Philon d’Alexandrie (vers 20 av. J-C – vers 45 ap. J-C) est né et mort à Alexandrie en Egypte, au premier siècle  de l’Empire romain. Membre éminent de l’importante communauté juive d’Alexandrie, Philon est passé à l’Histoire comme un grand philosophe mais il fut aussi un témoin de son temps.

Juif hellénisé, il est resté fidèle à la foi de ses ancêtres et il fit partie de la délégation envoyée à Rome en 39 ap. J-C, afin  de plaider auprès de l’empereur Caligula la cause des Juifs d’Alexandrie. Cette délégation est relatée dans son ouvrage intitulé en français : « Légation à Caïus ou des Vertus »

C’est  aussi dans cet ouvrage que sont relatées les émeutes antijuives d’Alexandrie qui ont éclaté pendant l’été 38 et dont Philon a été le témoin. Ce texte est remarquable car il s’agit du plus ancien récit qui nous soit parvenu sur une émeute populaire antijuive.

Les émeutes se sont déroulées dans un contexte d’hostilité des Grecs et des Egyptiens à l’égard des Juifs d’Alexandrie. Mais c’est la visite du nouveau roi de Judée Agrippa 1er  à Alexandrie en juillet 38 qui mit le feu aux poudres. L’accueil enthousiaste offert  par les juifs d’Alexandrie au roi de Judée fut  interprété comme un acte de déloyauté à l’égard de Rome.

On retrouve dans cette émeute antijuive d’il y a 2000 ans un certain nombre d’ingrédients des pogroms du début du XXème siècle : le contexte d’hostilité de la majorité non juive à l’égard de la minorité juive ; les soupçons de  déloyauté des Juifs à l’égard du pouvoir politique en place ; la passivité des autorités pour faire régner l’ordre et protéger les victimes ; la participation centrale  des catégories populaires les plus basses à la spirale de violences ; les motivations économiques de l’émeute.

 


 

  C’était une guerre terrible, sans merci, qui se déchaînait contre notre nation. Quel plus grand malheur peut survenir à un esclave que l’inimitié de son maître? Or, les sujets de l’Empereur sont ses esclaves ; s’il en avait été autrement jusque-là sous le gouvernement paternel des empereurs précédents, telle était du moins notre condition sous Caïus, qui avait banni de son cœur tout sentiment de clémence, et foulait aux pieds tous les droits. La loi, pensait-il, c’était lui-même ; il bravait, comme de vaines paroles, tout ce que la législation avait consacré. Nous fûmes donc mis moins au rang des esclaves qu’au rang des valets les plus infimes ; au lieu d’un prince nous eûmes un maître.

 Lorsque la populace désordonnée et séditieuse d’Alexandrie s’en aperçut, elle crut avoir trouvé une bonne occasion de donner cours à la haine qu’elle nous portait depuis longtemps ; elle remplit la ville d’épouvante et de trouble. Comme si l’Empereur nous eût abandonnés à sa barbarie pour souffrir les plus grandes misères, comme si le sort des armes nous eût livrés entre ses mains, elle se jeta sur nous avec une fureur sauvage. Nos maisons furent pillées ; on eu chassa les maîtres avec leurs femmes et leurs enfants, au point qu’elles restèrent désertes ;  on en arracha les meubles et ce qu’il y avait de plus précieux, non pas comme le font les voleurs, qui, dans la crainte d’être pris, cherchent l’obscurité de la nuit, mais en plein jour et publiquement. Chacun montrait son butin aux passants, comme une chose acquise par héritage ou à prix d’argent. Quelques-uns, qui s’étaient associés pour le pillage, partageaient leur prise dans la place publique, souvent sous les yeux des malheureux qu’ils avaient dépouillés et qu’ils insultaient de leurs railleries, ce qui était plus dur que tout le reste.

Tout cela était bien assez triste sans y rien ajouter. Qui n’eût trouvé affreux en effet de voir ces infortunés tomber de la richesse dans la pauvreté, de l’opulence dans la misère, sans avoir commis le moindre mal; de les voir chassés de leurs foyers déserts, errants à travers les rues, exposés à succomber aux ardeurs d’un soleil torride, aux rigueurs de nuits glaciales ? C’était cependant moins affreux que ce qui suivit.

On chassa les Juifs de la ville entière ; des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, acculés dans un quartier étroit, pareil à une caverne, furent entassés comme de vils troupeaux, dans l’espoir qu’en peu de jours ils ne seraient plus qu’un monceau de cadavres. On comptait qu’ils périraient de faim, faute de provisions dont ils n’avaient pu se munir dans cette attaque imprévue et soudaine, ou bien que, resserrés dans un espace étroit et brûlant, ils succomberaient à la corruption de l’air environnant et à l’épuisement des principes vitaux que cet air contenait. Il faut ajouter que l’haleine aussi de ces malheureux était corrompue, car elle sortait par la bouche et les narines d’un corps chaud et fiévreux, et, selon l’expression proverbiale, ajoutait du feu à l’incendie.  En effet la nature des viscères intérieurs est très chaude, et, quand ils sont doucement rafraîchis par l’air extérieur, les organes de la respiration se trouvent bien de cette fraîcheur; mais, si l’atmosphère dépasse le degré voulu de température, cet excès produit nécessairement un malaise: le feu s’ajoute au feu.  Quand il leur fut devenu impossible de supporter plus longtemps les souffrances de cet entassement, ils se répandirent dans les solitudes au bord de la mer et jusque dans les tombeaux, cherchant du moins à respirer un air pur et inoffensif.

Ceux qui étaient surpris dans les autres quartiers de la ville, ceux qui arrivaient de la campagne, ignorant le malheur de leurs frères, étaient en butte à toutes sortes de mauvais traitements : on les blessait à coups de pierres, de briques ou de fragments de vases ; on les frappait avec des bâtons à la tête et partout où les blessures peuvent être mortelles, jusqu’à ce qu’on les eût tués.

La partie oisive de la populace d’Alexandrie s’était postée tout autour de l’étroit quartier dans lequel on avait refoulé les Juifs ; elle les tenait assiégés comme dans les murs d’une ville et veillait à ce qu’aucun ne pût furtivement s’évader. On prévoyait que beaucoup, pressés par la famine, braveraient la mort pour ne pas voir périr d’inanition leur famille, et se résoudraient à sortir. Leurs ennemis leur fermaient rigoureusement toute issue; ceux qu’on arrêtait s’échappant étaient tués après d’affreux supplices.

Une autre troupe, sur les quais du fleuve, avait tendu une embuscade pour piller les Juifs qui abordaient, et s’emparer des marchandises qu’ils apportaient. On montait sur leurs vaisseaux, on s’emparait du chargement sous les yeux du maître, on le garrottait, puis on le brûlait vif ; les rames, les vergues, les planches et le pont du vaisseau servaient à lui construire un bûcher.

D’autres furent brûlés dans la ville avec un raffinement de cruauté épouvantable: comme le gros bois manquait, on entassa sur eux des branchages auxquels on mit le feu ; ils furent plutôt étouffés par la fumée que consumés ; car c’était une flamme de peu de durée qui s’élevait de ces matériaux trop légers pour pouvoir se réduire en charbons.

Il y en eut aussi que l’on prit vivants ; on leur mit aux talons des lanières et des courroies ; ils furent ainsi traînés à travers les places et foulés aux pieds par la plèbe qui ne respecta pas même leurs cadavres. Leurs corps, mis en pièces connue l’eussent pu faire des bêtes féroces transportées de rage, perdirent toute forme, au point qu’il n’en resta pas même des débris pour la sépulture.

Le gouverneur de la contrée, qui à lui seul, s’il l’avait voulu, pouvait en un moment dompter cette foule déchainée, feignait de ne rien voir et de ne rien entendre; il nous laissait avec indifférence en butte aux vexations et aux outrages, et permettait ainsi que l’ordre et la paix fussent troublés. Alors les séditieux enhardis se portèrent, à des forfaits plus atroces. Ils se réunirent en bandes nombreuses et dévastèrent nos proseuques (il y en a plusieurs dans chaque quartier de la ville), soit en abattant les arbres qui les entouraient, soit en renversant de fond en comble les constructions. Il y en eut où l’on mit le feu avec tant de furie et d’aveuglement, qu’on ne songea point à préserver les maisons voisines, et on sait que rien n’est plus rapide que l’incendie, quand il s’est emparé d’une matière.

Je ne parle pas des objets dédiés aux empereurs, boucliers, couronnes d’or, colonnes avec leurs inscriptions qui furent détruits dans cet incendie ; et pourtant le respect dû aux princes n’eût-il pas dû arrêter cette fureur? Si l’on porta aussi loin l’audace, c’est qu’on n’avait à redouter de Caïus aucun châtiment : on savait qu’il était très hostile aux Juifs, et qu’on ne pouvait rien lui faire de plus agréable que de nous affliger de toutes sortes de maux.

Pour consommer notre ruine en se mettant eux-mêmes à l’abri, pour se concilier sa faveur par une flatterie nouvelle, que firent-ils? Toutes les proseuques qu’ils n’avaient pu incendier ou détruire, à cause de la multitude des Juifs qui habitaient autour, furent souillées et déshonorées d’une autre façon, au mépris de nos institutions et de nos lois. Ils placèrent dans toutes des statues de Caïus.

Philon d’Alexandrie, Légation à Caïus ou des Vertus, 120-134,