LES DANGERS DU VOYAGE DANS LES ZONES MAL CARROSSÉES
« (…) 10 Novembre [1760]. Nous avons été incommodés toute la journée d’une forte pluie ; qui a inondé le chemin de maniere que nous aurions été en danger, si nous n’avions pas payé plusieurs paysans pour soutenir le carosse, & l’empêcher en plusieurs endroits de verser. Nous avons eu un mauvais diné à Bagnoles & un plus mauvais soupé à Luc.
Fréjus, 11 novembre 1760.
La pluie a continué avec tant de violence depuis notre départ de St. Maximin, qu’elle nous a retenu jusqu’à midi tout a fait enfermés dans la misérable hôtellerie de Luc. A midi le ciel s’étant un peu éclairci, nous nous sommes mis en route, & avons fait six lieues sans nous arrêter : ce qui nous a conduit à cette petite ville de Fréjus. La majeure partie du chemin étoit entièrement sous l’eau, ce qui, à ce que l’on m’a dit, arrive toutes les fois qu’il pleut un jour entier ; à cause du grand nombre de torrents, qui se joignent à la descente des montagnes voisines ; de sorte que nous avons été obligés une seconde fois de prendre des paysans avec nous, quelques-uns pour nous précéder dans l’eau, & montrer le chemin aux Muletiers, d’autres pour rester à nos côtés, & soutenir le carosse en cas d’accident. Sans cela il auroit été impossible d’aller avant sans risquer d’être versés. (…) »
Joseph [Giuseppe] BARETTI, Voyage de Londres à Gênes, passant par l’Angleterre, le Portugal, l’Espagne et la France. Amsterdam, M. M. Rey, 1777, vol. 4, pp. 124-126 [orthographe d’époque].
LES DIFFICULTÉS DES VOYAGES TRANSVERSAUX
« En (…) 1832, il n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui, de traverser le centre de la France. La génération présente ne soupçonne pas, bien certainement, toutes les lenteurs et fatigues d’une semblable entreprise. (…)
Pour aller de Poitiers au Puy (1) , où je devais me rendre d’abord (…), j’avais à gagner Limoges ; puis, Clermont-Ferrand. Mais, il n’existait aucun moyen de transport régulier entre Poitiers et Limoges. Je fus obligé, pour atteindre le chef-lieu de la Haute-Vienne, de commencer par prendre, à Poitiers, la diligence de Paris à Bordeaux, jusqu’à Angoulême, où l’on trouvait un voiturin faisant le service de la poste entre cette ville et Limoges (…) et qui recevait des voyageurs. De Limoges, une patache partait quotidiennement pour Clermont-Ferrand ; mais elle dépensait deux jours à faire ce trajet limité maintenant à peu d’heures. (…)
J’eus presque une journée pour visiter Limoges (…). J’y pris gîte dans une diligence, bien mal nommée, puisqu’elle mettait plus de trente-six heures pour gagner Clermont-Ferrand : il est vrai qu’on couchait en route, à Sauviat. (…)
Je pus employer, à parcourir Clermont, la matinée de mon cinquième jour (2) .
Dans cette ville, je pris, enfin, la route du Puy-en-Velay (…). Mon véhicule (…) me déposa, de bon matin, au Puy, sur la place du Breuil (…).
Le lendemain, après avoir déjeuné, (…) je partis pour Yssingeaux, dans un berlingot de louage.
Ce n’était pas une petite affaire de franchir l’épais massif de montagnes qui sépare le Puy de ce chef-lieu d’arrondissement, sis à 840 mètres au-dessus du niveau de la mer. (…)
Les piétons et les cavaliers évitaient une partie de ces détours, en suivant des sentiers abrupts, étroits, qu’on appelle, dans le pays, des « coursières » (…).
Bien que le trajet ne fut que de 28 kilomètres, mon conducteur dût faire reposer ses chevaux, pendant une heure, à Saint-Hostien, sis à moitié route. (…)
Aujourd’hui [1889], le chemin de fer du Puy à Saint-Étienne conduit les voyageurs à Retournac, en 1 heure 5 minutes ; mais, de cette station à Yssingeaux, il reste 14 kilomètres de route, à parcourir en omnibus.
Il faisait nuit close quand nous arrivâmes à Yssingeaux (3) (…) ».
Georges HAUSMANN, Mémoires du baron Haussmann. I. Avant l’Hôtel de Ville. Paris, V. Havard, 2e éd., 1890, pp. 68-71.
Notes :
1) 398 kilomètres.
2) Il faut aujourd’hui environ six heures de route pour relier Poitiers à Clermont-Ferrand (cinq par le chemin le plus rapide).
3) Aujourd’hui, la liaison Le Puy-en-Velay — Yssingeaux prend moins d’une demi-heure.
Sur le continent européen, la Belgique est le premier Etat à ouvrir aux voyageurs une ligne de chemin de fer à vapeur, en 1835, entre Bruxelles et Malines.
« Hier, 5 mai, a eu lieu l’ouverture du chemin de fer. Cette grande fête de l’industrie a été célébrée avec solennité.
A 11h. et demie, les personnes invitées ont pris place dans les voitures qui leur étaient réservées. Une immense population accourue de toutes parts couvrait la plaine et la chaussée de Laeken. Un peu avant midi, S.M. le Roi, est arrivé à la station pour assister au départ du convoi ; sa présence a été saluée par des acclamations des nombreux spectateurs.
Le Roi est descendu de voiture et s’est approché des remorqueurs, qu’il a longtemps examinés ; il a ensuite traversé l’enceinte pour jouir du coup d’œil qu’offraient les trois files de voitures chargées de joyeux voyageurs ; ses traits exprimaient la plus vite satisfaction. Bientôt une salve d’artillerie annonce le départ, et La Flèche, locomotive remorquant sept wagons pavoisés aux couleurs nationales, et portant les principaux fonctionnaires des différentes administrations, des officiers supérieurs de l’armée, des magistrats, des ingénieurs, et un grand nombre de dames parées d’élégantes toilettes, ouvre la marche et part avec rapidité.
Le Stephenson, remorquant également trois chars-à-bancs, couverts et quatre diligences, dans lesquelles sont placées les membres des deux Chambres, les ministres et le Corps diplomatique, ne tarde pas à les suivre.
L’Elephant, remorqueur d’une grande puissance, part le dernier et traîne après lui seize chars, dont neuf décorés de bannières aux armes des provinces.
Partout, sur le passage de ces rapides voitures, se pressait une foule immense, curieuse de contempler un spectacle si nouveau et si étrange. L’étonnement et la joie se peignaient sur toutes les figures…
Un grand nombre d’étrangers étaient venus à Bruxelles pour prendre part à cette fête ; on remarquait parmi eux, M.Stephenson, celui qui le premier a appliqué la vapeur à la locomotion des voitures sur les chemins de fer ; MM. les présidents des régences de Cologne et d’Aix-La-Chapelle, deux ingénieurs des provinces rhénanes, MM. le consul belge à Londres, le consul de Bavière et le consul anglais à Ostende, et beaucoup d’habitants d’Aix-La-Chapelle, Cologne, Liège, Anvers, Gand, etc.
A sept heures, un repas de près de 200 couverts a été offert au corps diplomatique, aux membres des deux chambres, aux principaux fonctionnaires civiles et militaires et à plusieurs étrangers notables qui avaient assistés à l’inauguration du chemin de fer ; la gaieté la plus franche a régné parmi les convives. »
article dans Le Moniteur, 6 mai 1835
Tiré de : Recueil de textes d’Histoire, Henri-Thierry Deschamps et René Pouligo, L’époque contemporaine, tome IV, 1789-1870, Paris, Edition H. dessain
Les réticences devant la nouveauté :
Les écrivains Emile Ercmann et Alexandre Chatrian (le dernier étant un cheminot à la gare de l’Est à Paris) adressent cette lettre au maître alsacien Daniel Rock en 1850.
« »Pour comprendre combien ce chemin de fer vous fera du bien, il faut que vous sachiez qu’il passera sous les montagne au moyen de tunnels, et au-dessus des vallées par des ponts et des terrasses. Il fera huit, dix, douze lieues à l’heure [ 1 lieue = 4km, donc 8-12 lieues/heure équivalent à 36-48 km./h]. Ce n’est pas moi qui vous le dis, c’est Monsieur le Sous-Préfet. Il paraît qu’une machine particulière fait tourner les roues. Or, quand les roues tournent, vous comprenez, on n’a plus besoin de chevaux, les roues n’ont pas été inventées pour faire avancer les chevaux, mais les chevaux ont été inventés pour faire tourner les roues. D’ailleurs, puisque ça marche, le reste ne nous regarde pas « .
Voilà! Puisque ça marche. Pourtant, on ne se résigne pas si facilement. Le bon maître alsacien Daniel Rock, comme le paysan suisse qui craignait de voir le chemin de fer faire baisser le prix du blé, voudrait bien ne pas s’en laisser conter :
» Est-ce qu’on s’imagine nous faire croire que ce grand chemin de fer, qui doit traverser nos champs, enlever notre grain, notre bétail, nos planches, nos madriers, jusqu’au poissons de nos rivières, jusqu’au gibier de nos bois, moyennant quelques poignées de liards, qu’on nous jettera en passant, est-ce qu’on s’imagine nous faire croire que c’est pour notre intérêt qu’on veut l’établir ? Il faudrait vraiment nous supposer bien stupides « .
Et Rock d’ajouter :
» Enfants, prenez garde ! l’esprit des ténèbres s’approche de nos montagnes; il s’avance comme un serpent dans nos vallées ». »
extrait de William Werger, « Les chemins de fer dans le monde », Lausanne, Mondo 1969, p. 55
Le chemin de fer vu par un enfant breton.
« Pour nous, sa locomotive est le cheval noir et personne ne l’a appelé autrement sauf à l’école. C’est un animal suant, vivant, humide, avec une panse [un ventre], un souffle et des crachats (…). Le cheval noir a ses humeurs, ses jours de fatigue et de bouderie quand on a trop chargé ses wagons de patates. On entend dire parfois qu’il est resté en panne en bas de quelque côte et l’on s’inquiète de sa santé. On incrimine le froid ou la chaleur pour l’excuser. Il est enrhumé, dit-on, quand il a le sifflet poussif. Il arrive en retard et l’on demande de ses nouvelles à son serviteur l’homme-au-charbon. »
Pierre Jakez Hélias, Le cheval d’orgueil, Mémoires d’un Breton du pays bigouden, sans date
Cité dans L’Histoire du Monde n° 93, Larousse, 1993, p. 177