Souvent confondus lorsqu’il s’agit d’évoquer les évolutions issues des Lumières ou les libertés aujourd’hui, libéralisme et démocratie procèdent de deux tendances distinctes tenues de composer ensemble entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le libéralisme est d’abord classé à gauche lorsqu’il questionne les absolutismes, entre la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle. Thiers en est un exemple, lui qui est un homme de gauche au temps des ultras et devient  un réactionnaire au temps où il rêve d’une République conservatrice contre les démocrates et les socialistes. À l’exception de la Grèce, du Portugal et des pays nordiques (Scandinavie et Finlande), le bicaméralisme dominant des démocraties libérales d’Europe occidentale est l’exemple même de ce compromis. Les chambres hautes s’y sont maintenues pour mieux faire avaler aux libéraux la pilule démocratique. C’est d’ailleurs parce qu’on est passé brutalement, sans longue phase de rivalités et de compromis, des démocraties populaires aux démocraties libérales, que le monocaméralisme domine en Europe orientale.

Cette distinction entre libéralisme et démocratie est soulignée par René Rémond qui leur consacre deux chapitres différents dans un plan chronologique. L’ouvrage dirigé par Serge Berstein et consacré à la démocratie libérale représente un bilan en un temps où l’on avait pu critiquer le non-sens épistémologique et le caractère téléologique des écrits de Fukuyama sur l’avènement de la démocratie libérale. Sans pour autant le contredire sur le fond, alors que le système semblait s’imposer à tous. La fin de la conclusion de Serge Berstein semble aujourd’hui datée, au temps des démocratures, de l’illibéralisme, de la progressive mise en retrait des droits de l’homme, du pouvoir des infox et de l’arrivée progressive au pouvoir de populismes revendiquant volontiers les habits de la démocratie et la parole du peuple.

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On peut introduire quelque clarté dans le foisonnement de ces événements en distinguant plusieurs vagues successives qui se sont relayées.

  1. Une première vague est composée des mouvements libéraux, qui se produisent au nom de la liberté, contre les survivances ou les retours offensifs de l’Ancien Régime. C’est le cas de la vague insurrectionnelle de 1820, des révolutions de 1830, en Europe occidentale principalement.
  2. Une seconde vague est constituée par les révolutions proprement démocratiques. Je reviendrai à loisir sur la différence de nature entre les révolutions libérales et les révolutions démocratiques-; la distinction est fondamentale et son intelligence requiert un effort d’imagination, car, sur la fin du XXe siècle libéral et démocratique ne sont pas loin d’être synonymes (nous parlons couramment des démocraties libérales). Lorsque Jean-Jacques Chevalier analyse le démolibéralisme, il insiste sur tout ce qu’il y a d’indivis entre la philosophie libérale et la philosophie démocratique) mais cette vue est plus du XXe siècle que du XIXe siècle. Les contemporains étaient plus sensibles à ce qui différencie, et même oppose, le libéralisme à la démocratie, et vers 1830 ou 1850, les deux sont même ennemis irréductibles : la démocratie, c’est le suffrage universel, le gouvernement du peuple, alors que le libéralisme est le gouvernement d’une élite.
  3. Une troisième vague de mouvements se réclame d’une inspiration toute différente : ce sont les mouvements sociaux qui empruntent aux écoles socialistes leur programme et leur justification. Avant 1914, ces mouvements sont encore minoritaires et l’on se gardera d’anticiper en grossissant prématurément leur importance.
  4. Enfin, le mouvement des nationalités qui ne prend pas la suite chronologique des trois précédents, mais court tout au long du XIXe siècle, constitue le dernier type de mouvement. Il procède de l’héritage de la Révolution comme nous l’avons vu en dénombrant les conséquences de la Révolution sur l’idée nationale; il est contemporain aussi bien des mouvements libéraux que des révolutions démocratiques et même des révolutions sociales et entretient avec ces trois courants des rapports complexes, changeants, ambigus, tantôt allié, tantôt adversaire des mouvements libéraux, ou des révolutions démocratiques et socialistes.

 

René Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps. Tome 2 : le XIXe siècle (1815-1914), Le Seuil, 1974, p. 8-9.


[…] le système de la démocratie libérale, tel que nous l’avons décrit, est tout sauf un bloc monolithique, défini une fois pour toutes, aux traits invariables selon les temps et les lieux. Le libéralisme des origines était déjà tributaire de trois modèles différents, en Angleterre, aux États-Unis et en France. Au cours du XIXe siècle sa com­plexification croissante et son extension géographique ont abouti à en multiplier les variantes, par adaptation aux évolutions chronologiques des sociétés où il se développe ou à la situation spécifique des nouvelles zones où s’est implantée la civilisation occidentale. Or ces phénomènes sont allés croissant durant les deux derniers siècles et il est bien évident qu’on ne saurait tenir pour totalement identiques les formes de la démocratie libérale au Royaume-Uni, aux États-Unis, au Brésil, au Japon et en Inde. Sans doute existe-t-il des points communs au niveau des valeurs humanistes prônées par les révolutions occidentales, mais elles ont dû composer avec des formes de civilisation très différentes et, de ce fait, revêtir des traits spécifiques. Il y a plus. Pratiquement dès l’origine, en tout cas aux États-Unis et en France, la démocratie libérale est marquée par une tension permanente en libéralisme et démocratie. Certes, l’un et l’autre ont la même source, les « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » affirmés par les révolutionnaires du XVIIIe siècle. Mais, dans leur application pratique, ces droits peuvent eux-mêmes apparaître contradictoires : là où les libéraux choisissent la liberté et la propriété, fût-ce aux dépens de l’égalité, c’est sur cette dernière qu’insistent les démocrates, fût-ce au risque de la suppression des libertés et de l’atteinte à la propriété.

Il est vrai que le libéralisme intégral comme la démocratie totale ont été revendiqués par de purs théoriciens et que, dans la pratique, les responsables, affrontés à des situations concrètes, ont toujours été conduits à passer des compromis entre l’un et l’autre, qu’il s’agisse des hommes d’État, soucieux de l’intérêt général, ou des entrepreneurs revendiquant leur liberté d’action par rapport à l’État tout en exigeant de celui-ci soutien et protection. Un régime politique ne relève pas du monde platonicien des Idées, mais du domaine prosaïque des réalités concrètes, et les hommes de chair et de sang se prêtent moins complaisamment que les entités à la mise en œuvre des théories abstraites. Aussi la démocratie libérale est-elle marquée depuis ses origines par la recherche d’un délicat équilibre entre l’individu et la société, entre la liberté et l’égalité (politique ou sociale), entre le gouvernement des élites et celui du peuple tout entier, entre le respect de la propriété et l’intérêt général. Selon les lieux et les époques, l’équilibre est différemment pondéré. A une domination du libéralisme correspondant au siècle qui s’écoule depuis les Révolutions américaine et française de la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1880 succède un trend démocratique qui occupe le siècle suivant et dont on est fondé à penser qu’il représente un progrès irréversible. Mais les années 1980 marquent un nouveau tournant, perçu comme un retour au libéralisme. Retour ? Le terme est sans doute excessif si l’on tient compte des acquis démocratiques qui n’ont nullement été remis en question, mais il est vrai que le balancier semble amorcer un mouvement vers le néo-libéralisme qui n’efface que partiellement, mais qui efface tout de même, certains aspects de l’évolution démocratique du siècle précédent. Plutôt que d’une évolution linéaire, il serait sans doute plus exact de parler de la recherche d’un équilibre dialectique entre libéralisme et démocratie. Là encore, l’adaptation aux circonstances changeantes de la conjoncture historique semble être le moteur interne de ce régime, comme il avait permis l’adaptation à des civilisations étrangères à ses principes de base. Et c’est peut-être par cette adaptabilité qui fait défaut aux système politiques plus rigoureusement définis que s’explique la longévité du système de la démocratie libérale et en elle que résident ses chances pour l’avenir.

Serge Berstein (dir.), La démocratie libérale, Presses universitaires de France, collection « Histoire générale des systèmes politiques », 1998, p. 915-916.