« (…) Sur les deux rives de l’Ohio [affluent du Mississippi coulant d’est en ouest], la nature a donné à l’homme un caractère entreprenant et énergique; mais de chaque côté du fleuve il fait de cette qualité commune un emploi différent.
Le blanc de la rive droite, obligé de vivre par ses propres efforts, a placé dans le bien-être matériel le but principal de son existence; et comme le pays qu’il habite présente à son industrie d’inépuisables ressources, son ardeur d’acquérir a dépassé les bornes ordinaires de la cupidité humaine : tourmenté du désir des richesses, on le voit entrer avec audace dans toutes les voies que la fortune lui offre ; il devient indifféremment marin, pionnier, manufacturier, cultivateur, supportant avec une égale constance les travaux ou les dangers attachés à ces différentes professions; il y a quelque chose de merveilleux dans les ressources de son génie, et une sorte d’héroïsme dans son avidité pour le gain.
L’Américain de la rive gauche ne méprise pas seulement le travail, mais toutes les entreprises que le travail fait réussir; vivant dans une oisive aisance, il a les goûts de l’homme oisif ; l’argent a perdu une partie de sa valeur à ses yeux ; il poursuit moins la fortune que l’agitation et le plaisir, et il porte de ce côté l’énergie que son voisin déploie ailleurs; il aime passionnément la chasse et la guerre; il se plaît dans les exercices les plus violents du corps. L’esclavage n’empêche donc pas seulement les blancs de faire fortune, il les détourne de la vouloir.
Les mêmes causes opérant continuellement depuis deux siècles en sens contraires dans les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale, ont fini par mettre une différence prodigieuse entre la capacité commerciale de l’homme du Sud et celle de l’homme du Nord. Aujourd’hui, il n’y a que le Nord qui ait des vaisseaux, des manufactures, des routes de fer et des canaux.(…) »
extraits de Alexis de Tocqueville (écrivain français), De la démocratie en Amérique, 1835, livre I, deuxième partie, chapitre X.
éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1986, pp. 322-323