La dictature du prolétariat

« La République russe est une société socialiste libre. Tout le pouvoir appartient au peuple travailleur de Russie, réuni en soviets urbains et ruraux. La République considère le travail comme le devoir de tout citoyen ; sa devise est : celui qui ne travaille pas ne mangera pas. Ne jouissent ni du droit de vote ni du droit d’être élues, les personnes qui ont des revenus sans travailler, tels que les intérêts du capital, les revenus des propriétés, etc., les négociants privés, les courtiers ; les moines et les membres du clergé quels qu’ils soient ; les employés et les agents de police et du gouvernement précédent. »

Constitution de la R.S.F.S.R., juillet 1918.

Pendant la guerre civile

la terreur blanche

« On entourait un morceau de chair humaine ensanglantée qui gisait à terre. Le malheureux respirait à peine. (…)
Cet homme martyrisé, qui perdait tout son sang et s’évanouissait à chaque instant, raconta, d’une voix faible et pâteuse, les tortures infligées par les brigades de répression et les tribunaux militaires de l’armée blanche. On l’avait condamné à la pendaison, puis on avait commué la peine, décidé de lui couper un bras et une jambe et de l’envoyer, ainsi mutilé, dans le camp des partisans pour les épouvanter. »

Boris Pasternak, Docteur Jivago. Gallimard 1958

La terreur rouge

« Afin de protéger la République soviétique contre ses ennemis de classe, nous devons isoler ceux-ci dans des camps de concentration. Toutes les personnes impliquées dans des organisations de gardes blancs, dans des complots ou des rebellions doivent être fusillées. »

Décret du conseil des Commissaires du peuple, 5 septembre 1918

APPEL POUR LA FORMATION DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE

« Le 24 janvier 1919.

Chers camarades,

«Pendant la guerre et la Révolution, on a constaté, avec une évidence totale, non seulement que les vieux partis socialistes et sociaux-démocrates sont en faillite complète, et avec eux la Deuxième Internationale, non seulement aussi que les éléments modérés de la vieille social-démocratie (ceux dits du «centre») sont incapables d’une action révolutionnaire réelle ; mais, en plus, que les grandes lignes d’une véritable Internationale révolutionnaire sont déjà clairement définies.

L’élan gigantesque de la révolution mondiale, qui pose sans cesse de nouveaux problèmes, le danger de voir l’alliance des Etats capitalistes, qui s’organisent contre la révolution sous la bannière hypocrite de la Société des Nations, étrangler cette révolution ; les tentatives des partis sociaux-traîtres de se rassembler et, après s’être mutuellement amnistiés, d’aider leurs gouvernements et leurs bourgeoisies à décevoir les classes laborieuses une fois de plus ; enfin, l’énorme expérience révolutionnaire qui s’est constituée et l’internationalisation de tout le processus révolutionnaire – tout cela nous conduit à prendre l’initiative de poser la date de convocation d’un congrès international des partis prolétariens révolutionnaires.

A notre avis, la nouvelle Internationale devrait être fondée sur les thèses suivantes, avancées ici comme une plate-forme et élaborées d’après le programme de la Ligue Spartakiste en Allemagne et du Parti communiste (bolchevique) en Russie.

1) L’époque actuelle est celle de la désintégration et de l’effondrement de tout le système capitaliste mondial, ce qui impliquera l’écroulement de la civilisation européenne tout entière, si le capitalisme et ses contradictions insolubles ne sont pas détruits.

2) La tâche du prolétariat, à présent, est de s’emparer du pouvoir politique sans attendre. La prise du pouvoir politique consiste dans la destruction de l’appareil étatique de la bourgeoisie et dans l’organisation d’un nouvel appareil prolétarien de gouvernement.

3) Ce nouvel appareil de gouvernement devrait réaliser la dictature de la classe ouvrière (et en quelques régions aussi du demi-prolétariat rural, i.e. les paysans pauvres), c’est-à-dire qu’il devrait être un instrument de la suppression systématique des classes exploitantes et leur expropriation. Non pas une fausse démocratie bourgeoise – cette forme hypocrite de la domination de l’oligarchie financière – avec son égalité purement formelle, mais la démocratie prolétarienne, qui permet de donner la liberté aux masses travailleuses ; pas le parlementarisme, mais le self-government de ces masses par leurs organes élus ; pas la bureaucratie capitaliste, mais des organes administratifs, créés par les masses elles-mêmes, avec leur réelle participation à l’administration du pays et à la construction du socialisme – voilà ce que devrait être l’Etat prolétarien. Le pouvoir exercé par des soviets ou des organisations similaires, sa forme concrète (…)

4) En vue de sauvegarder la révolution socialiste, de la défendre contre ses ennemis intérieurs et extérieurs, d’assister d’autres sections nationales du prolétariat en lutte, il est essentiel que la bourgeoisie et ses agents soient complètement désarmés, et le prolétariat armé.

5) La situation mondiale demande à présent le maximum de contacts entre les différentes parties du prolétariat révolutionnaire et une alliance étroite entre les pays où la révolution socialiste a déjà triomphé.

6) La méthode fondamentale de lutte est l’action de masse par le prolétariat, action allant jusqu’au conflit armé ouvert avec la puissance politique du Capital (…)»

Lénine et Trotski »

cité dans Soviet Documents on Foreign Policy, Londres, 1951, pp. 136-137.

H. G. Wells (1920) : Que faire de la Russie bolchevique ?

Herbert George Wells (1866-1946) est un journaliste et écrivain anglais, célèbre pour ses romans de science-fiction. Issu d’un milieu modeste, Wells est, dès ses jeunes années, un partisan du socialisme plutôt que du communisme. Néanmoins, il visite la Russie en octobre 1920 et publie dans le Sunday Express les impressions de son séjour de deux semaines à Petrograd et d’une semaine à Moscou.

« La Russie était une civilisation moderne de type occidental, mais la moins disciplinée et la plus instable de toutes les grandes puissances; c’est main­tenant une civilisation à l’agonie. La cause directe de son déclin a été la guerre moderne, qui l’a épuisée physiquement. Ce sont ces circonstances, et elles seules, qui ont permis aux bolcheviques de s’emparer du pouvoir. Cet effondrement de la Russie est absolument sans précédent, et si la situation se dégrade encore pendant un an, il sera total. De la Russie, il ne restera qu’une terre peuplée de rustres ; les villes seront pratiquement à l’abandon, en ruines, et les chemins de fer, inutilisés, se transformeront en ferraille rouillée. Avec eux disparaîtront les derniers vestiges de tout gouvernement central. Les paysans sont totalement illettrés et forment une masse bornée; capables de s’opposer à qui intervient dans leurs affaires, ils sont incapables de rien prévoir ni organiser qui soit de grande ampleur. Ils deviendront une sorte de marécage humain, en proie aux divisions, aux guerres civiles mesquines, aux saletés politiques, et à la famine chaque fois que la récolte sera mauvaise. Ils constitueront pour l’Europe un foyer d’épidémies. Et ils basculeront du côté de l’Asie. La ruine de la civilisation russe, et son retour à une barbarie paysanne signifient que, pendant de nombreuses années, l’Europe n’aura plus accès aux ressources minérales de la Russie, ni aux autres produits bruts en provenance de cette contrée comme le blé, le lin et d’autres… On doit se demander si les puissances occidentales peuvent se passer de ces sources d’approvisionnement. Leur disparition entraînera certainement un appauvrissement général de l’Europe occidentale.

L’unique gouvernement qui puisse désormais enrayer cet effondrement définitif de la Russie est l’actuel gouvernement bolchevique, s’il peut recevoir l’assistance de l’Amérique et des puissances occidentales. Il n’y a maintenant pas d’autres choix possibles. Le gouvernement bolchevique a naturellement de multiples adversaires — aventuriers de toutes sortes — qui sont prêts avec l’aide de l’Europe, à tenter de le renverser, mais sans qu’apparaissent nulle part la moindre communauté de buts, la moindre unité morale capable de se substituer à lui. En outre, il n’est plus temps mainte­nant de faire une autre révolution en Russie. Encore un an de guerre civile et ce pays, définitivement ruiné, disparaîtra inéluctablement du rang des nations civilisées. Nous devons donc, bon gré mal gré, nous accommoder du gouvernement bolchevique. »

Texte publié dans le journal anglais du dimanche Sunday Express, Londres, 1920 (cité d’après la traduction française : Herbert G. Wells, La Russie dans l’ombre, Métailié, 1985).

Atmosphère de la NEP

« Le docteur et Vassia arrivèrent à Moscou au printemps de l’année 1922, au début de la NEP. (…) L’entreprise privée n’était plus interdite, le commerce était libre, quoique sévèrement réglementé. Les affaires étaient réduites au proportion du troc que pratiquaient les chiffonniers du marché aux puces. Les dimensions lilliputiennes des échanges favorisaient la spéculation et menaient aux abus. L’agitation mesquine des hommes d’affaires ne produisait rien de nouveau, n’enrichissait en rien la ville dévastée. Mais la revente stérile d’objets déjà vendus dix fois faisait faire des fortunes.

Les possesseurs de quelques très modestes bibliothèques privées réunissaient tous les livres de leurs armoires. On demandait au soviet municipal l’autorisation d’ouvrir une librairie coopérative. On se faisait attribuer un local. On obtenait un magasin de chaussures ou une serre de fleuriste vides ou fermés depuis les premiers mois de la révolution et, sous leurs larges voûtes, on vendait ces minces collections rassemblées au hasard. Les femmes de professeurs qui, lorsqu’on l’interdisait, faisaient déjà en secret des petits pains blancs pour les vendre dans les moments difficiles, les vendaient maintenant ouvertement dans un quelconque atelier de bicyclettes qui était resté disponible pendant toutes ces années. Elles avaient changé d’orientation, accepté la Révolution et disaient « c’est d’accord  » au lieu de « oui  » ou de « bien  » .  »

extrait de PASTERNAK, Boris, « Le Docteur Jivago », Paris, Coll. Folio, 1958.

La famine en Russie au début de l’année 1922.

Extrait du rapport opérationnel d’information du département secret de la Vertcheka [la Tcheka ] n°17 pour le 21 janvier 1922

« 3 janvier 1922

Province de Samara (rapport d’information d’État n°60, du 20 janvier 1922).

3. La famine atteint des proportions terribles. Les paysans ont mangé tout ce qui pouvait servir de nourriture, chats, chiens. À l’heure actuelle, ils sont en train de déterrer les morts pour les manger. Dans les districts de Pougatchev et de Bouzoulouk, de nombreux cas de cannibalisme ont été notés. Selon les témoignages des membres du comité exécutif de la volost [canton], le cannibalisme dans le bourg de Lioudbimovka prend des proportions dramatiques. On isole les cannibales. Le comité provincial d’aide aux affamés a acheminé dans la ville de Pougatchev un train médico-alimentaire pour 5’000 personnes. Le convoi amène du ravitaillement pour six mois. Les échanges de marchandises avec l’Ukraine sont impossibles car dans les provinces de Zaporojié, Donetzk, Ekaterinoslavl, Odessa et Nikolaiev, la famine a été déclarée. La collecte de dons alimentaires y est interdite. Les autorités provinciales ont nommé un responsable chargé de faire un inventaire rigoureux des produits envoyés en aide aux affamés. Les épidémies se développent. »

Source : Archives centrales de la Sécurité d’État. Traduit et présenté par Nicolas WERTH dans le n°78 du Bulletin de l’Institut d’histoire du temps présent, n°78, second semestre 2001, p. 108.

Le désordre dans les campagnes soviétiques en 1924

Extrait d’un échantillon de lettres paysannes envoyées aux recrues de l’Armée rouge, collecté par le 3e département du contrôle politique de l’OGPU [police secrète soviétique qui a succédé la Tcheka ] pour les mois de mars-mai 1924.

District de Priloutski

« Rentré à la maison, je me suis mis à observer quelle était la situation ici, dans les villages, dans les volosts. Si jamais tu as affaire pour quoi que ce soit avec les autorités, n’y va jamais sans vodka, sinon tu n’arriveras à rien, tu n’obtiendras rien du pouvoir. Chez nous on distille du samogon [alcool de fraude] sans discontinuer, presque dans toutes les isbas. T’inquiète pas, le pouvoir n’engage pas de poursuite contre cela et s’il en engage c’est seulement parce qu’on n’en a pas proposé une bouteille au petit chef. Dans les villages il y a beaucoup de désordres : les déserteurs restent à la maison, le pouvoir ne s’en préoccupe pas, c’est vraiment l’anarchie. Il n’y a ni komsomol ni cellule du Parti, la seule organisation qui existe chez nous c’est celle des paysans pauvres qui ne pensent qu’à une chose : s’approprier plus de terres pour bien vivre. Dans ces comités, il y a surtout des koulaks et des visiteurs. »

Source : Archives centrales de la Sécurité d’État. Traduit et présenté par Nicolas WERTH dans le n°78 du Bulletin de l’Institut d’histoire du temps présent, n°78, second semestre 2001, p. 133.

1924 : Comment adhère-t-on au parti communiste l’année de la mort de Lénine ?

« Il faut avant tout rédiger un C.V. qui doit « faire ressortir les détails de la vie du postulant, son origine sociale précise, sa fortune, les activités diverses exercées dans le domaine social et politique, les motivations qui le poussent à entrer au parti communiste. »

C’est ce que tente de faire cet homme qui tient à tout prix à montrer qu’il n’est pas le fils d’un adepte de l’exploitation de l’homme par l’homme :

« Mon père était cordonnier, je tiens à dire qu’il travaillait tout seul, sans apprenti, sans exploiter qui que ce soit, comme un véritable prolétaire. C’était pas souvent qu’il y avait aut’chose sur la table que du pain noir et de la soupe aux choux. »

Essentielle aussi, la pauvreté, qui est revendiquée parfois avec difficultés tant il est difficile de rendre compte des évolutions d’une vie, qui peuvent ressembler à des améliorations matérielles dorénavant suspectes. Les explications se font alors laborieuses :

« … Je suis né paysan pauvre et je l’ai été jusqu’à l’âge de dix ans, lorsque mon père, en 1909 a acheté des terres. Il est alors passé dans la catégorie des paysans moyens, ce que je n’ai jamais caché. Pendant la révolution, l’exploitation de mon père est toujours demeurée une exploitation moyenne, et même jusqu’en 1923, mon père n’avait pas de cheval, et celui qu’il possède aujourd’hui ne vaut guère plus de cinquante à soixante roubles. Si la commission s’inquiète du fait que mon père, avec l’aide de la banque paysanne avait acheté, en 1919, 27 Ha, en s’endettant pour 49 ans, sachez qu’une bonne partie de ces terres est formée de marécages et que notre famille comptait toujours plus de 12 personnes. En 1917-1918, 7 personnes sont mortes chez nous … Aujourd’hui, on aurait pas moins de 18 personnes sur 18 Ha. Nous sommes donc des paysans pauvres ou tout au plus des paysans moyens. »

Il est difficile de concilier une situation réelle et une image prolétarienne, les justifications tentent d’atténuer l’image qui apparaît malgré tout. Parfois, le candidat tente la preuve par l’inventaire :

« J’ai deux vaches, un cheval, une maison avec un toit de chaume, un hangar, une remise, une bania, deux fourches, deux râteaux, une herse, six poules. »

Il est difficile de déterminer ce qui fait l’ennemi du peuple, voire le contre-révolutionnaire. Et si c’était un intellectuel ?

« On m’a dit que j’avais peu de chances d’être acceptée au parti, parce que j’étais une employée, et que j’avais une instruction secondaire. Or, je le répète, je n’ai pas d’instruction secondaire. »

De toutes façons, c’est très confus, même pour les dirigeants du parti qui doivent préciser les catégories : le manuel des « instructions pour remplir la carte du parti », à la page 28, alinéa 3 met les choses au point :

« Les soldats sont classés dans le groupe social auquel ils appartenaient avant leur service, sauf s’ils ont, au cours de leur service, acquis une compétence professionnelle. »

Les groupes sociaux sont donc très importants. Et pour certains, il faut montrer sa capacité à dépasser ses instincts petits-bourgeois, au besoin en faisant preuve d’un véritable zèle révolutionnaire :

« Membre du Soviet local, responsable du cercle des athées, membre de l’organisation « pour la bonne marche de la campagne de semailles de printemps », attaché à la direction au travail politique, membre du groupe de cavalerie légère des Jeunesses Communistes, aide metteuse en scène du cercle théâtral politique, responsable du « coin rouge » de la bibliothèque du village. »

Cela doit remplir une vieÉMais, au fond, pourquoi adhérer au parti Bolchevik ?

Il y a la stricte position de classe :

« Je sais que ce sont les Bolcheviks qui défendent les paysans pauvres. »

Parfois, c’est un sentiment de reconnaissance :

« Le parti m’a donné des biens : un cheval, une vache, une maison, une étable. Quels jours heureux j’ai connu depuis l’arrivée du pouvoir soviétique ! ».

Certains ont une idée un peu particulière du rôle de membre du parti, à moins que confusément, ils n’anticipent la naissance d’une bureaucratie ?

« Je veux être communiste pour passer mon temps à lire des livres et des journaux ».

D’autres prennent en compte les slogans du moment :

« Plus on avance dans l’édification du socialisme, plus la lutte des classes s’intensifie ».

D’autre fois, il s’agit de réintégrer le parti que l’on a quitté. Il faut alors montrer patte rouge et fournir des explications sur l’arrêt antérieur de l’adhésion : c’est parfois très tiré par les cheveux. Réparer si possible une faute politique :

« En 1924, une vie difficile et une santé chancelante m’obligèrent à me marier, et, à cause de ces quelques minutes que je restais dans une église, je fus rejeté dans les ténèbres, je fus tué politiquement. Je ne pouvais pas me rendre compte que je venais de commettre un si grand crime. Je me suis repenti, et je me repens, et je demande à mes chers camarades et à la cellule de me reprendre dans leurs rangs. »

Enfin, pour pouvoir adhérer, trois parrains sont nécessaires, qui donnent leur avis sur les qualités de l’impétrant :

« Il accomplira sans broncher toutes les directives du parti » : c’est qu’il faut obéir, surtout.

« Kaminski pourra faire un bon communiste car il mène bien son exploitationÉ » Le rapport n’est pas immédiatement évident. Mais que dire de ce parrain qui donne ce dernier avis :

« Je le recommande, car il ne boit pas trop. »  »

Extrait de Nicolas Werth, Être communiste en URSS sous Staline, collection Archives, éd Julliard, 1981

TESTAMENT POLITIQUE DE LENINE

«Ultimes recommandations au Comité central du Parti communiste russe.

25 décembre 1922

Par stabilité du Comité central j’entends les mesures propres à prévenir une scission, pour autant que de telles mesures puissent être prises. Car le garde-blanc de Russkaïa Mysl (je pense que c’était S. E. Oldenbourg) avait évidemment raison quand, dans sa pièce contre la Russie soviétique, il misait en premier lieu sur l’espoir d’une scission de notre Parti, et quand, ensuite, il misait, pour cette scission, sur de graves désaccords au sein de notre parti.

Notre Parti repose sur deux classes, et, pour cette raison, son instabilité est possible, et s’il ne peut y avoir un accord entre ces classes sa chute est inévitable. En pareil cas il serait inutile de prendre quelque mesure que ce soit, ou, en général, de discuter la question de la stabilité de notre Comité central. En pareil cas nulle mesure ne se révélerait capable de prévenir une scission. Mais je suis persuadé que c’est là un avenir trop éloigné et un événement trop improbable pour qu’il faille en parler.

J’envisage la stabilité comme une garantie contre une scission dans le proche avenir, et mon intention est d’examiner ici une série de considérations d’un caractère purement personnel.

J’estime que le facteur essentiel dans la question de la stabilité ainsi envisagée, ce sont des membres du Comité central tels que Staline et Trotski. Leurs rapports mutuels constituent, selon moi, une grande moitié du danger de cette scission qui pourrait être évitée, et cette scission serait plus facilement évitable, à mon avis, si le nombre des membres du Comité central était élevé à cinquante ou cent.

Le camarade Staline en devenant secrétaire général a concentré un pouvoir immense entre ses mains et je ne suis pas sûr qu’il sache toujours en user avec suffisamment de prudence. D’autre part, le camarade Trotski, ainsi que l’a démontré sa lutte contre le Comité central dans la question du commissariat des Voies et Communications, se distingue non seulement par ses capacités exceptionnelles – personnellement il est incontestablement l’homme le plus capable du Comité central actuel – mais aussi par une trop grande confiance en soi et par une disposition à être trop enclin à ne considérer que le côté purement administratif des choses.

Ces caractéristiques des deux chefs les plus marquants du Comité central actuel pourraient, tout à fait involontairement, conduire à une scission ; si notre Parti ne prend pas de mesures pour l’empêcher, une scission pourrait survenir inopinément.

Je ne veux pas caractériser les autres membres du Comité central par leurs qualités personnelles. Je veux seulement vous rappeler que l’attitude de Zinoviev et de Kamenev en Octobre n’a évidemment pas été fortuite, mais elle ne doit pas plus être invoquée contre eux, personnellement, que le non-bolchévisme de Trotski.

Des membres plus jeunes du Comité central, je dirai quelques mots de Boukharine et de Piatakov. Ils sont, à mon avis, les plus capables et à leur sujet il est nécessaire d’avoir présent à l’esprit ceci : Boukharine n’est pas seulement le plus précieux et le plus fort théoricien du Parti, mais il peut légitimement être considéré comme le camarade le plus aimé de tout le Parti ; mais ses conceptions théoriques ne peuvent être considérées comme vraiment marxistes qu’avec le plus grand doute, car il y a en lui quelque chose de scolastique (il n’a jamais appris et, je pense, n’a jamais compris pleinement la dialectique).

Et maintenant Piatakov – un homme qui, incontestablement, se distingue par la volonté et d’exceptionnelles capacités, mais trop attaché au côté administratif des choses pour qu’on puisse s’en remettre à lui dans une question politique importante. Il va de soi que ces deux remarques ne sont faites par moi qu’en considération du moment présent et en supposant que ces travailleurs capables et loyaux ne puissent par la suite compléter leurs connaissances et corriger leur étroitesse.

4 janvier 1923

Post-scriptum. Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue de Staline par une supériorité – c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. Cette circonstance peut paraître une bagatelle insignifiante, mais je pense que pour prévenir une scission, et du point de vue des rapports entre Staline et Trotski que j’ai examinés plus haut, ce n’est pas une bagatelle, à moins que ce ne soit une bagatelle pouvant acquérir une signification décisive.»

extraits de Lénine, Oeuvres complètes, Paris, tome 36.

Un portrait de Lénine par V. Grossman

Dans un récit où il exprime avec une liberté et un courage qui ne se retrouvent pas à un tel degré dans ses œuvres précédentes, Vassili Grossman brosse un long portrait de Lénine, de l’homme, du révolutionnaire, de l’homme de pouvoir, et le rattache aux profondeurs de l’histoire russe pour en montrer le caractère à la fois révolutionnaire et enraciné dans un millénaire de servitude.

« Dans les relations privées, lorsqu’il passait la nuit chez des amis ou qu’il se promenait avec eux, quand il rendait service à ses camarades, Lénine faisait toujours preuve de délicatesse, de douceur, de politesse. Mais le même homme, dans le même temps, s’est montré constamment implacable, coupant et grossier envers ses adversaires politiques. Il n’a jamais admis qu’ils pussent avoir partiellement raison ou qu’il pût avoir partiellement tort.

« Vendu… valet… laquais… mercenaire… agent… Judas vendu pour trente deniers… », ainsi traite-t-il ses contradicteurs.

Lénine dans la discussion ne s’efforçait pas de convaincre son adversaire. Il ne s’adressait jamais à lui mais aux personnes qui étaient témoins de leur affrontement. Son but était de ridiculiser son adversaire, de le compromettre à leurs yeux. Ces témoins, ce pouvait être quelques intimes ou les mille délégués du Congrès ou encore un million de lecteurs, s’il s’agissait d’un article.

Lénine dans la discussion ne cherchait pas la vérité, il cherchait la victoire. Il lui fallait vaincre à tout prix et, pour ce faire, bien des moyens, rhétoriques s’entend, lui étaient bons : le croc-en-jambe, la gifle, le coup de poing sur la tête qui estourbit son homme.

Il est évident que les traits de l’homme privé ne correspondaient pas aux traits du leader du nouvel ordre mondial.

Ensuite, quand la discussion passa des revues et des journaux dans la rue, dans les champs de seigle et sur les champs de bataille, il apparut que, là encore, il ne reculait pas devant les moyens les plus cruels.

L’intolérance de Lénine, son activité constamment ordonnée vers le but qu’il s’était assigné, son mépris de la liberté, sa férocité envers les hommes qui ne pensaient pas comme lui, sa capacité de rayer de la face de la terre, sans trembler, non seulement des forteresses mais encore des cantons, des districts, des provinces qui se seraient permis de contester la justesse de ses thèses, tous ces traits n’ont pas surgi chez Lénine après Octobre. Ils existaient chez le petit Volodia Oulianov. Ils avaient des racines profondes.

Tous ses dons, sa volonté, sa passion étaient subordonnés à un seul but : prendre le pouvoir.

Pour prendre le pouvoir il a tout sacrifié. Il a immolé, il a tué ce qu’il y avait de plus sacré en Russie : la liberté. D’ailleurs, comment cette jeune liberté, âgée de dix-huit mois, née au pays de l’esclavage millénaire, aurait-elle pu avoir une quelconque expérience ?
(…)

Pour comprendre Lénine, il ne suffit pas d’examiner attentivement les traits de Lénine, homme politique, il faut rattacher le caractère de Lénine au mythe du caractère du mythe national russe, puis à la fatalité, au caractère de l’histoire russe.

L’ascétisme de Lénine, sa timidité naturelle l’apparentent aux pèlerins russes. Sa droiture et sa foi répondent à l’idéal populaire du maître de vie. Son attachement à la nature russe, à ses prés et à ses forêts est quasi paysan. Sa réceptivité à la pensée occidentale, à Hegel et à Marx, la faculté de s’imprégner de l’esprit de l’Occident et de l’exprimer est un trait profondément russe qu’a relevé Tchaadaïev. C’est cette sympathie universelle, cette étonnante faculté d’entrer dans les esprits des autres peuples que Dostoïevski a discernée chez Pouchkine. Par ce trait, qui existe aussi chez Pierre le Grand, Lénine s’apparente à Pouchkine. »

Vassili Grossman. Tout passe. Paris, Laffont, 2006, pp. 978 – 980.

Un portrait de Staline et de l’Etat stalinien par V. Grossman

« Staline a rassemblé en lui tous les traits de la Russie du servage qui ignorait la pitié envers les êtres.

Son invraisemblable cruauté, son incroyable perfidie, sa faculté de feindre et de ruser, son esprit rancunier et vindicatif, sa grossièreté, son humour composent un personnage de satrape.

Sa connaissance des doctrines révolutionnaires, sa terminologie empruntée à l’Occident progressiste, sa connaissance de la littérature et du théâtre chers à l’intelligentsia démocrate, ses citations de Gogol et de Saltykov-Chtchedrine, son art de la conspiration qui le faisait recourir aux procédés les plus subtils, son amoralité composent un personnage de révolutionnaire du type de Netchaïev pour lequel la fin justifie les moyens, tous les moyens quels qu’ils soient. Mais naturellement Netchaïev eût frémi de voir jusqu’à quelle monstrueuse extrémité Joseph Staline a poussé le netchaïevisme.

Sa confiance dans la paperasse bureaucratique et dans la force politique, force principale de la vie, sa secrète passion des uniformes et des décorations, son mépris sans égal de la dignité humaine, sa divinisation du fonctionnariat et de la bureaucratie, son empressement à tuer en alléguant la lettre sacrée de la loi puis à faire fi de cette même loi en vertu d’un arbitraire monstrueux composent un personnage de policier, de gendarme.

Staline était fait de ces trois personnages.

Ce sont ces trois Staline qui ont érigé le système étatique stalinien, système dans lequel la loi n’est que l’instrument de l’arbitraire tandis que l’arbitraire est la loi ; système qui plonge ses racines dans le servage, qui a transformé les moujiks en esclaves, et dans le joug tatar qui a transformé ceux qui régnaient sur les moujiks en serfs ; système qui confine en même temps à l’Asie perfide, vindicative, hypocrite et cruelle et à l’Europe éclairée, démocratique, mercantile et vendue.

Cet Asiate en bottes de chevreau qui cite Saltykov-Chtchedrine et qui, tout en employant le vocabulaire de la Révolution, ne connaît d’autre loi que la vengeance sanglante, a introduit de la clarté dans le chaos d’après Octobre, a réalisé, a exprimé son caractère dans le caractère de l’Etat. Et cet Etat qu’il a construit a pour principe essentiel d’être un Etat sans liberté.

Dans cet Etat, non seulement les petits peuples mais encore le peuple russe n’ont pas de liberté nationale. Là où il n’y a pas de liberté humaine, il ne peut y avoir de liberté nationale puisque la liberté nationale est avant tout la liberté de l’homme.

Dans cet Etat, il n’y a pas de société puisque la société est fondée sur la libre intimité et sur le libre antagonisme des êtres, or, dans un Etat sans liberté, ces libres échanges sont inconcevables.

Le principe millénaire selon lequel l’accroissement de l’instruction, de la science et de la puissance industrielle est obtenu au moyen d’un accroissement parallèle de la servitude humaine, principe mis en pratique par la Russie des boyards, par Ivan le Terrible, par Pierre le Grand, par Catherine II a pleinement triomphé sous Staline.

N’est-il pas étonnant que Staline, après avoir extirpé jusqu’aux racines de la liberté, ait continué d’en avoir peur ? Mais peut-être est-ce cette terreur de la liberté qui l’a forcé à faire preuve d’une hypocrisie sans précédent.

L’hypocrisie de Staline a exprimé clairement l’hypocrisie de son Etat. Elle s’est exprimée surtout dans la manière dont il a joué à la liberté. Oh, l’Etat n’a pas craché sur la liberté défunte ! Le contenu infiniment précieux, vivant, radioactif de la liberté et de la démocratie a été tué et transformé en mannequin, réduit à la paille des mots. Les sauvages aux mains desquels tombent les sextants et les chronomètres les plus perfectionnés ne s’en servent-ils pas comme d’ornements ?

Ainsi en fut-il de la liberté. Dès qu’elle eut été mise à mort, elle devint un ornement de l’Etat, un ornement qui n’était pas sans utilité. On fit de la liberté morte le principal acteur d’une fantastique représentation théâtrale, montée dans une mise en scène gigantesque. »

Vassili Grossman. Tout passe. Paris, Laffont, 2006, pp. 992 – 993.

Le Parti a toujours raison...

« Le Parti, en dernière analyse, a toujours raison parce que le Parti est le seul instrument historique donné au prolétariat pour résoudre ses problèmes fondamentaux. J’ai déjà dit que, devant son propre parti, rien ne pouvait être plus facile que de reconnaître une faute, rien ne pouvait être plus facile que de dire : toutes mes critiques, toutes mes déclarations, tous mes avertissements, toutes mes protestations, tout n’a été qu’une pure et simple erreur. Je ne peux cependant dire cela, camarades, parce que je ne le pense pas. Je sais que l’on ne doit pas avoir raison contre le Parti. On ne peut avoir raison qu’avec le Parti et à travers le Parti, car l’histoire n’a pas créé d’autre voie pour la réalisation de ce qui est juste. Les Anglais ont un proverbe qui dit : « Qu’il ait raison ou tort, c’est mon pays. » Avec des justifications historiques plus grandes, nous pouvons dire : qu’il ait tort ou raison, sur telle question particulière distincte, c’est mon parti … »

Trotsky, discours au XIIIe Congrès du Parti, mai 1924

Les tensions alimentaires dans les campagnes soviétiques en 1929

Extrait d’une note d’information du département Information de l’OGPU sur la situation alimentaire des régions rurales de l’URSS au 1er juin 1929.

Province de Pskov

 » Un paysan moyen du village Savinskii fait des déclarations suivantes, essayant d’entraîner les paysans : « Nous devons nous organiser si nous ne voulons pas crever de faim. Il faut aller en ville, piller les dépôts de nourriture et les magasins – autrement, on n’aura pas de pain ». Les koulaks et les paysans aisés, essayant de détourner d’eux le mécontentement des paysans pauvres, appellent à la mise à sac et au pillage des coopératives et des institutions soviétiques. Sous leur influence, les paysans pauvres et moyens multiplient les propos antisoviétiques : « On patientera encore un peu, mais si on ne nous donne pas de pain, on ira se battre, drapeau blanc en tête contre nos dirigeants » (une paysanne pauvre de Gorovitskii, district Tchikhatchevskii). Un paysan pauvre du village de Boudkovo (province de Pskov) appelait les paysans à « s’armer de bâtons et de faux pour chasser tous les fonctionnaires du comité exécutif et de la coopérative ». Lors d’une réunion du soviet rural de Velikopolsk (district de Pskov) un paysan moyen a dit : « Il faut attaquer le pouvoir soviétique les armes à la main, mettre à sac le Palais des soviets à Pskov, ce n’est qu’ainsi qu’on pourra obtenir quelque chose ! » (…)

Dans la quasi-totalité des régions touchées par des difficultés alimentaires, on observe, parmi les paysans pauvres et la paysans moyens, une forte remontée de l’antagonisme vis-à-vis des ouvriers et des citadins. Ces sentiments sont exacerbés par l’agitation des éléments anti-soviétiques des campagnes et des koulaks. Dans le district Zinovievskii (Ukraine) lors de la réunion générale des paysans du bourg de Grouchni, on a entendu les propos suivants : « Vous pouvez toujours causer, vous les ouvriers, vous recevez dans votre usine de la farine et tous les produits que vous voulez, tandis que nous les paysans on crève de faim. On a pris le pain aux paysans pour nourrir les ouvriers. En ville, les gens s’empiffrent, et nous on s’enfle parce qu’on a faim ». À Potchinskoïe (province de Toula), des paysans pauvres ont dit au président du soviet rural : « Le pouvoir soviétique a fait une révolution uniquement pour les ouvriers. On leur a augmenté les salaires, on leur a diminué la journée de travail. Eux, ils sont les seuls à vivre bien de nos jours, quant aux moujiks ils crèvent de faim ». »

Source : Archives centrales de la Sécurité d’État. Traduit et présenté par Nicolas WERTH dans le n°78 du Bulletin de l’Institut d’histoire du temps présent, n°78, second semestre 2001, pp. 184-185.

La déportation des koulaks lors de la collectivisation en URSS (1931)

Lancée par Staline, la collectivisation des terres prend rapidement des airs de liquidation d’une partie de la paysannerie. La fille d’une famille de victime se souvient de l’enfer vécu par les siens : dispersion par la fuite ou les arrestations et la déportation, privation de tous les biens, taxations exorbitantes et isolement au sein d’une population effrayée, mais aussi prête à profiter du malheurs des victimes. Après avoir pratiquement tout perdu, y compris plusieurs membres de la famille, l’ordre de déportation vers la Sibérie arrive, le 4 mai 1931. Antonina, fille de Nikolaï Golovine, du village d’Oboukhovo, raconte :

« Maman a gardé son calme. Elle nous a passé nos habits les plus chauds. Nous étions quatre : maman ; Alexei, qui avait quinze ans ; Tolia, qui en avait dix, et moi, huit (…). Maman m’a enveloppée dans un châle de laine, mais Kolia Kouzmine, venu superviser notre expulsion, a ordonné de le retirer, expliquant que le fichu avait été confisqué lui aussi. Maman avait beau le supplier en évoquant le froid de canard et le long trajet qui nous attendait, il ne voulait rien entendre. Tolio m’a donné une de ses vieilles casquettes à oreillettes, qu’il avait jetée parce qu’elle était déchirée, et je l’ai mise. J’avais honte de porter une casquette de garçon plutôt qu’un fichu. Maman s’est inclinée et signée devant les icônes de la famille, et on a pris la porte. (…) Je vois encore le mur gris des gens qui nous ont regardés marcher vers la charrette. Personne n’a bougé ni n’a dit un mot. (…) Personne ne nous a embrassés ni ne nous a dit un mot d’adieu ; ils avaient peur des soldats, qui nous ont accompagnés jusqu’à la charrette. Il était interdit de témoigner de la sympathie aux « koulaks » ; alors ils sont restés là et nous ont regardés en silence. (…) Maman a dit adieu à la foule : « Pardonnez-moi, femmes, si je vous ai offensées », a-t-elle dit en s’inclinant et faisant un signe de croix. Puis elle s’est tournée, s’est inclinée et signée de nouveau. Elle s’est tournée et s’est inclinée quatre fois pour dire au revoir à tout le monde. Puis, dès qu’elle s’est assise dans la charrette, nous sommes partis. Je vois encore le visage des gens debout. C’étaient nos amis et voisins avec qui j’avais grandi. Personne ne s’est approché de nous. Personne ne nous a dit adieu. Ils se tenaient là en silence, comme des soldats en ligne. Ils avaient peur. »

Cité dans Orlando Figes. Les chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline. Paris, Denoël, 2009, p. 145.

Résistance à la collectivisation

« Chaque nuit, Grémiatchi-Log abattait son bétail. Dès le soir tombé, une brebis, on ne sait où, poussait un bêlement, étouffé aussitôt, un cri de cochon à l’agonie trouait le silence, un veau beuglait. (…) Tout le monde abattait, ceux qui venaient de s’inscrire au kolkhoze comme ceux qui exploitaient à leur compte. Et l’on abattait tout, boeufs, moutons, porcs, même les vaches et jusqu’aux bêtes gardées pour la reproduction, en deux nuits, le cheptel bovin se retrouva réduit de moitié. Dans les rues, les chiens traînaient boyaux et abats. Celliers et hangars regorgeaient de viande. Au bout de quarante heures, la coopération avait écoulé le stock de sel qui y moisissait depuis un an et demi : quelque trois tonnes. Il courait des bruits sinistres : « Faut abattre : c’est plus à nous ! » « Abattre vite : on va tout confisquer pour les stocks ! » « Dépêche-toi d’abattre : au kolkhoze, tu ne boufferas plus de viande ! » Et l’on abattait. On s’empiffrait. Petits et grands, tous avaient mal au ventre. Au dîner, dans les isbas, les tables ployaient sous le rôti et le bouilli, les mentons dégoulinaient de graisse, chacun rotait comme à un festin d’enterrement, et l’ivresse de la ripaille embuait tous les yeux. »

extrait de CHOLOKHOV, Mikhail, « Terres défrichées », Paris, Gallimard, 1964.

Opinion de Victor Serge

L’écrivain Victor SERGE (1890-1974) arrive à Pétrograd en janvier 1919 pour se mettre au service de la révolution et adhère au parti bolchevik. Il assumera de hautes responsabilités. A partir de 1928 il subit des tracasseries incessantes à cause de ses idées proches de celles de Trotski. Emprisonné en 1933, il pourra quitter l’URSS en 1936 grâce à l’intervention d’amis français. Peu avant son arrestation, il leur avait fait parvenir ce message (extrait) :

« Depuis déjà de longues années, la révolution est entrée dans une phase de réaction (…). A l’heure actuelle, nous sommes de plus en plus en présence d’un Etat totalitaire, castocratique, absolu, grisé de sa puissance et pour lequel l’homme ne compte pas. (…) Ce régime est en contradiction avec tout ce qui a été dit, proclamé, voulu, pensé, pendant la révolution même. »

La famine-génocide de 1932-1933 dans un rapport du Consul d’Italie de Kharkov – 31 mai 1933

Archivo storico del Ministero degli Affari Esteri (Roma-Italia)
Serie Affari Politici Russia 8, 1933, f. 7

« R. Consolato d’Italia Kharkov &endash; URSS
N. 474/106 Kharkov, 31 mai 1933
La faim continue à provoquer des ravages si impressionnants dans la population qu’on ne s’explique pas du tout comment le monde reste indifférent envers une catastrophe semblable et comment la presse internationale, si empressée à invoquer la réprobation universelle contre l’Allemagne, coupable des soi-disant  » persécutions atroces des juifs « , se tait pudiquement face à cette boucherie, organisée par le gouvernement soviétique, dans laquelle les juifs justement jouent un rôle très important, même s’il n’est pas de premier plan.
Il n’est pas douteux en effet
1. que la faim résulte principalement d’une famine organisée et voulue  » pour donner une leçon aux paysans « ,
2. qu’aucun juif ne se trouve parmi les victimes et qu’au contraire ceux-ci sont tous gras et bien nourris, dans le giron fraternel de la GPU.
Le  » matériel ethnographique  » doit être changé, a dit avec cynisme un juif, gros bonnet de la GPU locale. Aujourd’hui on peut entrevoir le sort final de ce  » matériel ethnographique  » destiné à être remplacé.
Pour monstrueux et incroyable que puisse paraître un tel dessein, il doit cependant être considéré comme vrai et en pleine réalisation.
Le gouvernement de Moscou, en effet, a organisé par des réquisitions implacables (que j’ai relatées à plusieurs reprises) non pas une famine, ce qui serait trop peu dire, mais la disparition complète de tout moyen de subsistance dans la campagne ukrainienne, au Kouban, dans la Moyenne-Volga.
Il se peut que trois considérations aient dicté une telle politique
1. la résistance passive opposée par le paysan à l’économie collective ;
2. la conviction qu’on ne réussirait jamais à réduire ce  » matériel ethnographique  »
3. la nécessité, ou l’occasion favorable plus ou moins ouvertement reconnue de dénationaliser des régions où la conscience ukrainienne et allemande était en train de se réveiller, laissant présager de futures difficultés politiques, et où pour la solidité de l’Empire il valait mieux que résident des populations à prédominance russe.
La première constatation a dû provoquer la  » leçon  » initiale qui, d’après les affirmations concordantes de nombreux membres du parti, a été décidée par le gouvernement – c’est maintenant hors de doute.
La deuxième a pour le moins contribué au désintéressement presque total du gouvernement lui-même à l’égard des tragiques conséquences de la  » leçon  » qui avait dégénéré.
La troisième est certainement destinée à liquider le problème ukrainien en quelques mois, en sacrifiant de 10 à 15 millions d’âmes. Il ne faut pas tenir ce chiffre pour exagéré. Certains sont d’avis qu’il sera dépassé et que probablement il est déjà atteint.
Ce fléau qui est en train d’abattre des millions de gens et extermine les enfants d’un peuple tout entier ne frappe en effet que l’Ukraine, le Kouban et la Moyenne-Volga. Ailleurs, il est beaucoup moins ressenti ou ne l’est pas du tout.
Des gens dignes de foi exerçant une profession libérale, qui nourrissent pour le régime tsariste un tel mépris qu’ils sont enclins à regarder d’un oeil bienveillant le régime actuel, ont eu l’occasion de parcourir les autres régions de l’Union et affirment unanimement que la catastrophe est strictement limitée à l’Ukraine, au Kouban et la Moyenne-Volga.
 » La désolation commence après Kursk « , a dit l’écrivain Andreev, venu de Moscou il y a quelques jours et il a ajouté:  » Le paysan ukrainien ne retournera plus à la terre. Celui qui survivra ira errer, loin de sa patrie, car personne ne sera plus capable de faire renaître en lui la confiance dans le régime actuel. Les kolkhoziens souffrent terriblement de la faim, eux aussi, ils sont en train de disparaître du fait de la mortalité qui les frappe et de la fuite des survivants vers les villes. Ils s’enfuient tous vers des centres plus importants et quand ils ont assez de force pour y arriver, là-bas les guette également une mort causée par la faim, car ils n’ont pas un sou et personne ne se soucie de leur porter secours. Ma fille a quinze ans à peine, mais pas même elle ne réussira à voir notre pays riche et heureux comme il le fut dans le passé.
Le  » salut  » viendra peut-être de l’anéantissement complet du paysan. Le gouvernement le remplacera par un nouvel élément qui devra travailler la terre de la même façon que l’ouvrier travaille à l’usine. Mais l’expérience montre que les usines aux mains du régime actuel n’ont aucun rendement et il en sera sans aucun doute ainsi de la terre, une fois organisée en sovkhozes et le régime finira par s’écrouler. Je viens de visiter plusieurs agglomérations de la zone de Leningrad. Les habitants se lamentent parce qu’ils ont perdu 50 à 60 % des vaches ! Mais ce sont des messieurs qui mangent du pain tous les jours. Il n’y a pas de quoi se lamenter ! Ils sont bien dans le Nord ! Qu’ils viennent ici voir ce qui se passe !  » Ces propos ont été tenus dans la maison de connaissances communes.
Voici les considérations d’ordre général suggérées par le déroulement des faits qui ont conduit au désastre actuel.
Je crois encore opportun de donner un tableau épisodique de la situation.
Le camarade Frenkel, membre du  » Collège  » de la GPU, a confié à une personne de notre connaissance que, chaque nuit, près de 250 corps de personnes mortes de faim dans la rue sont ramassés à Kharkov. Pour ma part, je peux témoigner que après minuit j’ai vu passer devant le consulat des camions chargés de dix à quinze cadavres. Étant donné qu’à côté du consulat royal se trouvent trois pâtés de maisons en construction, le camion a stationné devant la palissade et deux préposés, munis de fourches sont entrés pour chercher les morts. J’ai vu ramasser par terre avec lesdites fourches, sept personnes, c’est-à-dire deux hommes, une femme et quatre enfants. D’autres gens se sont réveillés et ont disparu comme des ombres. Un des deux préposés m’a dit:  » Chez vous, vous n’en avez pas, n’est-ce pas ?  »
Au marché, le 21 au matin, les morts étaient rassemblés comme des tas de chiffons, dans la boue et dans les excréments humains le long de la palissade qui borde la place vers le fleuve. Il y en avait une trentaine. Le 23 au matin j’en ai compté 5 1. Un bébé tétait le sein de sa mère morte, au visage gris. Les gens disaient:  » ce sont les boutons du printemps socialiste « .
Rue Puchkinskaja, je descendais un après-midi vers le centre. Il pleuvait: trois besprizornye me dépassèrent; ils firent mine de se disputer. L’un d’eux reçut une bourrade qui l’envoya heurter une dame portant un pot de bortsch, retenu dans un mouchoir. Le pot tomba et se brisa. Le coupable s’enfuit et les deux autres ramassèrent la soupe avec leurs mains au milieu de la boue et l’avalèrent. Ils en mirent un peu dans un béret pour le troisième.
Dans cette même rue Puchkinskaja, à quelques dizaines de mètres du consulat, une paysanne est restée toute la journée avec deux enfants, prostrée dans un coin du trottoir, comme des dizaines d’autres mères, les unes un peu plus haut, les autres un peu plus bas dans la rue. Elle tenait la boîte de lait habituelle, une vieille boîte de conserve, sans couvercle, dans laquelle de temps en temps quelqu’un jetait un kopeck. Le soir, elle éloigna d’un geste les deux enfants et, une fois debout, elle se jeta contre un tramway qui descendait à toute allure. Une demi-heure après j’ai vu un dvornik qui balayait les boyaux de la malheureuse. Les deux enfants étaient toujours là et regardaient.
Depuis une semaine seulement, un service pour recueillir les enfants abandonnés a été organisé. En effet, en plus des paysans qui affluent vers la ville, parce qu’ils n’ont plus aucun espoir de survie à la campagne, il y a les enfants qu’on amène ici et qui sont ensuite abandonnés par les parents, lesquels s’en retournent au village pour y mourir. Ces derniers espèrent qu’en ville quelqu’un prendra soin de leur progéniture. Mais jusqu’à la semaine dernière, ils étaient couchés et pleuraient à l’angle de chaque maison, sur les trottoirs, partout. On voyait des enfants de dix ans se comporter comme des mères envers ceux âgés de trois ou quatre ans. La nuit venue, ils les couvraient avec leur propre châle ou avec leur manteau et dormaient couchés par terre, leur petit pot à lait à côté d’eux pour une aumône éventuelle.
Depuis une semaine on a mobilisé des dvorniki en blouse blanche qui patrouillent la ville, recueillent les enfants et les amènent au poste de police le plus proche, souvent au beau milieu de scènes de désespoir, de hurlements, de larmes. Devant le consulat il y a un poste de police. A chaque instant on entend des cris désespérés :  » Je ne veux pas aller aux baraques de la mort, laissez-moi mourir en paix !  »
Vers minuit on commence à les transporter en camion à la gare de marchandise de Severno Donec. C’est là qu’on rassemble aussi les enfants recueillis dans les villages, ou trouvés dans les trains, les familles de paysans, les personnes isolées plus âgées, ratissées en ville pendant la journée. Il y a du personnel médical (ce sont les héros du jour, m’a dit un médecin ; on compte parmi eux jusqu’à ce jour 40 % de morts du typhus contracté pendant le service) qui fait la  » sélection « . Ceux qui ne sont pas encore enflés et offrent quelque chance de pouvoir se remettre, sont dirigés vers les baraques de Holodnaja Gora, où dans des hangars, sur la paille, agonise une population de près de 8 000 âmes, composée essentiellement d’enfants. Un médecin préposé m’a raconté qu’ils recevaient du lait et de la soupe, mais bien sûr chichement et irrégulièrement,  » comme on pouvait « . Il y a 80 à 100 morts par jour.  » Un médecin russe ne peut plus avoir un coeur sensible, a-t-il dit, mais pourtant je passe d’une crise de larmes à l’autre.  »
Les personnes enflées sont transportées sur un train de marchandise à la campagne et abandonnées à 50-60 km de la ville en sorte qu’elles meurent sans qu’on les voie. Il arrive souvent que le train soit complet deux ou trois jours après la fermeture des wagons. Il y a quelques jours, un employé des chemins de fer passant près d’un de ces wagons a entendu crier; il s’est approché et a entendu un malheureux, à l’intérieur, qui le suppliait de le libérer parce que l’odeur des cadavres y était devenue insupportable. Le wagon ouvert, il s’avéra être le seul encore vivant; alors on l’enleva et on le mit à mourir dans un autre wagon où les personnes enfermées étaient encore en vie.
A l’arrivée sur les lieux de déchargement, on creuse de grandes fosses et on enlève tous les morts des wagons. On m’assure qu’on n’y regarde pas de trop près et que souvent on voit une personne tombée dans la fosse se réveiller et bouger dans un ultime sursaut de vitalité. Mais l’oeuvre des fossoyeurs ne s’interrompt pas pour autant et le déchargement continue.
Ces détails, je les tiens du personnel médical et je peux en garantir l’authenticité.
La prison de Holodnaja Gora a en moyenne 30 morts par jour.
De 1300 habitants qu’il avait, le village de Grahovo, situé à une distance d’environ 50 km de Kharkov, n’en compte plus maintenant que près de 200.
Le district de Poltava semble le plus terriblement frappé, plus encore que celui de Kharkov. Dans la ville de Poltava, même les médecins commencent à enfler par suite de la sous-alimentation.
De Sumi, un komsomolec écrit à une jeune fille de Kharkov que les familles tuent les enfants les plus petits et les mangent.
Je joins des échantillons de poudre de racine avec laquelle on confectionne une bouillie ligneuse dans les campagnes de Belgorod.
Devant la maison de Monsieur Ballovich, un vieux monsieur à l’allure distinguée s’est penché tout d’un coup sur un tas de copeaux et en a avalé une poignée.
Je joins une photo d’un enfant qui est arrivé là avec sa famille d’origine allemande pour se faire rapatrier de la Moyenne-Volga par le consulat général d’Allemagne. Cet air de vieillard décrépit est l’un de ceux que l’on rencontre le plus fréquemment aussi ici à Kharkov.
Enfin je citerai le suicide du général de la GPU Brockij qui, le 18 courant, au retour d’une inspection à la campagne, après une scène terrible avec Balickij au cours de laquelle il a crié plusieurs fois que ce n’était pas le communisme, mais l' » horreur  » et que pour sa part il en avait assez de telles inspections et qu’il n’irait plus mettre de l' » ordre  » nulle part (il avait dû participer à une répression), s’est tiré une balle dans la tête.
Je citerai celui de Hvylovyj et de Hirnyak pour des raisons analogues ; ces deux derniers suicides, ayant une répercussion particulièrement intéressante du point de vue politique, font l’objet d’un rapport à part.
Enfin un gros bonnet du gouvernement local et du parti dont je n’ai pas pu connaître le nom est devenu fou après une inspection à la campagne et on a dû lui mettre la camisole de force. Lui aussi a crié, dans un état d’agitation extrême: « Ce n’est pas le communisme, c’est un assassinat.  »
J’en conclus: le désastre actuel provoquera une colonisation de l’Ukraine à prédominance russe. Celle-ci transformera son caractère ethnographique. Dans un avenir peut-être très proche, on ne pourra plus parler d’une Ukraine, ni d’un peuple ukrainien, ni donc d’un problème ukrainien non plus, puisque l’Ukraine sera devenue de fait une région russe.
Avec mon très profond respect,
Le consul royal
Sergio Gradenigo »

« Lettres de Kharkov ». Documents, Cahiers du Monde russe et soviétique Vol. XXX (1-2) 1989.

Moscou vers 1930

Les vagues successives de collectivisations vident en partie les campagnes de leur population, décimée par la faim, déportée ou s’agglutinant en ville, entre autres à Moscou. La promiscuité dans les logements y devient structurelle, faute de place, mais aussi parce que, pour certains dirigeants du Parti, cette vie communautaire permet une surveillance étroite de chacun et répond à un idéal d’égalité dans la pauvreté .

Le premier témoignage est dû à un diplomate soviétique qui rentre à Moscou, après avoir été en poste quatre ans à l’étranger.

« Après le relèvement des années 1922 – 1929, Moscou avait subi une transformation navrante. Une marque de misère, de surmenage et de lassitude s’imprimait sur tous les visages et sur toutes les façades. Presque plus de magasins. Les rares devantures qui subsistaient avaient un air de désolation. On n’y voyait que boîtes en carton et boîtes de conserve, au-dessus desquelles des gérants plus excédés qu’imprudents mettaient des écriteaux : « Vides ». Les vêtements étaient usés, les tissus d’une qualité lamentable. Mon complet parisien faisait sensation dans la rue. Tout manquait, jusqu’au savon, surtout le savon, les chaussures, les légumes, la viande, le beurre, les aliments à teneur en graisse. »

Un autre témoignage a été laissé par un Américain :

« Kouznetsov habitait avec quelque cinq cent cinquante autres, hommes et femmes, dans une construction de bois, de 240 mètres de long sur 4,6 de large. La salle comptait à peu près cinq cents lits étroits, recouverts de matelas garnis de paille ou de feuilles séchées. Il n’y avait ni oreillers ni couvertures. (…) Certains résidents n’avaient pas de lit et dormaient par terre ou dans des caisses de bois. Dans certains cas, les équipes de travail se succédaient dans les mêmes lits, le jour ou la nuit. Il n’y avait pas de paravents ni de cloisons pour assurer la moindre intimité. (…) Il n’y avait pas d’armoires ni de penderies, parce que chacun ne possédait que les habits qu’il avait sur le dos. »

Orlando Figes. Les chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline. Paris, Denoël, 2009, p. 170.

LE PREMIER PLAN QUINQUENNAL SOVIETIQUE VU PAR STALINE LE 7 JANVIER 1933

« La tâche essentielle du plan quinquennal consistait à faire passer notre pays, avec sa technique arriérée, parfois médiévale, dans la voie d’une technique nouvelle, moderne.

La tâche essentielle du plan quinquennal consistait à transformer l’URSS, de pays agraire et débile, qui dépendait des caprices des pays capitalistes, en un pays industriel et puissant, parfaitement libre et indépendant des caprices du capitalisme mondial.

La tâche essentielle du plan quinquennal consistait, tout en transformant l’URSS en pays industriel, à éliminer jusqu’au bout les éléments capitalistes, à élargir le front des formes socialistes de l’économie et à créer une base économique pour la suppression des classes en URSS, pour la construction d’une société socialiste.

La tâche essentielle du plan quinquennal consistait à créer dans notre pays une industrie capable de réoutiller et de réorganiser, sur la base du socialisme, non seulement l’industrie dans son ensemble, mais aussi les transports, mais aussi l’agriculture.

La tâche essentielle du plan quinquennal consistait à faire passer la petite économie rurale morcelée dans la voie de la grande économie collectivisée, d’assurer par là même la base économique du socialisme à la campagne et de liquider ainsi la possibilité de restauration du capitalisme en URSS.

Enfin, la tâche essentielle du plan quinquennal consistait à créer dans le pays toutes les conditions techniques et économiques nécessaires pour relever au maximum la capacité de défense du pays, pour lui permettre d’organiser une riposte vigoureuse à toutes tentatives d’intervention armée, à toutes tentatives d’agression armée de l’extérieur, d’où qu’elles viennent.

Qu’est-ce qui dictait cette tâche essentielle du plan quinquennal ? Qu’est-ce qui la justifiait ?

La nécessité de liquider le retard économique et technique de l’URSS qui la condamnait à une existence peu enviable ; la nécessité de créer dans le pays des conditions lui permettant non seulement de rejoindre, mais avec le temps de dépasser, au point de vue économique et technique, les pays capitalistes avancés.

Cette considération que le pouvoir des Soviets ne peut longtemps reposer sur une double fondation, sur la grande industrie socialiste qui anéantit les éléments capitalistes et sur la petite économie paysanne individuelle, qui engendre les éléments capitalistes.

Cette considération qu’aussi longtemps qu’une base de grosse production ne sera pas assignée à l’agriculture, qu’aussi longtemps que les petites exploitations paysannes ne seront pas groupées en de grandes exploitations collectives, le danger de restauration du capitalisme est le danger le plus réel de tous les dangers possibles. (…)

Or, tout cela a abouti au fait que les éléments capitalistes sont éliminés de l’industrie, définitivement et sans retour, cependant que l’industrie socialiste est devenue la forme unique de l’industrie en URSS.

Or, tout cela a abouti au fait que notre pays, d’agraire est devenu industriel, et par rapport à la production agricole a passé de 48%, au début de la période quinquennale (1928), à 70% vers la fin de la quatrième année du plan quinquennal (1932).

Or, tout cela a abouti au fait que, vers la fin de la quatrième année de la période quinquennale, nous avons réussi à accomplir le programme de l’ensemble de la production industrielle, établi pour cinq ans, à 93,7%, augmentant ainsi le volume de la production industrielle de plus du triple, en comparaison du niveau d’avant-guerre, et de plus du double, en comparaison du niveau de 1928. Quant au programme de la production de l’industrie lourde, nous y avons réalisé le plan quinquennal à 108%. Il est vrai qu’ici nous n’avons rempli le plan quinquennal qu’à 6% près. Mais cela s’explique par le fait que, étant donné le refus des pays voisins de signer avec nous des pactes de non-agression, et vu les complications survenues en Extrême-Orient, il nous a fallu, pour renforcer la défense du pays, aménager en hâte une série de nos usines pour la fabrication d’armes de défense modernes. (…)

La tâche du plan quinquennal en matière d’agriculture consistait à transformer l’URSS de pays de petits paysans et arriéré qu’elle était, en un pays de grande agriculture organisée sur la base du travail collectif , et donnant le maximum de produits pour le marché.

Qu’est-ce que le Parti a obtenu en réalisant le programme du plan quinquennal en quatre ans, dans le domaine de l’agriculture ? A-t-il rempli ce programme ou a-t-il échoué ?

Le Parti a obtenu qu’en l’espace de quelque trois ans il a su organiser plus de 200’000 exploitations collectives et 5000 kolkhoz pour la culture des céréales et l’élevage ; en même temps, il a obtenu une augmentation de la surface ensemencée de 21 millions d’hectares.

Le Parti a obtenu que les kolkhoz groupent actuellement plus de 60% des exploitations paysannes, qui englobent 70% de toutes les terres paysannes, ce qui revient à dire que le plan quinquennal a été dépassé de trois fois.

Le Parti a obtenu qu’au lieu de 500 à 600 millions de pouds de blé marchand, qui étaient stockés au temps où prédominait l’économie paysanne individuelle, il a aujourd’hui la possibilité de stocker 1200 à 1400 millions de pouds de grain par an.

Le Parti a obtenu que les koulaks ont été défaits en tant que classe, bien que leur défaite soit incomplètement achevée ; la paysannerie laborieuse a été libérée de l’asservissement aux koulaks et de leur exploitation, et une base économique solide a été assurée au pouvoir des Soviets à la campagne, la base de l’économie collective.

Le Parti a obtenu que l’URSS de pays de petits paysans est transformé d’ores et déjà en pays de la plus grande agriculture du monde.(…) »

Joseph STALINE, Doctrine de l’URSS, Paris, Flammarion, 1938, pp. 183-195.

idem : extrait plus court

Staline dresse le bilan du premier plan quinquennal, le 7 janvier 1933, devant le Comité central du Parti communiste de l’URSS.

« La tâche du plan quiquennal en matière d’agriculture consistait à transformer l’U.R.S.S. de pays de petits paysans et arriéré qu’elle était, en un pays de grande agriculture organisée sur la base du travail collectif, et donnant le maximum de produits pour le marché.
Qu’est-ce que le Parti a obtenu en réalisant le programme du plan quinquennal en quatre ans, dans le domaine de l’agriculture ? A-t-il rempli ce programme ou a-t-il échoué ? (…)

Le Parti a obtenu qu’au lieu des 500 à 600 millions de pouds [unité de masse usitée en Russie, équivalant à 16,38 kg] de blé marchand, qui étaient stockés au temps où prédominait l’économie paysanne individuelle, il a aujourd’hui la possibilité de stocker 1200 à 1400 millions de pouds de grain par an.

Le Parti a obtenu que les koulaks ont été défait en tant que classe, bien que leur défaite soit encore incomplètement achevée ; la paysannerie laborieuse a été libérée de l’asservissement aux koulaks et de leur exploitation, et une base économique solide a été assurée au pouvoir des Soviets de la campagne, la base de l’économie collective.

Le Parti a obtenu que l’URSS de pays de petits paysans est transformée d’ores et déjà en pays de la plus grande agriculture du monde ».

extrait de Staline (Joseph), Doctrine de l’URSS, Paris, Flammarion, 1938, p. 183 et 195

autre extrait du même

« La tâche essentielle du Plan quinquennal consistait à transformer l’URSS, de pays agraire et débile, qui dépendait des caprices des pays capitalistes, en un pays industriel et puissant, parfaitement libre et indépendant des caprices du capitalisme mondial… à éliminer jusqu’au bout les éléments capitalistes, à élargir le front des formes socialistes de l’économie… à créer dans le pays toutes les conditions techniques et économiques nécessaires pour relever au maximum la capacité de défense du pays… »

Bilan du 1er Plan quinquennal par Staline, 7 janvier 1933.

Du pouvoir total de Staline

« Je passe à la question du Parti.
Le présent congrès se tient sous le signe de la victoire complète du léninisme, sous le signe de la suppression des débris des groupements antiléninistes.
Si, au XVe congrès [1927, on pense à l’éviction de la « gauche », de Trotsky et Kamenev], il fallait encore démontrer la justesse de la ligne du Parti et combattre certains groupements antiléninistes ; si, au XVIe congrès [1930, la mise au pas de la « droite », de Boukharine], il fallait donner le coup de grâce aux derniers adeptes de ces groupements, il n’y a plus rien à démontrer à ce congrès, ni, je crois, personne à battre. Tout le monde se rend compte que la ligne du Parti a triomphé…
Camarades, on peut dire que les débats du congrès ont montré la complète unité de conception de nos dirigeants du Parti dans toutes les questions de la politique du Parti. Il n’a été fait, comme vous le savez, aucune objection au rapport. Une parfaite cohésion, tant au point de vue idéologique et politique, qu’au point de vue de l’organisation, s’est donc manifestée dans les rangs de notre Parti. Je me demande si un discours de conclusion est bien nécessaire après cela ? Je pense que non. Permettez-moi alors d’y renoncer… »

Staline, Rapport au XVIIe congrès du P.C., janvier 1934

Du pouvoir total de Staline

« Je passe à la question du Parti.
Le présent congrès se tient sous le signe de la victoire complète du léninisme, sous le signe de la suppression des débris des groupements antiléninistes.
Si, au XVe congrès [1927, on pense à l’éviction de la « gauche », de Trotsky et Kamenev], il fallait encore démontrer la justesse de la ligne du Parti et combattre certains groupements antiléninistes ; si, au XVIe congrès [1930, la mise au pas de la « droite », de Boukharine], il fallait donner le coup de grâce aux derniers adeptes de ces groupements, il n’y a plus rien à démontrer à ce congrès, ni, je crois, personne à battre. Tout le monde se rend compte que la ligne du Parti a triomphé…
Camarades, on peut dire que les débats du congrès ont montré la complète unité de conception de nos dirigeants du Parti dans toutes les questions de la politique du Parti. Il n’a été fait, comme vous le savez, aucune objection au rapport. Une parfaite cohésion, tant au point de vue idéologique et politique, qu’au point de vue de l’organisation, s’est donc manifestée dans les rangs de notre Parti. Je me demande si un discours de conclusion est bien nécessaire après cela ? Je pense que non. Permettez-moi alors d’y renoncer… »

Staline, Rapport au XVIIe congrès du P.C., janvier 1934

Staline, l’ordre par la terreur

« Malgré ces difficultés Difficultés précisées dans le paragraphe précédent : main d’œuvre insuffisante, notamment pour des ouvriers qualifiés ; équipement technique et financement déficients., le bilan industriel [du premier plan quinquennal] est bien différent de celui que présente l’agriculture. L’industrialisation a d’abord entrainé une modification sociologique considérable de l’URSS, le développement très rapide de la classe ouvrière qui de 11 millions de personnes en 1928, passe à 38 millions dès 1933.

Les réalisations économiques sont spectaculaires : développement de vieux centres tel l’Oural, exploitation de centres nouveaux, (…), sur la base de voies de communication qui relient les régions industrielles entre elles. (…) Globalement, la production soviétique augmente dans les années du Ier Plan de 250 %, alors que le monde occidental connaît une crise économique sans précédent. Cependant, ces progrès incontestables ne peuvent dissimuler les déséquilibres de l’industrialisation. Les progrès accomplis concernent certains secteurs de la production des biens d’équipement, principalement l’électricité et les machines. (…) Pour d’autres secteurs les résultats acquis sont en retrait des objectifs – charbon 80 %, acier 60 %. Surtout, les biens de consommation ont été sacrifiés et la disparition du secteur artisanal (…) aggrave encore cette situation de pénurie. Les difficultés financières aussi se multiplient. Pour financer le Plan, l’État a augmenté les impôts, lancé des emprunts forcés prélevés sur les salaires, taxé tous les bénéfices, acheté les produits agricoles à très bas prix pour les revendre plus cher dans les villes. Ces méthodes ne suffisant pas, l’inflation est apparue (…).

Le Plan révèle, par ses succès et ses déséquilibres, la force et les limites du volontarisme stalinien. Mal préparé, souvent improvisé, le bond en avant de l’économie soviétique a tout de même été en partie réalisé, grâce à d’innombrables sacrifices. (…)

Sans aucun doute une conclusion s’impose à qui regarde l’URSS des années 1934-1935. C’est que la société tout entière a été agitée dans un tourbillon inexorable qui fait qu’au sortir de cette épreuve nul ne se trouve plus à la place qu’il occupait quelques années plus tôt. Chaque individu a été déplacé, arraché à son environnement, projeté dans un monde nouveau. (…) Jetés, dans leur majorité, dans un monde de souffrances ou de responsabilités, tous les citoyens soviétiques en tout cas se retrouvent à une place nouvelle dans un univers totalement changé. Ce mouvement humain sans précédent par son ampleur et sa rapidité a-t-il pour conséquence de créer réellement une société de type nouveau ? (…)

[Staline] a sans doute collectivisé et industrialisé son pays. Mais il n’a pas réussi dans son entreprise de modernisation, car celle-ci suppose l’intégration de toute la société. »

par H. Carrere d’encausse Hélène Carrere d’encausse (née Hélène Zourabichvili à Paris en 1929) : petite-fille d’émigrés d’origine russe (Géorgie), elle est historienne de formation et s’est spécialisée dans l’histoire de la Russie pour laquelle elle a écrit de nombreux ouvrages. Entre autres professeur à la Sorbonne, elle sera invitée dans d’autres nombreuses universités étrangères. Elle publie notamment en 1978 l’ouvrage L’Empire éclaté, dans lequel elle prédit la disparition de l’URSS (tout en se trompant quelque peu sur la nature des véritables causes de cette chute). Élue à l’Académie française en 1990, elle y occupe une place de Secrétaire perpétuel depuis 1999., Staline. L’ordre par la terreur, Paris, Flammarion, 1979, extraits des p. 34-35 et 38-40 (collection Champs. Politique).

Résistance des paysans après la collectivisation et la famine : en faire le moins possible...

« Dans notre dernière lettre du 25 février, nous vous informions que la vente des vaches et l’abattage des veaux par les paysans des kolkhozes et les exploitants individuels continuent de plus belle. Le marché du 4 mars a montré que la vente ne diminue pas, et, au contraire, augmente. Ainsi, dans la circonscription du soviet Kazatski, il est né 55 veaux, mais ces 55 veaux ont été aussitôt vendus… Au kolkhoze Occident Rouge, il est né 14 veaux et tous ces 14 veaux ont été abattus pour la vente ! Conclusion : bien que nous ayons depuis des mois, aux réunions, aux conférences, par écrit et par oral donné des instructions, un certain nombre de camarades semblent incapables de comprendre l’importance économique et politique de la question de l’élevage et de mener une lutte résolument bolchevik pour l’intégrité du jeune veau. Nous vous envoyons encore une liste des paysans qui, ont, le 4 mars, vendu leurs veaux au marché. Contrôlez vous-mêmes pourquoi ils les ont vendus, quelles en sont les causes, les responsables. Prenez des mesures afin que de tels actes ne se renouvellent pas. Vous devez arriver à ce que le kolkhozien ne dilapide plus son cheptel. Aidez-le à garder ses veaux… Nous vous ordonnons de nous informer les 5, 10, 15, 20, 25, 30 de chaque mois du nombre de veaux nés, des ventes de veaux, des noms des kolkhoziens qui les vendent au marché. »

Lettre secrète du secrétaire du Comité du district de Pocinok à tous les secrétaires de cellule, 6 mars 1935

Le régime soviétique vu par un intellectuel français

« J’ai déclaré il y a trois ans mon admiration pour l’U.R.S.S… Là-bas, une expérience sans précédent était tentée, qui nous gonflait le coeur d’espérance et d’où nous attendions un immense progrès…

Nous voudrions pouvoir le dire encore… Il y a là-bas du bon et du mauvais… Parfois le pire accompagne le meilleur, on dirait presque qu’il en est la conséquence… Il arrive trop souvent que les amis de l’U.R.S.S se refusent à voir le mauvais, ou du moins à le reconnaître.

Nous admirons en U.R.S.S un extraordinaire élan vers l’instruction, la culture, mais cette instruction ne renseigne que sur ce qui peut amener l’esprit à se féliciter de l’état de chose présent… L’esprit critique y fait à peu près complètement défaut. Il ne consiste qu’à se demander si telle oeuvre, tel geste, telle théorie est “dans la ligne” ou ne l’est pas …

L’effigie de Staline se rencontre partout, sa louange revient immanquablement dans les discours. En Géorgie, je n’ai pu entrer dans une maison sans y remarquer un portrait de Staline…

Maintenant que la Révolution a triomphé, maintenant qu’elle se stabilise, ceux que le ferment révolutionnaire anime encore, ceux-là gênent et sont supprimés… Ce que l’on demande à présent, c’est l’acceptation, le conformisme. La moindre protestation, la moindre critique est passible des pires peines et du reste serait aussitôt étouffée… Je doute qu’en aucun autre pays aujourd’hui, l’esprit soit plus craintif, plus vassalisé… »

Extrait de André Gide. Retour d’U.R.S.S.1936.

Exercice
Lis l’ensemble des questions, puis relis le texte en soulignant les expressions qui peuvent t’aider.

1. Présente le document
A : auteur
D : contexte de la date
N : nature

2. Recherche les mots difficiles.
3. D’après le 1er et le 2ème paragraphes, que pensait-on de l’URSS de Staline dans l’entourage de Gide ? L’auteur est-il toujours de cet avis ?
4. Que signifie « être dans la ligne » ? qui la définit ? que demande-t-on aux artistes et écrivains russes ?
5. Quel aspect du régime dénonce-t-il dans le 4ème paragraphe ?
6. De qui est-il question dans la phrase soulignée ? Quelles sont les « pires peines » ?
7. D’après ce texte et tes connaissances, comment peut-on expliquer l’adhésion au régime d’une grande majorité du peuple russe ?

Finalement, aux yeux d’A Gide, que manque-t-il d’essentiel en URSS ? Quelle expression emploie-t-il ?
_________________________

Longtemps après la mort de Staline (1953), l’écrivain Vladimir Pozner a recueilli le témoignage d’une femme soviétique.

« Personne ne pouvait, dit-elle, accuser Staline de tout ce qui se passait… J’avais un grand ami, un vieux bolchevik… Eh bien ! cet homme a été arrêté en 1928. On vivait encore une époque libérale. Les prisonniers avaient le droit de recevoir des visites. Il m’a dit qu’il serait envoyé en Sibérie. C’était vrai. Ensuite, il a été autorisé à revenir en Europe et à s’établir dans une ville de province… Nous avons passé deux ou trois jours ensemble… subitement, il a dit : « Staline a dévié. Il a trahi… Ça sera terrible. Souviens-toi de ce que je dis. Staline possédera tout le monde… »

Il me semblait qu’en parlant ainsi, il faisait de la propagande antisoviétique. C’était l’époque du plan quinquennal. Comment pouvait-on parler comme il le faisait d’un homme qui menait le pays vers des victoires ? Nous ne comprenions pas bien comment se passait la collectivisation de la campagne. Pour nous, Staline menait le pays en avant et était freiné par des gens autour de lui. »

extrait de V. Pozner, Mille et un Jours.

Les apparatchiks

La demeure présentée appartient à l’une des plus considérables associations littéraires de Moscou, appelée en abrégé Massolit.

« La bâtisse s’appelait « Maison de Griboïedov ». Après avoir coupé une longue queue qui partait de la loge du concierge située au rez-de-chaussée, on pouvait apercevoir, sur une porte qui menaçait à tout instant de céder sous la pression de la foule, l’écriteau suivant « Questions de logement. »

Après les questions de logement venait une luxueuse affiche. Cette affiche annonçait : « Séjours créateurs gratuits de deux semaines (contes, nouvelles) à un an (romans, trilogies), à Yalta, Sououk-Sou, Borovoié, Tsikhidziri, Makhindjaouri, Leningrad (palais d’Hiver). » À cette porte, il y avait aussi une queue, mais pas démesurée en moyenne, cent cinquante personnes.

Tout visiteur de Griboïedov – à moins, bien sûr, d’être complètement abruti – se rendait immédiatement compte de la belle vie réservée aux heureux membres du Massolit. Du coup, une noire envie envahissait son âme et il adressait d’amers reproches à ce ciel qui n’avait pas voulu le doter de talents littéraires. Talents sans lesquels, cela va de soi, on ne saurait même rêver de posséder la carte de membre du Massolit, cette carte dans son étui brun qui sent le cuir de luxe, avec son large liséré d’or – cette carte connue de tout Moscou.

Quelle voix s’élèvera pour prendre la défense des envieux ? L’envie est un sentiment vil, certes, mais il faut tout de même se mettre à la place du visiteur. Car enfin, ce qu’il avait vu au premier étage n’était pas tout, loin de là. Il faut savoir que le rez-de-chaussée de la maison était occupé par un restaurant, et quel restaurant ! Il était considéré à juste titre comme le meilleur de Moscou.

C’est pourquoi il n’y a aucunement lieu de s’étonner, par exemple, de la conversation suivante, entendue un jour, près de la grille en fer forgé de Griboïedov, par l’auteur de ces lignes éminemment véridiques :

– Où dînes-tu ce soir, Ambroise ?

– En voilà une question ! Ici, bien sûr, mon cher Foka ! Archibald Archibaldovitch m’a glissé à l’oreille qu’il y aurait aujourd’hui, comme plat du jour, du sandre au naturel. Morceau magistral !

– Tu sais vivre, Ambroise ! répondit en soupirant le maigre et décrépit Foka, dont le cou s’ornait, qui plus est, d’un furoncle, au poète Ambroise, géant aux joues vermeilles. »

Extrait du roman « Maître et Marguerite » de Boulgakov (écriture achevée en 1940, publication intégrale en URSS en 1973)