne connaissait pas un mot d’allemand et mon père et ma grand-mère lui parlaient en tchèque, tandis qu’entre eux ils parlaient allemand ; et il en était ainsi lorsque je suis arrivé, moi, dans la famille, et trois ans plus tard, ma soeur.

Quand, en 1854, ma grand-mère mourut, mon père n’eut à la maison personne avec qui parler allemand, et la langue tchèque domina complètement dans notre foyer. Ma soeur et moi sommes nés dans un foyer bilingue et nous avons appris aussi l’allemand ; mais, pour nos frères et soeurs plus jeunes, ce ne fut pas le cas. En un mot : dans notre maison, l’allemand dominait ; avec l’arrivée de ma mère et l’accroissement de la famille, augmenta la domination du tchèque. Avec la mort de ma grand-mère, se termina la langue allemande.

Cela se passa souvent dans d’autres familles, selon mes souvenirs. Dans un foyer allemand entra une épouse tchèque, les enfants devinrent tchèques ; les membres allemands du foyer, restes de la période allemande, moururent ou partirent ; le père allemand n’avait plus à qui parler et dans le foyer régna seul le tchèque. »

Cité par B. Michel, Nations et nationalismes en Europe centrale, XIX-XXe siècle, Aubier 1995.

Les Tchèques luttent contre la germanisation

« En théorie, l’égalité entre Allemands et Tchèques a été reconnue par une ordonnance rendue en 1880. En pratique, elle n’existe pas, car les recensements sont établis arbitrairement de façon à favoriser partout et quand même, l’élément germanique. (…) A l’aide de souscriptions, [les Allemands] ont fondé une association, la Schulvercin destinée à favoriser le développement des écoles germaniques dans le pays. (…) Les patriotes tchèques, attachés à leur langue et à leur nationalité, résistent avec une admirable énergie à ces tentatives. Ils ne se laisseront pas envahir par l’océan germanique qui les entoure et menace de les submerger : à la puissante Schulvercin, ils se sont hâtés d’opposer la Matice Skolska, caisse nationale des écoles pour combattre leurs adversaires sur leur propre terrain et préserver leur pays de la contagion allemande, en établissant des écoles tchèques dans les régions qui n’en possèdent point. »

Article du journal Le Correspondant, 1896.

 

Problèmes linguistiques

« Au lycée, nous étions tous réunis, Tchèques et Allemands. Comme de juste, nous nous disputions au sujet de la supériorité de nos nations respectives. Nous, Tchèques, étions plus âgés, ayant dû passer une ou deux années supplémentaires à apprendre l’allemand ; quant à moi, j’étais plus âgé encore, parce que j’avais été à l’école réale et en apprentissage. Dans les batailles – batailles de gamins, qui n’étaient pas terribles – nous rossions les Allemands en général. (…)

En cinquième, nous avions pour le latin et le grec un professeur nommé Vendelin Forster, qui devint célèbre romaniste, mais qui n’était encore qu’un rude Germain. Il prononçait le grec à l’allemande et prétendait nous y contraindre aussi. Pour l’ennuyer, je commençais à prononcer le latin à la tchèque. (…) Naturellement Forster entra en fureur, mais je répliquai : « Monsieur le Professeur, vous qui êtes allemand, vous prononcez le latin et le grec à l’allemande. Moi qui suis tchèque, je prononce le latin à la tchèque. » Je n’en voulus pas démordre même quand le directeur me fit venir dans son bureau. Je reçus un zéro de conduite pour insubordination et insolence. »

Karel Kapek, Entretiens avec Masaryk, Stock, 1936.

 

Une langue d’Etat

«L’institution d’une langue d’état (qui ne pourrait être que l’allemand), la communication avec les autorités administratives et judiciaires, la langue interne de l’administration provinciale sont autant de débats sur lesquels s’affrontent encore les passions. Les fureurs ne s’apaisent même pas avec la mort. Il leur arrive de sévir encore dans les cimetières. Plusieurs communes n’hésitent pas à interdire à des familles appartenant à une nationalité minoritaire de faire graver, sur les dalles funéraires, des inscriptions dans leur langue. Ainsi ces interdits frappent les Tchèques en Bohême, les Allemands à Trente, les Slovènes à Trieste.

En Hongrie, tout est beaucoup plus simple, car, ici, l’état s’identifie à une nationalité. Alors que la Cisleithanie se reconnaît comme un ensemble multinational, la doctrine officielle de la classe magyare veut que la Hongrie constitue un État national. Donnant au concept de nation un contenu politique distinct des attaches ethniques et linguistiques, elle soutient le postulat que les sujets du royaume de saint Étienne forment un seul peuple. La logique de cette thèse conduit le gouvernement de Budapest à opposer une fin de non-recevoir à toute revendication d’autonomie nationale formulée par les peuples minoritaires. Seule la Croatie bénéficie, depuis 1868, d’un statut particulier qui reconnaît sa personnalité politique et fixe les droits nationaux des Croates. Encore les autorités hongroises ne ménagent-elles pas leurs efforts pour vider ce compromis d’une partie de sa substance, en favorisant outrageusement le parti magyaron acquis à une politique de collaboration avec Budapest. »

Jean-Paul Bled, François-Joseph, Fayard, 1987.

L’AUTRICHE MULTINATIONALE EST-ELLE VIABLE ?

Le point de vue d’un Tchèque

« Je suis Tchèque d’origine slave et le peu que je possède et dont je suis capable, je l’ai consacré entièrement et pour toujours au service de ma nation. Quoique cette nation soit petite, depuis toujours elle est spéciale et unique, ses rois ont fait partie pendant des siècles de la confédération des princes allemands (…).

Si j’étends mon regard au-delà des frontières tchèques, des raisons naturelles et historiques me forcent à ne pas le tourner vers Francfort, mais vers Vienne, afin que j’y trouve son centre, qui est appelé à rassurer mon peuple et à défendre sa tranquillité, sa liberté et ses droits. (…) Pour le salut de l’Europe, Vienne ne doit pas être dégradée et devenir une ville provinciale. S’il y a à Vienne des gens qui souhaitent même avoir votre Francfort comme capitale, il faut dire à haute voix : Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils veulent ! (…)

Imaginez l’Empire autrichien divisé en plusieurs républiques et petites républiques – quelle bonne base pour une monarchie universelle russe !

Enfin, pour terminer mon exposé détaillé, mais simple, je dois exprimer en quelques mots ma conviction que celui qui revendique que l’Autriche (et avec elle les pays tchèques) s’unisse sur une base nationale à l’État allemand exige d’elle le suicide (…). »

Frantisek Palacky, lettre au Parlement de Francfort, 1848, publiée par S.J. Kirchbaum, Slovaques et Tchèques, L’Âge d’homme, 1987.

 

Le sentiment d’un témoin étranger

« La monarchie des Habsbourg semblait un vieil arbre dont les branches étaient encore pleines de sève tandis que le tronc en était déjà creux ou pourri jusqu’à la moelle. (…)

Tchèques et Allemands, Polonais et Ruthènes, Slovènes et Italiens se disputaient sans cesse, et lorsque à force d’insistance et de marchandage une race était parvenue à obtenir un avantage, bien vite les autres s’empressaient de réclamer une compensation. Les cabinets autrichiens, composés des plus hauts fonctionnaires, s’ingéniaient à tenir ces réclamations le plus longtemps possible en suspens ; leur but était de maintenir un équilibre de mécontentement entre toutes les races, et de contenter l’une en indisposant l’autre, s’inspirant en cela du proverbe dalmate: «Un mal partagé est un demi-bonheur. »  »

Henry Wicken Steed, Mes souvenirs, t.1 : 1892-1914, publié en français en 1926

 

Rivalité austro-russe dans les Balkans.

« La guerre de 1877-1878 avait eu pour effet, non seulement la dislocation de l’Empire ottoman livré désormais en proie à toutes les convoitises, mais l’affaiblissement même de la Russie victorieuse, dont les ressources étaient épuisées en même temps que ses ambitions nationales s’allumaient avec plus d’ardeur. Profitant de l’occasion favorable, l’Allemagne a poussé l’Autriche en avant dans la péninsule des Balkans avec une rare vigueur (…).

Votre Excellence sait avec quelle énergie et quelle persévérance, depuis quinze ou dix-huit mois surtout, l’Autriche a fait sentir son action sur les petits Etats de la péninsule, sur le Monténégro et la Serbie, en Bulgarie, en Roumanie même. Ces Etats sont autant de clients que l’Autriche dispute aujourd’hui avec âpreté à la Russie, et malgré les avantages que donne à cette dernière la communauté de race et de religion, les principautés slaves tombent peu à peu dans l’orbite de la monarchie austro-hongroise.

Les questions de chemins de fer, la navigation du Danube, les traités de commerce sont autant de moyens dont le Cabinet de Vienne se sert habilement, et, grâce à la pression des intérêts matériels, il oblige par degrés des populations pauvres et ignorantes à subir son ascendant. La Roumélie, la Macédoine n’échappent pas à ce travail ; les missions catholiques, qui dans cette région étaient depuis longtemps l’un des principaux moyens d’influence du Gouvernement français, se réclament plus volontiers aujourd’hui de l’Empereur François-Joseph. On sent que l’Autriche, ordinairement si prudente dans ses aspirations et si lente dans ses mouvements, est poussée par une main qui ne souffre ni hésitations ni retards. »

Note du baron de COURCEIL ambassadeur de France à Berlin, au ministre français des Affaires étrangères, le 22 février 1882.


B – L’homme malade de l’Europe : l’empire ottoman

La crise de l’empire ottoman

7 avril 1836

«La vente des emplois publics est la source principale des revenus de l’État. Le candidat emprunte, à des taux très élevés, [le] prix de l’achat à une maison de commerce arménienne, et le gouvernement laisse aux fermiers généraux le soin d’exploiter les provinces comme ils veulent pour rentrer dans leurs déboursés. (…)

Les provinces savent d’avance que le pacha arrive pour les dépouiller ; elles arment en conséquence. On entame des négociations ; si l’entente ne s’établit pas, il y a guerre ; si elle se rompt, soulèvement. (…)

L’inférieur ne peut approcher des supérieurs sans cadeaux ; le plaignant est tenu de faire un don à son juge. Employés et officiers reçoivent des pourboires ; mais celui qui accepte le plus de cadeaux, c’est le sultan lui-même.

La ressource de l’avilissement du titre des monnaies a été employée jusqu’à épuisement. Il y a douze ans, l’écu espagnol valait 7 piastres ; aujourd’hui, il en vaut 21…

Si l’une des premières conditions de tout gouvernement est d’éveiller la confiance, l’administration turque s’inquiète fort peu de remplir cette tâche. Les procédés à l’égard des Grecs, la persécution injuste et cruelle des Arméniens, ces fidèles et riches sujets de la Porte, tant d’autres mesures violentes sont de trop fraîche date pour que personne ne s’avise de placer ses capitaux à longue échéance. Dans un pays où l’industrie est privée de l’élément qui seul permet de réussir, le commerce ne peut être que l’échange des matières premières contre des objets de fabrication étrangère.

Dans l’intérieur, personne ne veut s’occuper de la culture en grand du blé, parce que le gouvernement fait ses achats à des prix qu’il fixe lui-même. Les prix imposés par l’administration sont des calamités plus grandes pour le pays que les incendies et la peste tout ensemble. Non seulement cette mesure mine le bien-être, mais elle en tarit encore les sources. Il arrive ainsi que le gouvernement se trouve réduit à acheter son blé à Odessa, tandis que des étendues illimitées de terre fertile restent sans culture sous le ciel le plus clément, aux portes d’une ville de 800’000 habitants.

Les membres du corps de cet État, autrefois si puissants, sont frappés de mort, la vie tout entière a reflué vers le coeur, et un soulèvement dans les rues de la capitale peut être le convoi funèbre de la monarchie osmanienne. »

Maréchal de Moltke, Lettres sur l’Orient, Paris, 1872

Bismarck et la question d’Orient

« La question de savoir si, à propos des complications orientales, nous nous brouillerons pour longtemps avec l’Angleterre, ou, ce qui serait encore plus grave, avec l’Autriche, ou, ce qui serait le plus grave de tout, avec la Russie, est infiniment plus importante pour l’avenir de l’Allemagne que tous les rapports entre la Turquie et ses sujets ou entre elle et les puissances européennes. Cela exige de nous une grande prudence…, si nous voulons conserver, autant qu’il sera possible, le capital de bonnes relations que nous avons avec l’Angleterre, l’Autriche et la Russie. Nous ne devons, à mon avis, exposer aucune partie de ce capital, à moins que nous n’y soyons obligés par les propres intérêts de l’Allemagne. »

Note de Bismarck (14 octobre 1876), Mémoires (Fasquelle).

 

Les projets de la Russie

Les affaires de la Turquie sont dans un grand état de désorganisation. Nous avons sur les bras un homme malade, gravement malade… Il y a là plusieurs millions de chrétiens aux intérêts desquels je suis tenu de veiller.. le ne permettrai pas à l’Angleterre de s’établir à Constantinople ; je ne m’y établirai pas non plus, en propriétaire s’entend, car en dépositaire je ne dis pas… Ne serait-il pas indispensable de reconnaître l’indépendance de chacune des parties qui se détacherait d’elle-même de la Turquie : la Moldavie, la Valachie, la Bulgarie, la Serbie, etc ? Nous aurons alors pour voisins de petits États qui n’auront besoin que de notre protection commune pour exister… En ce qui concerne l’Égypte, le comprends que l’Angleterre y tienne : qu’elle l’occupe si elle veut, de même pour Candie [la Crète]. »

Déclaration de Nicolas 1″ à l’ambassadeur de Grande-Bretagne, 1853.

LA RUSSIE ET LA TURQUIE

« Ce qui a compliqué et exaspéré les luttes nationales en Orient, c’est l’intervention des puissances intéressées, pour exciter les peuples balkaniques l’un contre l’autre, en faisant miroiter à leurs yeux la possibilité d’agrandissement territorial, soit aux dépens de la Turquie, soit à leurs propres dépens.

Sous ce rapport, c’est la Russie qui a joué le rôle le plus néfaste (…) Pour poursuivre sa poussée irrésistible vers le sud – la Méditerranée la Russie devait conquérir la Turquie (…). Je ne parlerai pas des innombrables projets de partage de l’empire ottoman que la Russie a voulu conclure ou a conclus avec l’Autriche, la France ou l’Angleterre.

Ces projets n’ont pu aboutir à cause de l’impossibilité de partager Constantinople avec ses détroits ; ne pouvant faire une guerre directe de conquête, la Russie a dû s’arrêter à la seule politique possible, celle de l’intervention permanente en Turquie en vue de la protection des chrétiens. Le résultat devait être l’affaiblissement et enfin la désagrégation de la Turquie.

Dans les vues de cette politique, il entrait : l° de ne pas permettre à la Turquie de se consolider par une réforme intérieure (…); 2° de ne pas permettre aux États balkaniques, dont la création devait être une étape vers leur conquête définitive par la Russie, de se fortifier par leur union. Ceci enlèverait à la Russie le droit de les protéger.

Si nous avons fait cette longue digression dans l’histoire diplomatique de l’Orient, c’est pour montrer qu’aujourd’hui la formation d’une confédération balkanique ne rencontrera plus d’adversaires aussi puissants et aussi implacables que dans le passé. La Russie, affaiblie après la défaite dans l’Extrême-Orient, est entrée (…) dans une phase de recueillement, ne peut plus au moins pour longtemps encore mener une politique agressive dans les Balkans. »

C. Racovski, « Vers l’entente balkanique », Revue de la paix, 1908.


C – L’empire russe

La Russie protectrice des Slaves

« Ce fut un crime contre (…) la Russie, qui assume le devoir sacré du frère aîné, que le partage des Balkans en deux sphères d’influence, russe et autrichienne

A l’égard du Monténégro, la Russie a une dette. La majeure partie des conquêtes monténégrines sur la Turquie a été donnée, sans rime ni raison, en toute propriété à l’Autriche qui n’avait même pas dégainé son épée, qui n’avait pas versé une goutte de sang, et la petite partie qui avait été accordée au Monténégro lui est à présent contestée par la Turquie le long de la frontière albanaise !

L’Autriche a entouré ce pays auparavant libre, d’un cercle de blockhaus en pierre et d’une clôture de baïonnettes, elle le tient en surveillance, littéralement dans la « sphère de son pouvoir », bien que, grâce à la fidélité et à la vaillance du Monténégro et à la sagesse du Prince, elle ne le tienne pas encore dans la « sphère d’influence autrichienne ». »

Éditorial paru dans Rus, Moscou, 25 janvier 1886.

La mission de la Russie (1876)

« La Russie d’avant Pierre était active et robuste, bien qu’elle eût mis du temps à se constituer politiquement ; elle avait forgé son unité et se préparait à consolider ses confins : elle avait intimement conscience de porter en elle une valeur telle qu’il n’en est pas de plus grande, l’orthodoxie : d’être la gardienne de la vérité de Christ.

Après Pierre * le premier pas de notre politique nouvelle s’est tracé de lui-même : notre devoir était que ce premier pas fût l’union de tout le monde slave sous l’aile, pour ainsi dire, de la Russie. Et non pas pour la conquête, non pas pour la contrainte, ce premier pas, non pas pour l’anéantissement des individualités slaves devant le colosse russe, mais pour les reconstituer et leur faire la place qui leur est due dans leurs rapports avec l’Europe et avec l’humanité.

Quant à faire de Constantinople l’héritage des Grecs seuls, c’est désormais tout à fait impossible : on ne peut pas leur livrer un point si important du globe terrestre, ce serait par trop au-dessus de leur taille.

« Mais cela … est … une utopie, qu’il soit jamais permis à la Russie de prendre la tête des Slaves et d’entrer à Constantinople. On peut toujours rêver, mais les rêves restent des rêves »

En êtes-vous si sûrs ? Mais outre que la Russie est forte, et peut-être même beaucoup plus forte qu’elle ne le suppose elle-même, outre cela, n’a-t-on pas vu jusque sous nos yeux, et dans les toutes récentes décennies, s’ériger d’énormes puissances qui ont régné sur l’Europe, et dont l’une s’est évanouie comme poudre et poussière.

Et qui aurait pu le prédire à temps ? Qui connaît les voies de Dieu ? »

F. Dostoievski (1821 -1881), « juin, Chapitre second, IV. Une conception utopique de l’histoire », journal d’un écrivain 1876.

* Pierre 1er (le Grand) : empereur de Russie de 1672 à 1725. Il force la Russie à s’ouvrir à l’Europe.

 

L’INAUGURATION DE LA STATUE DU POÈTE MICKIEWICZ, À VARSOVIE, EN 1898

Dès 1815, Adam Mickiewicz appelle à la solidarité pour la libération de la Pologne. En 1832, il se réfugie à Paris, où il devient le chef spirituel des émigrés polonais après la révolution de 1830. Par son oeuvre littéraire et par son action inlassable, il a joué un grand rôle dans l’éveil de la conscience nationale polonaise.


« Ouvriers et Camarades,

C’est le 24 décembre que tombe le centenaire de la naissance de notre poète Adam Mickiewicz. ( … )

Le projet d’élever un monument à Mickiewicz est né dans les milieux intellectuels sympathisant avec le gouvernement. Il fut favorablement accueilli par le gouvernement. Au moment où un nouveau satrape du tsar, Imeretynski [gouverneur de la Pologne], était en coquetterie avec la société polonaise, ce monument devait être le premier lien du coeur unissant les deux partis, mais ceux qui trafiquaient de Mickiewicz ne savaient pas, ne sentaient pas ce que Mickiewicz représente pour la nation tout entière. Imeretynski s’est étonné, les promoteurs ont été surpris de voir sur la liste des souscripteurs les sous des ouvriers et des paysans de toutes les régions du pays. (…)

Le programme d’aujourd’hui qui nous est imposé par le tsar et ses valets pour le jubilé de Mickiewicz, ne comporte rien de ce qui pourrait rappeler les souffrances, les espoirs, les luttes du grand poète (…). Le gouvernement a refusé une garde civique et l’a remplacée par la gendarmerie et la police qui l’entoureront de tous côtés, comme ils l’entourèrent pendant toute sa vie, pour le séparer une fois de plus du peuple polonais. Tout discours a été interdit. »

Joseph Pilsudski, Du révolutionnaire au chef d’État, 1893-1938. Fondateur du Parti socialiste polonais en 1892, Pilsudski réclame en 1896, au cours d’une réunion de l’Internationale socialiste, le droit de la nation polonaise à l’indépendance.

LA DIVERSITÉ DES SENTIMENTS POLONAIS SELON UN RAPPORT AUTRICHIEN DE 1914

« L’aristocratie foncière : un élément nombreux réparti sur tout le territoire de la Pologne russe, cohérent, plus ou moins aisé, fortement austrophile, encore plus fortement, car de manière purement théorique, prussophobe. (…) Jouent pour l’amitié avec l’Autriche les faits suivants :

– Les vieilles traditions de combat contre la Russie des années 1831 et 1863.

– Les carrières militaires et administratives ouvertes aux Polonais en Galicie et par contre fermées en Russie à ceux-ci,

– La forte concurrence agricole de la part de l’agriculture de la Russie centrale.

Les paysans polonais (plus de 7 millions): sont en définitive très conservateurs, aussi méfiants à l’égard des propriétaires fonciers polonais que de l’intelligentsia citadine (…). La libération du paysan polonais en juin 1864 du servage a tout à fait brisé l’insurrection polonaise et continue toujours d’agir. En outre, le paysan polonais, effectivement protégé par le gouvernement russe, se trouve dans une situation matérielle bien meilleure que celle du paysan galicien. Par contre, il est très croyant et se fait influencer dans tous les domaines par le clergé.

La population chrétienne des villes : ce groupe est l’expression même du tempérament national : bruyant, impulsif, nerveux, instable

Résumé : dans la guerre entre l’Autriche et la Russie, les groupes les plus importants comme la petite noblesse, les paysans, le clergé, l’intelligentsia chrétienne des villes seraient immédiatement pour nous. L’alliance avec les Prussiens refroidit très sensiblement cette sympathie. »

Cité par P. Cabanel, Nation, nationalités et nationalismes, Ophrys, 1995.

La Pologne, vue par un nationaliste russe…

Cet article a paru en 1863, en pleine insurrection polonaise.

« Cependant que nos troupes défont l’un après l’autre des groupes d’insurgés et conduisent toute l’affaire de la rébellion polonaise à un rapide dénouement, on entend s’élever dans toute l’Europe, de Stockholm à Naples, de Paris à Londres et à Berlin, des voix qui vitupèrent de plus en plus la Russie. (…) Il est facile de venir à bout d’ennemis ayant ostensiblement pris les armes ; mais comment allons-nous anéantir cette force, non moins hostile, de l’opinion publique européenne ? Que pouvons-nous lui opposer ? (…)

Si les Polonais sont dotés de leur propre existence politique et avant tout de leur propre armée, ils en useront à la première occasion pour réaliser leur rêve le plus cher, pour restaurer le royaume polonais dans toute son étendue passée, pour annexer des régions aussi traditionnellement russes que la Podolie, la Volhynie (…). La Russie devrait donc de la sorte armer la Pologne pour ensuite défendre contre elle son patrimoine ancestral et la désarmer de nouveau. Qu’adviendrait-il de la Russie dans une telle lutte, qui serait pour elle une menace de tout instant ? Elle cesserait tout bonnement d’être une grande puissance européenne. Seul peut être qualifié de grande puissance l’État qui est en mesure d’appuyer ses paroles par des actes ; mais à quelle tâche sérieuse la Russie pourrait-elle se consacrer si la Pologne, qui lui est hostile, qui, par son catholicisme, adhère aux puissances occidentales, fourbissait ses armes contre elle et était l’alliée immanquable de tout ennemi ? »

Texte cité dans L’Autre Europe, no 7-8, 1985.

… et par une Polonaise

Cette lettre a été publiée en juin 1861

« Aussi, quoique morts, dit-on, quoique fâcheux, impossibles, désavoués de tous, accablés, torturés, sans secours, niés, honnis, poursuivis, rejetés hors du cercle de vie, eh bien ! malgré tout, l’Occident devra compter avec nous. Car l’âme polonaise existe, et plus vivace et plus entière que celle des heureux de ce monde : les sources de la vie n’ont point été empoisonnées en elle. Nous avons la foi ! Comprenez-vous la magie, la puissance de ce mot ? (…) Nous croyons, et nous sommes prêts à mourir pour notre foi : nous crions vers Dieu, et rien ne se place entre le cri de notre coeur et Dieu (…) et Dieu nous entendra, et chacun de nous mourra avec cette certitude, Dieu est au ciel, donc la Pologne existera sur cette terre. (…)

Ainsi nous avons la foi, nous avons la paix sociale. Ce sont deux grandes forces, et en vérité sur aucun point du globe je ne les vois développées et réunies à un aussi haut degré. Cela peut compter pour quelque chose dans cette triste Europe, minée de tous côtés, corrompue, et malade de tant de maux, et en face de cette Russie immense, qui contient à elle seule toutes les corruptions, celles de la civilisation et celles de la barbarie. »

Texte cité dans L’Autre Europe, numéro cité

LA RÉACTION DE BISMARCK À L’INSURRECTION

« Dans un entretien que j’ai eu hier soir avec l’ambassadeur de Grande-Bretagne sur les événements les plus récents de Pologne, je lui ai fait savoir confidentiellement que nous conclurions avec la Russie une convention en vue de réprimer le plus rapidement possible l’insurrection. Pour atteindre ce but, des deux côtés, les autorités se prêteraient assistance mutuelle.

Sir A. Buchanan me demanda si à ce sujet serait permis un éventuel franchissement de la frontière par une fraction des troupes des deux parties. je répondis affirmativement à cette question et ajoutai la déclaration catégorique que nous ne pourrions jamais supporter une Pologne indépendante sur notre frontière, même en partie insérée entre nos provinces. »

0. von Bismarck, le 11 février 1863.

Cité par M. Chaulanges, Textes historiques 1848-1871, Delagrave, 1971.

PATRIOTISME ET ANTISÉMITISME

« Je suis un Polonais – cela signifie que j’appartiens à la nation polonaise comprise dans tout son espace et dans tout le cours de son existence, tant aujourd’hui que dans les siècles passés et dans l’avenir : cela signifie que je me sens lié à toute la Pologne (…).

Ce patriotisme n’impose pas uniquement un certain comportement face aux gouvernements copartageants, face aux oppresseurs de la nation, il exige aussi la défense du bien national contre toute réduction au profit de tous ceux qui l’attaquent : il adopte une position défensive contre les prétentions des Ruthènes et des Lituaniens, il résiste aux efforts dissolvants des Juifs et ainsi de suite. »

R. Dmowski, Réflexions d’un Polonais moderne, 1902.

La russification en Pologne

Notre langue (…) est non seulement bannie de toutes les institutions publiques et de beaucoup d’institutions privées, exclue en tant qu’enseignement obligatoire de toutes nos écoles, mais interdite, même aux causeries enfantines dans les corridors et les préaux des établissements d’éducation (…). Il est permis de s’adresser au gouvernement dans toutes les langues européennes, à l’exception seulement de la langue polonaise.

(…) Aucune fonction supérieure, influente, bien rétribuée, n’est accessible aux Polonais. (…) Sur 11’003 fonctionnaires du royaume, on compte dans les divers ministères 3’285 Polonais (soit 29 %) (…). Sur 558 présidents et vice-présidents de tribunal, juges et procureurs, il n’y a que 21 Polonais (…). Les écoles présentent le même spectacle : dans le chiffre total de 1’516 professeurs, on ne relève que 164 Polonais (…).

Comme l’administration entière du royaume ne se propose d’autre fin que l’exploitation fiscale et la russification, toutes les institutions ont cessé de répondre à leur destination originelle. Le tribunal ne veille pas au maintien de la justice ; l’école n’enseigne pas. Fonctionnaires et magistrats n’ont cure que de russifier. Ils russifient l’Église catholique, les institutions sociales, les délinquants, les enfants, les paysans, les bourgeois (…). Le plus infime fonctionnaire russe, parce qu’il est russe, peut suspendre à sa fantaisie l’exercice de tous les droits. (…)

L’idéal de la politique russe en Pologne est d’entretenir une haine qui pénètre par tous les pores de l’organisme social. À chaque soulèvement populaire, le gouvernement russe incite les masses à piller les Juifs. »

Appel polonais à tous les gouvernements, partis et cercles politiques, hommes d’État, journaux et associations, 1905.

REVENDICATION DE L’AUTONOMIE LITHUANIENNE

« La Nation Lituanienne – nation arienne la plus ancienne – qui a conservé sa langue arienne dans sa forme ancienne, habite un pays qui constitue son territoire sous le nom de Lituanie. Les travaux scientifiques ont prouvé qu’avant l’arrivée des Lituaniens, personne n’occupait de territoire ; que les Lituaniens en ont créé seuls la culture et que les Slaves venus ensuite de l’Est et du Sud, ainsi que les Allemands venus de l’Ouest, ont trouvé les Lituaniens déjà installés là où les a trouvés l’histoire médiévale et où ils habitent actuellement. (Suit un résumé historique).

En partie sous l’influence de l’oppression nationale et linguistique des Lituaniens, en partie grâce à l’influence bénéfique du progrès européen, la nation lituanienne s’est réveillée depuis 25 ans de son sommeil séculaire et la conscience nationale s’est propagée à tout le pays. Les Lituaniens sont actuellement fiers de leur passé, de leurs coutumes et tendent à recouvrer leur existence autonome comme tous les peuples éclairés d’Europe. Ils ont exposé leurs buts à l’étranger par leur presse où ils demandent :

– la reconnaissance de leur territoire national sur lequel sont admises à égalité de droit les autres nationalités qui l’habitent ;

– l’abolition des ordres et les libertés fondamentales ; l’instruction gratuite, obligatoire, générale ;

– une diète à Vilna ;

– la restitution du titre du Grand-Duché de Lituanie dans tous les Actes du gouvernement. »

J. BASANOVICIUS, cité in M. RÔMER (Romeris), Lituanie, étude de la renaissance de la nation lituanienne, Lwow, 1908.

 

LE MOUVEMENT UKRAINIEN

« Ce n’est qu’en 1905, pendant la période révolutionnaire, que la littérature et la presse ukrainiennes furent placées sur un pied d’égalité avec la littérature et la presse russes. Les premiers livres et journaux publiés en caractères ukrainiens commencèrent à paraître, et tous les obstacles qui avaient jusqu’ici empêché les Ukrainiens de se servir de leur langue nationale pour l’éducation du peuple disparaissaient. (…)

Une fois les chaînes tombées, les classes éclairées de l’Ukraine se mirent avec ardeur à rattraper le temps que leur avait fait perdre l’oppression russe. Tout le monde était convaincu que rien ne s’opposerait plus désormais au développement culturel des Ukrainiens. (…)

Les livres populaires furent répandus en masse dans la population et les paysans, qui n’avaient jamais vu de livres écrits dans leur langue, se jetèrent avec passion sur chaque nouvelle publication. (…) Les classes éclairées formèrent à Kiev une société scientifique ukrainienne. »

Fedortchouk, le Réveil national des Ukrainiens, 1912.

 


 

D- L’accumulation des tensions nationales mène à la guerre

1) Les aspirations autonomistes en Europe en 1913

Le XIXe siècle a été le siècle des nationalités, il est rempli d’agitations et de guerres nationales. (…) Le mouvement national n’a commencé qu’au moment où le sentiment national a pris la forme d’une idée politique, où l’on est parvenu à concevoir l’Etat comme l’institution commune à un peuple déjà réuni par une autre communauté, de traditions, de moeurs ou d’idéal politique. Alors on en est venu à désirer que l’État fût fondé sur la nation, que le territoire de l’État fût le pays habité par les nationaux. On en est venu à condamner le régime qui imposait à une population le gouvernement des étrangers. Le mouvement national s’est arrêté, et sauf la Norvège * et la péninsule des Balkans, aucun pas nouveau n’a été fait en Europe depuis 1870. (…) On ne peut plus aujourd’hui faire des révolutions comme en 1848, les gouvernements sont trop bien armés et trop expérimentes. Voilà pourquoi au XXe siècle le mouvement national prend la forme d’aspirations autonomistes. (…) Depuis que la révolution et la guerre d’indépendance sont devenues impraticables, il ne reste que les moyens de résistance passive. Dans la vie publique, publier des journaux en langue nationale (…), élire des députés d’opposition nationale (…). Dans la vie privée, entretenir des écoles avec l’enseignement national, des églises avec le culte national, et surtout dans les familles, enseigner aux enfants la langue maternelle, malgré les interdictions. Les héros de cette résistance passive, ce sont les députés et les journalistes qui s’exposent à la prison, les maîtres d’école et les prédicateurs qui acceptent une vie de privations et de tracasseries ; parfois les écoliers qui se laissent donner des coups, comme cri Pologne prussienne, pour parler la langue nationale. Et les plus solides défenseurs de la nation sont encore les femmes, car ce sont elles qui font la langue « maternelle » ; un peuple ne petit pas être dénationalisé tant que ses femmes ne cessent pas d’enseigner la langue nationale à leurs enfants. »

* Séparée de la Suède après le référendum de 1905.

C. SEIGNOBOS, Les Aspirations autonomistes en Europe (Albanie, Alsace-Lorraine, Catalogne, Finlande, îles grecques, Irlande, Macédoine, Pologne, Serbo-Croatie), Paris, Félix Alcan, 1913.

 


 

D – 2) La poudrière balkanique

QU’EST-CE QUE LA MACÉDOINE ?

Qu’est-ce que les Macédoniens ? Et d’abord y a-t-il des Macédoniens, ou bien seulement des populations chrétiennes habitant la Macédoine ? (…) Notons seulement un certain nombre de points, je ne dis pas indiscutés – car tout est discuté en Macédoine – mais généralement admis.

C’est, d’abord, l’extrême complexité de la question, et l’enchevêtrement de toutes ces races : grecque, serbe, bulgare, valaque, turque, albanaise. C’est, en second lieu, la présence d’un grand nombre de Turcs, au moins 400’000, peut-être 600’000. C’est là un des caractères qui différencient la question macédonienne des différentes questions que se sont posées au fur et à mesure de l’émancipation des nationalités balkaniques.

En troisième lieu, la présence d’une autre population musulmane, les Albanais, habitant les épais massifs de montagnes situés à l’est de la Macédoine, et dont la présence est également une gêne pour toute espèce de solution de la question macédonienne fondée sur l’autonomie des nationalités. (…)

En sixième point : la grande majorité des chrétiens de Macédoine est slave. Maintenant, ces Slaves de Macédoine sont-ils des Bulgares ou des Serbes ? (…). Remarquez que la question est extrêmement difficile, (…) étant donné qu’un Serbe et un Bulgare, parlant chacun leur langue, se comprennent, ce qui n’arrive pas toujours à deux paysans français de différentes provinces. »

R. Pinon, les Questions actuelles de politique étrangère en Europe, 1907.

Créer une Yougoslavie

E. Racki, historien du Moyen Age slave, prononce ce discours en 1867. Il est le bras droit de Mgr Strossmayer, qui souhaite la création d’une fédération yougoslave (« slave du Sud »).

« Serbes et Croates, nous sommes entrés dès le 7e siècle, dans la sphère de l’Europe chrétienne. Nous avons fondé des États libres, alors que florissaient ici la féodalité et là le césarisme.

Malgré la différence des noms géographiques, malgré celle des alphabets, Serbes et Croates, nous nous sommes reconnus frères : il n’y a plus ni fleuve ni montagne entre le Serbe, le Croate, le Slovène et le Bulgare. Nous avons fondé une littérature une et identique sur la base de la langue, qui, des bords de l’Adriatique aux bouches du Danube, résonne sur les lèvres de plusieurs millions d’hommes… »

F. Racki, 31 juillet 1867.

 

LES CROATES VUS PAR LES SERBES

« Les Croates n’ont ni langue particulière, ni communauté de coutumes, ni solide unité du mode de vie, ni, chose essentielle la conscience d’appartenance commune ; ils ne peuvent donc constituer une nationalité particulière.

Qui a parcouru les régions entrant dans le cadre du droit constitutionnel croate peut facilement s’en convaincre. Un paysan des environs de Zagreb non seulement ne sait pas qu’il y a en Dalmatie, en Slavonie, en Istrie, et même en Bosnie des gens qui s’appellent « Croates », mais ignore également qu’il appartient lui aussi à une certaine nationalité croate (…).

Comparez cela à la pensée nationale serbe exprimée dans les chants populaires, aux contes sur les champs de miel, à la conscience du paysan serbe de l’unité culturelle et à son désir de l’unité politique, pour avoir immédiatement la réponse à la question de savoir si les Serbes forment une nationalité particulière (…).

Les Croates ne sont donc pas et ne peuvent pas être une nationalité particulière, mais ils sont en voie de devenir une nationalité serbe. (…) En prenant le serbe pour langue littéraire, ils ont fait le pas le plus décisif vers l’unification.

Le processus de fusion s’opère aussi dans d’autres domaines, lentement mais continûment. Par la lecture de tout livre serbe et de toute poésie populaire, en chantant n’importe quel air serbe, un atome de la fraîche culture démocratique serbe passe dans leur organisme. »

N. Stoianovic, Serbes et Croates, jusqu’à l’extermination, la nôtre ou la vôtre, 1902.

Profession de foi albanaise

« Vous, Albanais, vous vous entre-tuez, en cent partis vous êtes divisés ; l’un se dit musulman, l’autre chrétien, l’un se dit Turc, l’autre Latin, celui-ci Grec, cet autre Slave, mais vous êtes tous frères, mes pauvres. Prêtres et hodjas vous ont abrutis ; ( … ) unissez-vous en frères dans une même foi, n’ayez cure de l’église ni de la mosquée, la foi des Albanais est dans l’Albanie. »

Pashko Vasa, poète albanais (1825-1892).

 

Les atrocités des guerres balkaniques

« La population locale est divisée en autant de fragments qu’elle comprend de nationalités qui se combattent et qui veulent se substituer les unes aux autres. C’est pour cela que ces guerres sont si sanguinaires, qu’elles amènent une perte d’hommes si considérable et qu’elles aboutissent à l’anéantissement de la population et à la ruine de régions entières. (…) Les populations elles-mêmes s’entre-tuèrent et se poursuivirent avec d’autant plus d’acharnement qu’elles se connaissaient et qu’elles nourrissaient les unes contre les autres de vieilles rancunes et des haines de longue date.

La première conséquence de ce fait est que le but de ces conflits armés, avoué ou sous-entendu, clairement compris ou vaguement senti, mais toujours et partout le même, fut l’extermination complète d’une population allogène. Dans certains cas, ce but s’est traduit par un « ordre» implacable et catégorique : tuer toute la population mâle des régions occupées. Nous possédons des lettres de soldats grecs dont l’authenticité ne peut être mise en doute (…) : «Nous n’avons fait qu’un petit nombre de prisonniers et les avons tués, car tels sont les ordres que nous avons reçus (…) afin que cette sale race bulgare ne puisse pas renaître… » (…)

Quant aux Serbes, nous en avons un témoignage authentique, une lettre d’un militaire serbe (…). Le contenu de cette lettre ne ressemble que trop à celui des lettres des soldats grecs. Il est vrai qu’il s’agit ici d’une expédition faite pour réprimer

« (…) je peux te dire qu’il se passe ici des choses affreuses. J’en suis terrifié et je me demande sans cesse comment les hommes peuvent être assez barbares pour commettre de telles cruautés. C’est horrible. Je n’ose pas (…) t’en parler davantage, mais je peux te dire que Liouma [c’est une région albanaise, le long de la rivière du même nom] n’existe plus. Tout n’est plus que cadavres, poussière et cendres. Il y a des villages de 100, 150, 200 maisons où il n’y a plus un seul homme, mais, à la lettre, plus un seul. Nous les réunissions par groupes de 40 à 50, et ensuite nous les percions de nos baÏonnettes jusqu’au dernier. »  »

Dotation Carnegie pour la paix internationale, Enquête dans les Balkans, 1914.

 

Les effets des guerres balkaniques sur les populations civiles

Après avoir décrit les atrocités commises par les armées adverses, le rapporteur de la commission poursuit :

« Nous arrivons ainsi au second trait caractéristique des guerres balkaniques (…). Comme la population des pays qui allaient être occupés savait d’instinct, aussi bien que par tradition et par expérience, ce qu’elle avait à craindre des armées ennemies et des pays voisins auxquels appartenaient ces armées, elle se sauvait sans attendre leur arrivée. Aussi, d’une manière générale, l’armée ennemie ne trouvait sur son chemin que des villages à demi déserts, quand ils n’étaient pas tout à fait abandonnés. Pour exécuter les ordres d’extermination qu’elle avait reçus, il lui suffisait d’y mettre le feu. Prévenue par la lueur des incendies, la population fuyait en toute hâte. Une véritable migration de peuples s’ensuivit. (…) Les Turcs y fuient les chrétiens, les Bulgares fuient les Grecs et les Turcs. Les Grecs et les Turcs fuient les Bulgares, les Albanais fuient les Serbes. »

Dotation Carnegie pour la Paix Internationale, Enquête dans les Balkans. Rapport ( … ) des membres de la Commission d’enquête, chapitre IV, Paris, 1914.

 


 

D – 3) Le développement du nationalisme

En France :

Le nationalisme des royalistes français

« Il s’agit de savoir si nous sommes chez nous en France ou si nous n’y sommes plus ; si notre sol nous appartient ou si nous allons perdre avec lui notre fer, notre houille et notre pain. (…) Avant de rendre hommage aux supériorités littéraires ou scientifiques étrangères, il faut avoir gardé la qualité de nation française. Or il est parfaitement clair que nous n’existerons plus si nous continuons d’aller de ce train.

Ce pays n’est pas un terrain vague. Nous ne sommes pas des Bohémiens nés par hasard au bord d’un chemin. Notre sol est approprié depuis vingt siècles par les races dont le sang coule dans nos veines. (…) En général la crise nationaliste débute souvent par une crise professionnelle. (…) Le jeune ouvrier, le jeune employé prennent garde que l’Allemand, l’Italien, le Suisse, le Belge, le Polonais, le juif, leur font la guerre économique dans les rues de Paris. »

L’Action française, 6 juillet 1912.

« Il faudrait un miracle, dit Adrienne, pour que Metz redevienne française. » Et je sens qu’elle prie sans relâche à la cathédrale, dans les églises, dans les couvents que nous visitons et au pied de son petit lit d’hôtel, pour que ce miracle s’accomplisse…

Agir. Ne plus douter de mon pays ni de mes propres forces. Agir. Servir. Être un soldat dans le rang, un franc-tireur derrière la haie. Ne plus discuter, ne plus m’interroger, poursuivre silencieusement mon idée. Faire pour elle les actes les plus obscurs, les besognes les plus humiliantes. Tout affronter, tout supporter d’un coeur léger, avec la certitude que ces tourments ne sont pas inutiles. M’oublier et songer à ceux qui sont plus malheureux que moi. Vouloir leur délivrance, y consacrer toute mon énergie. Faire en sorte que nos fils ignorent nos inquiétudes et nos dégoûts. Lutter pour qu’ils puissent un jour se reposer, lutter parce que la quiétude est ignominieuse sans l’honneur, lutter sans trêve, être l’artisan de la victoire, mourir content. »

(G. Ducrocq, « Adrienne, 1914, cité par Girardet, « Le nationalisme français (1871-1914) », Éditions A. Colin, 1966.)

 

« C’est une minorité qui augmente tous les jours ! Une minorité très remuante qui ne demande qu’à s’embrigader, à porter des insignes, à brandir des drapeaux, à suivre des retraites militaires. Sous le moindre prétexte, aujourd’hui, on va manifester devant la statue de Jeanne d’Arc ou la statue de Strasbourg… On a sciemment créé dans le pays une psychose : la psychose de guerre. »

(R. Martin du Gard, L’Été 1914, Éditions Gallimard.)

 

En Allemagne :

« La scission de la race germanique en peuples et en États différents peut constituer un obstacle à l’idée d’unité de la race… Il faut que l’Etat le plus puissant d’Allemagne s’empare de l’hégémonie, et que les petits États sacrifient de leur autonomie la part nécessaire à assurer l’unité durable d’un nouvel Empire… Il faut que l’Allemagne entière acquière l’hégémonie absolue dans l’Europe centrale et occidentale et qu’elle annexe simultanément, ou peu de temps après, les provinces allemandes autrichiennes, d’une manière conforme aux desseins de notre race germanique. »

(J.-L. Reimer, « Une Allemagne pangermaniste », cité dans « Le pangermanisme philosophique », 1917.)

 

Le pangermanisme

« Ce principe est très simple. Il consiste dans La nécessité, commune à tous Les êtres vivants, de se procurer Le plus d’espace possible pour leur activité. (…) Ce qui est indispensable, c’est d’avoir égard aux nécessités militaires qui, dans l’avenir comme dans Le passé, peuvent exiger impérieusement l’annexion de parcelles de sol étranger.

L’égoïsme sain de la race nous commande de planter nos poteaux-frontières dans le territoire étranger comme nous l’avons fait à Metz, plutôt que de rester en deçà des limites du domaine colonisé par nous. (…) Ces terres coloniales de l’avenir se composent (…) des vastes territoires occupés par Les Polonais, Les Tchèques, tes Magyars, Les Slovaques, Les Slovènes, Les Ladins, les Rhétiens, Les Wallons, Les Lituaniens, les Estoniens et Les Finlandais.

Tant que Les territoires de ces petits peuples, mal faits pour créer des États nationaux, n’auront pas été répartis entre les grands États de L’Europe centrale, l’Europe ne pourra jamais avoir la paix. Cette répartition coûtera naturellement de dures guerres. »

Ernst Hasse, président de la ligue pangermaniste, Politique allemande, 1905

 

« Quelle situation pitoyable que la nôtre, si l’on considère que pas moins de 25 millions d’Allemands, c’est-à-dire 28 pour cent de la race, vivent au-delà des limites de l’empire allemand! C’est là un chiffre colossal, et un fait pareil ne saurait se produire dans un autre État quelconque sans susciter la plus vive indignation de tous les citoyens et l’effort le plus passionné pour remédier au mal sans plus attendre. (…) Qui pourrait empêcher 87 millions d’hommes de former un empire, s’ils en faisaient le serment ? (…)

Dans le «bon vieux temps », il arrivait parfois qu’un peuple fort en attaquait un faible, l’exterminait, et l’expulsait de son patrimoine. Aujourd’hui, ces actes de violence ne se commettent plus. Aujourd’hui, tout se passe en douceur dans ce pauvre monde, et les privilégiés sont pour la paix. Les petits peuples et les débris de peuples ont inventé un mot nouveau, le « droit des gens ». Au fond, ce n’est pas autre chose qu’un calcul fondé sur notre généreuse bêtise. (…) Un beau matin, il se réveille, le bon, le brave, le libéral Allemand, qui a dit tant et tant de bêtises sur les droits de l’homme et n’a pas encore compris que charité bien entendue commence par soi-même ; il se réveille, dis-je, et s’aperçoit qu’il est devenu un étranger dans le pays qui lui a donné le jour et qu’il considérait comme sa patrie.

Quelqu’un doit faire de la place : ou les Slaves de l’Ouest et du Sud, ou bien nous ! Comme nous sommes les plus forts, le choix ne sera pas difficile. Il nous faut renoncer à notre attitude de modeste expectative. Un peuple ne peut se maintenir qu’en croissant. (…)

La plus grande Allemagne, avec 1’148’166 kilomètres carrés, est le but du peuple allemand au XXe siècle. »

Otto Richard Tannenberg, Gross-Deutschland, 1911, traduction française La Plus Grande Allemagne, 1916.

 

Le pangermanisme continental

« Notre conviction, c’est que l’Empire allemand d’aujourd’hui, comprimé entre les puissances de l’Est et celles de l’Ouest, est obligé, pour subsister, de s’étendre. Il y est aussi préparé, car il est fondé, par sa constitution impériale, militaire et économique (Union douanière) sur des bases fédératives, et ces bases fédératives sont beaucoup plus favorables à l’expansion, sous toutes les formes et à tous les degrés, que la rigidité des constitutions unitaires. C’est pourquoi l’impérialisme allemand ne sera pas obligé de recourir tout de suite à des conquêtes brutales, mais il ne devra pas reculer non plus devant l’emploi de la force militaire pour arriver à ses fins.

L’avantage de notre situation s’accroît encore du fait que, comme pour la Russie et les États-Unis d’Amérique, les régions où nous pouvons nous étendre sont contiguës à notre territoire et au noyau solide de la mère patrie. (…)

Il n’est pas vrai qu’il y ait place pour tous dans ce monde, mais il y a de la place pour plusieurs grands États, auxquels, évidemment, les petits devront se soumettre. L’impérialisme allemand signifiera donc bien plus l’élévation de l’Empire allemand au rang de puissance mondiale, mais non pas la création d’un État allemand qui dominerait seul le monde. »

E. HASSE, Weltpolitik, Imperialismus und Kolonialpolitik, Munich, 1906, cité par C. ANDLER, in Le pangermanisme continental sous Guillaume II, Paris, 1915.

En Italie :

« Nous devons partir de la reconnaissance de ce principe : il y a des nations prolétaires, comme il y a des classes prolétaires : c’est-à-dire des nations pour lesquelles les conditions de vie sont désavantageuses par rapport à celles des autres nations, comme il en est pour les classes. Cela dit, le nationalisme doit avant tout se battre durement sur cette vérité : l’Italie est une nation matériellement et moralement prolétaire. (…)

Or que s’est-il passé dès que le socialisme s’est adressé au prolétariat ? Le prolétariat s’est réveillé, il eut une première lueur sur son état, il entrevit la possibilité de le changer, il conçut les premiers projets de changement. Et le socialisme l’a entraîné avec lui, l’a poussé à lutter, a formé dans la lutte son unité, sa conscience, ses armes même, son nouveau droit, sa volonté de vaincre, son orgueil de triompher, il l’a affranchi, il l’a conduit à dicter sa loi de classe aux autres classes, à la nation, aux nations.

Eh bien, mes amis, le nationalisme doit faire quelque chose de semblable pour la nation italienne. Il doit être (…) notre socialisme national. C’est-à-dire : tout comme le socialisme a enseigné au prolétariat la valeur de la lutte des classes, nous devons enseigner à l’Italie la valeur de la lutte internationale.

Mais la lutte internationale, c’est la guerre ?

Eh bien, va pour la guerre ! Et que la nationalisme suscite en Italie la volonté de la guerre victorieuse. »

Enrico Corradini, intervention au Congrès nationaliste de Florence, 3 décembre 1910


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