Partisan déclaré du second Empire et de Napoléon III, Louis Pasteur s’adresse ici directement à l’empereur pour réclamer plus de moyens publics pour le développement de ses recherches en biologie. Il n’ignore pas que Napoléon III suit avec intérêt ses travaux scientifiques et qu’il a bien percu tout le profit que l’agriculture française pourrait en tirer. Il sait aussi qu’il peut compter sur le soutien du ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy, qui a commenté la lettre de Pasteur d’une mention manuscrite : « je suis d’accord ».
Cette lettre illustre donc comment, dès le milieu du XIXème siècle, la recherche et ses applications concrètes deviennent des enjeux politiques fondamentaux pour assurer la prospérité et « maintenir la supériorité intellectuelle de la France vis-à-vis des efforts des nations rivales ».
Lettre de Louis Pasteur adressée à Napoléon III
Paris, le 5 septembre 1867
Sire,
Mes recherches sur les fermentations et le rôle des organismes microscopiques ont ouvert à la chimie physiologique des voies nouvelles dont les industries agricoles et les études médicales commencent à recueillir les fruits. Mais le champ qui reste à parcourir est immense. Mon plus grand désir serait de l’explorer avec une nouvelle ardeur sans être à la merci de moyens matériels.
Qu’il s’agisse de rechercher par une étude scientifique patiente de la putréfaction quelques principes capables de nous guider dans les causes des maladies putrides ou contagieuses, je voudrais trouver dans les dépendances d’un laboratoire assez spacieux un emplacement où l’installation des expériences pût avoir lieu commodément et sans danger pour la santé. Comment se livrer à des recherches sur la gangrêne, sur des virus, sans un local propre à recevoir des animaux morts ou vivants ? La viande de boucherie est à un prix exorbitant en Europe : elle est un embarras à Buenos Aires. Comment soumettre à des épreuves variées, dans un laboratoire exigu et sans ressources, les procédés qui, peut-être, rendraient le transport et la consommation de la viande faciles ? La maladie, dite du sang de rate, fait perdre annuellement à la Beauce quatre millions de francs : il serait indispensable d’aller plusieurs années sans doute, à l’époque des grandes chaleurs, passer quelques semaines dans les environs de la ville de Chartres pour s’y livrer à de minutieuses observations.
Ces recherches et mille autres, qui correspondent dans ma pensée au grand acte de la transformation de la matière organique après la mort, au retour obligé de tout ce qui vient au sol et à l’atmosphère, ne sont compatibles qu’avec l’installation d’un vaste et riche laboratoire.
Le temps est venu d’affranchir les sciences expérimentales des misères qui les entravent. Tout nous y invite : l’excitation d’un grand règne et la nécessité de maintenir la supériorité intellectuelle de la France vis-à-vis des efforts des nations rivales.
Sous l’inspiration de ces généreux desseins, j’ai proposé à Son Excellence le ministre de l’Instruction publique la fondation, sous ma direction, d’un laboratoire de chimie physiologique largement doté. En chimie animale, j’essaierais de devenir le disciple de notre grand physiologiste, Claude Bernard, que la maladie arrête momentanément au milieu de ses triomphes. En chimie végétale, je poursuivrais la voie ouverte par mes travaux personnels.
J’ose espérer, Sire, que Votre Majesté daignera approuver mon projet. Il serait digne d’inaugurer la nouvelle ère de la prospérité qu ‘Elle réserve à l’enseignement supérieur et au progrès des sciences et de leurs applications.
Je suis avec respect,
Sire,
de Votre Majesté
le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,
L. Pasteur
Membre de l’Académie des Sciences