Tous les extraits de textes ci-dessous sont tirés du livre de

Lidia Miliakova (dir.) et Nicolas Werth, Le livre des pogroms. Antichambre d’un génocide. Ukraine, Russie, Biélorussie, 1917-1922, Clamann-Lévy, Mémorial de la Shoah, Paris, 2010.

Le numéro du texte en haut et les pages en dessous y font référence.

On estime aujourd’hui le nombre de décès de cette vague de pogroms à 200’000 morts. Un quasi-génocide déjà.

(Texte 8) Extraits de la conclusion de la commission d’enquête sociale concernant le pogrom perpétré par les unités militaires de la République populaire d’Ukraine dans la ville de Jitomir (province de Volhynie) au moins de janvier 1919. (Après le 28 juillet 1919)

« La commission d’enquête sur les pogroms a commencé son activité sous le Directoire, en vertu du décret pris par celui-ci le 3 mars 1919. (Suit la liste des membres composant la commission) (…) La commission d’enquête sur les premier et deuxième pogroms perpétrés dans la ville de Jitomir, après avoir analysé les informations collectées, au cours des sessions des 16, 24 et 26 juillet 1919, est parvenue aux conclusions suivantes :

I. Au cours des derniers mois de l’année 1918, la vie politique et sociale de Jitomir a connu des conditions particulières et exceptionnelles. Jusque-là, Jitomir avait enduré la guerre, la révolution, les changements politiques qui s’ensuivirent, et ce sans aucun ébranlement particulier. A compter du mois de novembre 1918, les soulèvements de Petlioura et de Vynnytchenko (…) engendrèrent une situation inédite. L’appel de Petlioura au renversement de l’hetman rencontra une grande sympathie auprès de la population paysanne des environs. Après les Universals de la Rada centrale, la question de la distribution des terres aux travailleurs, qui était assurément la plus brûlante et la plus essentielle pour eux, n’avait pas reçu la solution escomptée par les paysans. Le gouvernement de l’hetman (…), non seulement ne donna aucune preuve de la réalisation de cette promesse, mais rétablit de surcroît la propriété privée de la terre, en reconnaissant aux propriétaires le droit d’exiger des revenus des terres affermées. (…) Dans les campagnes, les tensions se développèrent, débouchant sur un profond ressentiment à la suite des répressions commises par les détachements dits « punitifs » de la varta (détachement responsable de l’ordre, police) de l’hetman (chef du gouvernement républicain ukrainien allié aux Allemands), qui agissait avec le soutien des forces d’occupation allemandes. »

pp.69-71

« A la mi-décembre (1918), les troupes du Directoire s’emparèrent de Jitomir sans rencontrer de résistance. A la fin du mois, la ville était pleine de paysans révoltés en armes, environ 7 000 à 7 500, mobilisés peu de temps auparavant dans les villages tout proches, très peu disciplinés, ne faisant confiance à personne, s’enthousiasmant facilement et pouvant tomber sous l’influence de forces diamétralement opposées. (…) toutes ces unités n’étaient guère structurées : seuls quelques régiments, comme celui de Jitomir, étaient administrés par un comité élu, les autres l’étaient par les commandants. (…) En conséquence, Jitomir se trouva entre les mains de masses armées indisciplinées, dénuées d’organisation, ce qui plongea la ville, déjà aux prises avec de sérieux problèmes de ravitaillement, dans le chaos. Les soldats se mirent à perquisitionner, à piller, à arrêter. (…) Tous ces agissements étaient dirigés contre les anciens propriétaires et les personnes liées à ces derniers. Les individus arrêtés (…) étaient emmenés à Wrangelevka où ils étaient roués de coups et soumis à une justice sommaire. (…) Ces bandes étaient loin de représenter une tendance politiquement homogène. D’une part, les soldats adhéraient facilement à des slogans de type bolchévique ; ainsi certaines unités, refusant la dénomination officielle de « troupe républicaine », préféraient-elles la dénomination de « révolutionnaire ». D’autre part, certaines unités se laissaient facilement convaincre par la propagande antisémite, sous l’influence de leur commandement mais aussi d’éléments provocateurs de la population locale, qui s’efforçaient de monter les bandes de soldats obscurantistes contre les Juifs. »

pp.70

« II. La propagande antijuive se nourrit du fait que l’antisémitisme fleurissait depuis longtemps à Jitomir et que la Volhynie était l’une des provinces les plus à droite (…). Les facteurs suivants favorisèrent le développement des idées antisémites en Volhynie, en particulier à Jitomir :

1) la diversité ethnique de sa population, laquelle possédait des intérêts économiques différents ;

2) la politique des confins du régime tsariste qui, jusqu’à la révolution de 1917, menait une lutte déterminée contre des éléments ukrainiens, polonais et juifs ;

3) l’implication dans la lutte politique des autorités spirituelles (…), qui n’hésitaient pas à mener une propagande ouvertement antisémite, anti-polonaise, anti-ukrainienne, s’ingérant ouvertement dans les élections des institutions représentatives, participant aux activités d’organisations politiques, telles que l’Union du Peuple russe ;

4) la sélection volontaire des représentants de l’administration locale en vue de la politique des confins, marquée par un fort antisémitisme ;

5) le niveau d’éducation très bas de la paysannerie de Volhynie, qui résultait notamment de l’absence de zemstvos (organisation provinciale représentative du pouvoir dans les campagnes, remplacée par le Soviet dès Octobre) dans la région pendant de longues années ;

6) la concentration, à la périphérie des villes, de propriétaires fonciers rétrogrades ;

7) l’absence presque totale de prolétariat industriel ;

8) l’absence presque complète à Jitomir d’une intelligentsia au sens propre du terme.

Tous ces éléments, plus la guerre de 1914-1917 et la guerre civile qui s’ensuivit, exacerbèrent les antagonismes nationaux et l’antisémitisme ; il faut ajouter que les antisémites se servirent de la guerre et de ses conséquences pour organiser une nouvelle propagande judéophobe ».

pp.71-72

« Le gouvernement tsariste prérévolutionnaire, qui ne supportait pas les échecs militaires et tentaient de désigner un responsable, s’efforça de prouver que les Juifs étaient la cause des revers. A coups de circulaires tendancieuses et de propagande orale menée par certains représentants du corps des combattant sur le front de Galicie et de la Volhynie, la conviction que les Juifs, qui avaient pourtant accueilli avec satisfaction le fait d’être enrôlés au même titre que les autres citoyens, représentaient un élément non fiable, voire traître, qu’il fallait expulser et déporter. Cette propagande systématique eut des conséquences néfastes : des villes frontalières de Galicie, où la population juive constituait une partie considérable de la population, subirent des pogroms, sur lesquels le commandement ferma les yeux. Cela ne pouvait qu’encourager un certain nombre d’éléments, en particulier les soldats originaires de la province de Volhynie retardée culturellement, de piller les Juifs (…).

La révolution de Février 1917 mit un terme à la politique antisémite du gouvernement tsariste. Cependant, de sombres jours s’abattirent rapidement sur les Juifs. La lutte politique acharnée dans laquelle s’enfonça la révolution se transforma, en Ukraine, en une lutte où prédominaient les enjeux nationaux, en un combat contre les Moskali, c’est-à-dire les Russes, contre les Polonais, contre les Juifs. Cela engendra l’essor du nationalisme et l’aggravation des tensions interethniques. L’échauffement des passions nationales se révéla dans l’attitude envers les Juifs. »

pp.72-73

« Mais très rapidement, le Directoire reprit la politique traditionnelle à l’encontre des Juifs, faite de suspicion et d’accusations infondées. Toute la population juive, sans distinction de classe et d’opinion politique, fit l’objet de soupçons. Les actes d’une personne isolée ou d’un groupe en particulier issu de la population juive étaient imputés à toute la communauté. Au fur et à mesure de l’avancée du bolchévisme en Ukraine, alors que le Directoire, d’abord enclin à conclure un accord avec les bolcheviks pour contrer Denikine, commençait à perdre de plus en plus de terrain, l’attitude vis-à-vis des minorités nationales, et en particulier des Juifs, se dégrada. (…) A travers les actions des autorités locales du Directoire, (…) on percevait clairement la volonté de détourner les masses révolutionnaires de la voie de la lutte des classes vers celle de la lutte nationale. (…) Les problèmes économiques et les problèmes de ravitaillement, conséquences de la guerre, donnèrent une nouvelle impulsion à l’antisémitisme. La disparition des produits manufacturés et de nombreux produits indispensables aux campagnes, la cherté des objets de première nécessité et la spéculation qui en découla exacerbèrent l’antagonisme entre les villes et les campagnes. (…) Etant donné que, dans les villes de la province de Volhynie, le commerce (…), était essentiellement concentré entre les mains des Juifs, le mécontentement des campagnes fut surtout dirigé contre ceux-ci. (…) Les individus qui accusaient toute la population juive de spéculation (…) ne semblaient pas remarquer que les boutiques juives ne vendaient ni les produits de première nécessité, ni les autres marchandises plus cher que leurs concurrents chrétiens. (…) Ils ne se rendaient pas compte non plus que la spéculation avait pour cause des questions de classe, et non pas de nationalité. »

p.75

« La journée du 7 janvier (1919) se passa dans l’inquiétude. En raison de la nouvelle d’un pogrom perpétré à Berditchev et des rumeurs de retrait des troupes soviétiques, on se mit à évoquer de plus en plus dans la ville d’éventualité d’un pogrom. L’inquiétude s’intensifia le soir, lorsque eurent lieu des agressions contre des Juifs. Sur la place Alexandre II, une boutique fut saccagée par des pillards. Dans la rue Petrogradskaïa, quand l’un des groupes de soldats vit l’avocat du conseil municipal, E. B. Eliasberg, il lui cria : « Stop ! ». Eliasberg s’arrêta. « Tu es Juif ? », s’enquirent-ils sur un ton à la fois et affirmatif. « Oui », répondit-il. Quelqu’un se mit alors à crier « Battez-le ! ». Cependant, grâce à l’intervention de l’une des personnes présentes, Eliasberg réussit à échapper aux coups. Le même jour, vers 8 heures du soir, des injures furent lancées à l’encontre des passants juifs depuis le bâtiment du conseil municipal. Lorsque l’avocat Goldfeld sortit de celui-ci, des hommes en uniforme se mirent à le poursuivre. Goldfeld dut enlever son manteau, ses chaussures en caoutchouc et se cacher. Ils lui tirèrent dessus, il se sauva par miracle. (…) Les pillages et les violences perpétrés par les soldats stationnés à Jitomir ou venus d’ailleurs, de concert avec la lie de la société, prenaient une ampleur croissante, sans rencontrer la moindre résistance. On entendait partout des tirs, effectués souvent par pure provocation. (…) tous participaient activement au pogrom qui, vers le soir (du 8 janvier), déferla comme une vague immense. Les portes et les devantures des magasins étaient défoncées à coups de crosse ou de hache, et parfois à la grenade. Les objets pillés étaient emportés par des files ininterrompues de militaires et de civils. Sous les yeux des représentants du conseil municipal, des femmes étaient emmenées de force dans les logements pillés où elles étaient brutalisées et violées. (…) Il faut dire que les soldats de toutes les unités stationnées à Jitomir sans exception ont participé au pogrom. »

pp.82-83

« Au cours des deux premiers jours (8 et 9 janvier 1919), le pogrom prit essentiellement la forme d’un immense pillage ; il n’y eut pas de meurtres systématiques de Juifs. Il y eut des cas de viol ou de tentatives de viol dans les appartements des malheureux qui venaient d’être dévalisés de tous leurs biens, et ce sous les yeux des parents, des pères ou des frères des victimes. Mais ces cas restaient rares et ces viols eurent généralement lieu lorsque les pillards étaient éméchés. Les premiers jours, quelques magasins et habitations de chrétiens furent également pillés ; leurs propriétaires ou occupants avaient négligé d’inscrire sur la porte ou la devanture la croix qui éloignait les pillards. On peut dire qu’il n’y avait pas de haine particulière à l’encontre des Juifs, ni de volonté de leur infliger des souffrances et de les humilier. (…) Néanmoins (…), le 8 janvier, le témoin M. D. Skokovski a vu, un jeune soldat pousser devant lui un vieux Juif à coups de cravache dans la rue Kievskaia. Ce même témoin a été interpellé deux fois dans la rue et ses papiers vérifiés sous le seul prétexte qu’il avait « l’air juif ». Telle était la situation au cours des deux premiers jours du pogrom. Le 10 janvier (…) toutefois, il se ralluma avec encore plus de force, cette fois non pas tant dans le centre, que dans les quartiers périphériques (…). Y prirent part principalement les bas-fonds de la société (…). A partir du 10 janvier, les attaques à main armée, les pillages, les viols et les meurtres prirent un caractère massif et systématique. (…) Un certain nombre d’habitants furent, sans aucune raison, conduits à la gare, où ils furent violemment battus, quand ils n’étaient pas fusillés sur place sans autre forme de procès. En pénétrant dans les habitations juives, les soldats et leurs officiers déclaraient qu’ils étaient à la recherche de bolcheviks. S’adressant à des gens qui n’avaient rien en commun avec les bolcheviks, ils disaient souvent : « Tu voulais le pouvoir soviétique – eh bien, te voilà servi ! », puis ils menaçaient de les passer par les armes. »

p.85

« Les pillards arrivaient en fiacre, présentaient à leurs victimes des mandats de perquisition signé du commandant Dmitrienko, puis prenaient systématiquement tous les objets de valeur jusqu’aux boucles d’oreilles portées par leurs victimes. Dans les appartements où le butin était prometteur, il n’était pas rare que les pillards se comportassent fort civilement, faisant même parfois état de talents imprévus – jouant du piano, tandis que le pillage se déroulait. (…) Au cours des journées des 11 et 12 janvier, l’activité des pillards s’amplifia, tandis que le nombre des arrestations faites dans le seul but de soutirer une rançon montait en flèche. (…) A cet égard, l’arrestation puis l’envoi à la gare de 32 personnes résidant dans l’immeuble Vainstein, au 3, rue Teatralnaïa, nous paraît exemplaire. Dans cet immeuble résidaient 38 familles juives. Quand le pogrom débuta, ses habitants fermèrent toutes les portes cochères et se barricadèrent chez eux. Durant les premiers jours du pogrom, des groupes de soldats tentèrent sans succès de forcer les issues et de pénétrer à l’intérieur de l’immeuble. Finalement, le 11 janvier, vers 4 heures de l’après-midi, une bande de 30 à 40 soldats armés parvinrent à forcer les portes et à entrer dans la cour. (…) Ils rassemblèrent dans la cour tous les hommes, (…) puis les soumirent un à un à des interrogatoires. Un soldat à la casquette rouge, mécontent des questions que lui posait un jeune homme arrêté, n’hésita pas à tirer sur lui, le tuant sur le coup. (…) Puis les soldats emmenèrent 32 hommes à la gare ; il y avait parmi eux des vieillards et des adolescents. En route, tous furent roués de coups sans pitié et soumis à mille vexations et insultes. (…) arrivés à la gare, on leur enleva jusqu’à leurs vêtements (…). Quand ils parvinrent au wagon où l’on devait les enfermer, la plupart n’avait plus que leur chemise. (…) Au total, entre le 8 et le 13 janvier (1919), 53 personnes furent tuées, et 19 blessées. Parmi les morts, il y eut des vieillards, des femmes et des enfants. (Selon la Commission, ces exactions se sont déroulées) sous la responsabilité de l’ataman Palienko (qui) avait reçu l’ordre d’écraser le mouvement bolchévique à Jitomir. (…) Un despote, un être totalement inculte, un vantard borné, incapable de maîtriser des situations complexes, pas toujours sobre, mais toujours prêt à obéir aux ordres et à les exécuter comme un taureau (…). Palienko, au moment du pogrom, avait de son côté déclaré dès le premier jour du pogrom au conseil municipal « qu’on allait casser du youpin et détruire leurs magasins ». »

pp.86-87

« (…) Le 8 janvier (1919) au matin, aussitôt après l’entrée de ses troupes à Jitomir, l’ataman Palienko déclara que l’Ukraine était encerclée de tous côtés par des ennemis – les Juifs, les Polonais, les Russes, les bolcheviks, les Roumains, les représentants de l’Entente, que le bolchevisme était « le fait des youpins », que « les youpins ne s’en tireraient pas indemnes », qu’il avait la mission de rétablir l’ordre à Jitomir, de punir la ville, et que cette punition serait terrible. (…) il est clair que Palienko s’apprêtait à « punir les Juifs ». (…) A la requête des membres du conseil de faire arrêter le pogrom qui avait commencé, Palienko répondit que, tant que ses hommes ne se seraient pas entièrement déployés dans toute la ville, il n’était pas en pouvoir d’arrêter le pogrom. Mais même après que ses hommes eurent pris entièrement le contrôle de la ville, Palienko n’entreprit rien pour y mettre un terme. (Pressé d’intervenir par les autorités de la ville) Palienko mit en avant un nouveau prétexte pour ne pas intervenir, affirmant que ses Cosaques étaient épuisés, que le pogrom était « une affaire très contagieuse », et que, s’il envoyait ses hommes, ceux-ci risquaient d’être « contaminés » par l’envie de piller et de tuer (en vérité, ce sont ses hommes, ses Cosaques, qui, depuis le matin mettaient la ville à sac). (Des demandes de plus en plus insistantes des autorités de la ville arrivèrent sur le bureau de Palienko, sur lequel) (…) toutes ces objections firent le même effet « qu’un tir de petits pois sur un mur ». (…) Le 9 janvier au soir, Palienko se rendit à la mairie et tint les propos suivants aux membres du conseil municipal qui s’y trouvaient : « L’Ukraine est encerclée par ses ennemis de tous côtés : les forces de l’Entente, les forces blanches du Don et du Kouban, les Polonais, les Roumains, les Russes, les youpins et les bolcheviks. Tous les youpins sont des bolcheviks. Je suis envoyé ici pour punir ces repaires judéo-bolcheviks que sont Jitomir et Berditchev, et je le fais. (…) Je vais nettoyer Jitomir à fond, de terre sorte qu’il ne restera plus trace de soviets ni de partis. Je ferai de Jitomir une ville bien propre et nette. Si je rencontre la moindre résistance, soyez assurés que je ferai fusiller tout le monde et que je ne laisserai pas une seule pierre debout ! ». »

pp.90-91

(Texte 48) Extraits d’informations de la commission de Kiev de l’Evobschestkom sur les pogroms à Belaïa Tserkov, province de Kiev de 1918 à août 1919 (fin 1920).

« Les premières tentatives d’organisation d’un pogrom eurent lieu sous l’hetmanat (de Sokol, qui fût l’instigateur, notamment, du terrible massacre de Belaïa Tserkov, en août 1919), quand des troupes allemandes étaient encore cantonnées en Ukraine. On peut citer notamment une annonce en allemand et en russe, affichée partout dans Belaïa Tserkov par le colonel Nikish von Rosenek, commandant du district. Elle commençait par ces mots : « Annonce de la Kommandantur allemande. La Kommandantur a appris qu’une grande partie de la population juive, et surtout la majorité des commerçants voyageant d’un village à l’autre, mène une propagande active contre le gouvernement ukrainien et le pouvoir allemand. Ces Juifs essaient de persuader les paysans que les Allemands veulent réquisitionner tout le grain récolté après la moisson sans le payer (…). La Kommandantur connaît les noms de plusieurs perturbateurs juifs. Elle va poursuivre sans indulgence… », etc., suivant le schéma bien connu. Mais ce ne furent là que des prémices. Les véritables pogroms se développèrent sous Petlioura, successeur de l’hetman (Sokol).

Les hommes de Petlioura commencèrent par frapper la ville d’une énorme contribution de 1 million de roubles, qu’ils appelèrent « prêt bénévole ». Les méthodes qu’ils utilisèrent pour le percevoir parlent d’elles-mêmes. Un samedi de novembre 1918, les hommes de Petlioura, en armes, encerclèrent les synagogues et, perturbant la prière, obligèrent les Juifs à enlever leurs châles de prière et à les accompagner dans les locaux de la Kommandantur. Les Juifs restèrent enfermés là-bas pendant quelques jours, menacés de toutes sortes d’exactions en cas de non-paiement de la contribution exigée. (…) Au prix d’immenses efforts, une somme de 425 000 roubles fut rassemblée et apportée au quartier général le 3 décembre 1918. Cela n’apporta pas la paix dans la ville. (…) Les viols de femmes juives devenaient de plus en plus fréquents, surtout dans les rues Iourievskaïa et Miasnaïa. La population juive était terrorisée. Les Juifs avaient peur de sortir, ils fermaient les portes et les fenêtres de leurs maisons longtemps avant la nuit. Le cynisme et l’insolence des troupes étaient tels qu’un commandant d’unité, ayant obtenu par extorsion une somme de 250 000 roubles, exigea que la communauté juive lui remît un papier certifiant son « comportement correct » envers les Juifs. Il proposa à la communauté de signer (un) texte (certifiant que son régiment) n’a imposé aucune contribution aux Juifs de la ville et ne les a aucunement humiliés, mais il a, au contraire, empêché les excès des autres détachements militaires (…). ».

pp.246-247

« (…) au début de février (les 9, 10 et 11 février 1919), Belaïa Tserkov fut le théâtre d’un véritable pogrom qui affecta profondément toute la vie des Juifs de cette ville. Des exactions et des extorsions dépassant les horreurs du Moyen Âge laissèrent des traces ineffaçables dans la mémoire. Sur l’ordre de leur commandant, les Cosaques faisaient irruption dans les maisons, enlevaient le chef de famille. Ensuite, les autres membres de la famille, éperdus et terrifiés, étaient traînés jusqu’à l’hôtel où logeait tel ou tel officier. Là, après une série de menaces et d’outrages, les Cosaques exigeaient de l’argent. A un moment, une foule de Juifs paniqués, martyrisés, exténués, arriva en courant dans les locaux de la municipalité, poursuivie par des cavaliers armés de révolvers et de fouets de cuir. Ces derniers exigèrent des Juifs qu’ils les suivent. Les victimes furent traînées à la gare, où l’on menaça de les fusiller. (…) C’est avec une fureur sans pareille que les Cosaques se vengèrent par la suite de leur échec (une tentative avortée d’enlèvement d’une jeune fille). Le pillage généralisé, le banditisme sauvage et les viols de femmes juives caractérisèrent ces horribles journées de février 1919. L’arrivée des troupes soviétiques à Belaïa Tserkov n’apporta pourtant pas de soulagement à la population juive. Le 6e régiment de Tarachtcha arriva le premier. Il combattit héroïquement sur le front, mais ne fut pas exempt de comportements antisémites. (…) La population fut à nouveau épouvantée. (…) Le 6e régiment parti, la paix s’installa pour un court moment. »

p.248

« Le 25 août 1919, les bandes des Zelenyi, de Sokol et de Sokolovskii arrivèrent à Belaïa Tserkov. Les habitants furent saisis d’effroi en voyant, par les interstices de leurs volets, avancer ces rangs interminables de bandits. Ceux-ci étaient en guenilles, ils marchaient pieds nus, certains n’avaient même plus de fusil. (…) Les bandes s’installèrent aux alentours de la ville. (…) Le matin (du 26 août), les bolcheviks pénétrèrent dans la ville. (…) L’attaque des bolcheviks fut tellement inattendue qu’elle engendra une véritable panique dans les rangs des petliouriens (des troupes régulières de Petlioura se trouvaient également dans la ville), qui prirent la fuite. Ils s’arrêtèrent seulement aux abords de la cité, se ressaisirent et ouvrirent le feu sur la ville. Comme les bolcheviks n’étaient pas nombreux, ils battirent en retraite, et les soldats de Petlioura reprirent possession de Belaïa Tserkov. C’est à ce moment-là que les bandes commencèrent leur horrible besogne. Toute la colère provoquée par leur fuite honteuse devant les bolcheviks se retourna contre la Juifs. Les bandits, telles des bêtes furieuses, se livrèrent à des massacres, à des tortures horribles et à des pillages sans fin. Les victimes subissaient des tortures inhumaines. (…) Le carnage continua le 26 août jusqu’à 4 heures de l’après-midi ; en quelques heures, 130 personnes furent mises à mort. Les victimes étaient souvent traînées dehors, tuées, et leurs cadavres abandonnés dans la rue jusqu’à la fin de la journée, car personne n’osait sortir de chez soi et porter les corps dans les maisons de leurs familles. Les chiens s’attroupaient autour des cadavres et léchaient avec avidité le sang encore chaud, et les assassins qui passaient à cheval s’arrêtaient et admiraient ces tableaux avec une passion sadique. »

pp.249-250