Durant la première moitié du XIXème siècle, l’idée d’une caisse de retraite commence à faire son chemin en France. Nombreuses sont les réflexions et les propositions de projets qui émergent, parallèlement à la question sociale et à la prise en charge des plus démunis. L’instauration de la Deuxième République en 1848 reprend ces diverses réflexions avec succès ou pas (les ateliers nationaux). La question des retraites est celle qui, curieusement, s’ancre certainement le plus dans les esprits mais oppose deux visions radicalement opposées : les uns estiment qu’il ne revient pas à l’État de gérer un tel système, les autres pensant au contraire qu’il revient à l’État de l’encadrer et de le rendre obligatoire.

C’est dans ce contexte que G. Bollotte, un observateur social, adresse une pétition à l’attention des députés, pétition également publiée, au même moment, sous forme de brochure. Après avoir développé ses arguments en faveur d’une caisse de retraite s’étendant à toute la population et non à quelques métiers, il expose son projet de caisse et son mode de fonctionnement. L’âge de départ à la retraite, le montant des versements… Le projet est complet, même si ici nous nous limiterons à deux extraits moins techniques.


Extrait n°1 : les arguments plaidant en faveur d’une caisse universelle

Au moment où vous êtes appelés à résoudre les grandes questions d’assistance et de prévoyance, oserais-je soumettre à votre examen, sur la dernière de ces deux questions, quelques propositions qui peuvent être d’une prompte application, et que j’exposerai aussi brièvement que le sujet me le permettra.

Au dessus de la misère, dont un célèbre orateur a fait il y a peu de temps un tableau si saisissant, il existe une certaine appréhension de l’avenir que tout être humain ressent plus ou moins vivement. Cet inconnu, cette inquiétude vague de l’avenir, est tellement vraie et dans la nature de l’homme qu’il la reporte sur sa famille, sur ses descendans ; alors, et surtout en temps calmes, elle est une touchante Sollicitude que les partis politiques n’ont pas assez distinguée de l’égoïsme ; mais dans les temps de troubles, elle devient vive, elle passionne, elle agite violemment les esprits et peut amener les plus grands malheurs.

La sécurité, l’assurance de vivre lorsque les bras seront affaiblis, ne peut pas exister chez les innombrables travailleurs de l’agriculture, auxquels le salaire ne permet guère de faire des économies, ou bien elles sont si minimes qu’ils ne peuvent les placer avantageusement.
Les ouvriers de l’industrie ne sont guère mieux partagés ; les salaires sont meilleurs, c’est vrai, mais ils paient les vivres plus cher, ils ont des chômages plus longs, et la difficulté de l’emploi des économies est la même.
Les trois ou quatre cent mille soldats, qui donnent sept de leurs plus belles années à l’Etat, peuvent encore moins économiser.
Ce n’est pas non plus avec leur salaire, soit dans les villes, soit aux champs, que les femmes peuvent assurer leur avenir.
Dans l’industrie, dans le commerce, dans toutes les professions, le nombre de ceux qui tombent n’est-il pas assez grand pour inspirer des craintes même aux plus heureux ? Enfin dans les professions libérales, dans les arts, dans la littérature, combien de nébuleuses pour quelques étoiles qui brillent !
Voilà donc à côté ou plutôt au-dessus de la misère un malaise qui, pour ne pas être une plaie vive comme elle n’en est pas moins un mal immense, est plus général, car il atteint un bien plus grand nombre d’êtres que n’en atteint la misère elle-même.

Je ne fais pas cet exposé dans le vain but de critiquer, mais bien pour faire voir quel grand nombre d’auxiliaires empressés faciliterait l’application des mesures qui préviendraient la misère, si en même temps ces mesures les assuraient eux-mêmes contre toute adversité, ou comme moyen d’améliorer au besoin une aisance précaire.
Il ne peut être ici question d’assurer le bien-être de tous, le promettre serait imprudent ; mais ce que l’on peut tenter avec presque certitude de réussir, c’est que tout être arrivé à l’âge où le travail est impossible, soit assuré d’un minimum qui le garantisse contre la misère.
Il sera difficile, sinon impossible, d’obtenir de bons résultats des caisses de retraite, si les versemens sont volontaires, et il serait injuste de les rendre exigibles, si la nation entière ne subit la même loi.
En effet, comment reconnaître la ligne de démarcation, où devra s’arrêter l’exigence de l’épargne, d’ailleurs n’est-il pas évident qu’il y a des malheureux sortant de toutes les classes de la société ? Il y a donc non seulement équité, mais nécessité de former une assurance composée de la nation entière ; s’il en était autrement, ceux auxquels vous imposeriez l’épargne vous diraient : « Mais lorsque des commerçans, des industriels, des spéculateurs, des artistes, etc., tomberont à la charge de la société, elle sera bien obligée de les nourrir, puisqu’ils l’auront pas fait d’épargnes assurées. Pourquoi n’en ferait-elle pas autant pour nous? ou pourquoi n’épargnent-ils pas comme nous? »
Le devoir de la société est donc d’imposer à tous un faible minimum d’économie, seulement assez élevé pour procurer le strict nécessaire à un âge avancé. Aller plus loin ce serait empiéter sur le droit que chacun a d’user du fruit de son travail comme bon lui semble. […] Il y a bien des caisses d’épargnes ; mais là il suffit d’un instant pour retirer les économies de plusieurs années, et aucune chance de mortalité ne vient grossir l’épargne.
Il faut donc qu’une vaste association provoque le bien-être par les versemens maximum et volontaires, en même temps qu’elle préserve de la misère par les versemens minimum et forcé. […]

Ce sont toutes ces considérations qui doivent déterminer :
1° A réunir le plus grand nombre possible de sociétaires, c’est-à dire la nation entière de 20, à 55 ans, afin de pouvoir réduire les versemens à la portée des plus faibles salaires ;
2° A établir au moins deux catégories pour les versemens ;
Un minimum qui serait exigible ;
Un maximum qui serait volontaire
3° A exclure du droit à la retraite les sociétaires qui à cet âge jouiraient d’une aisance assurée ; afin que l’on puisse servir une pension au plus grand nombre possible de sociétaires peu aisés ;
4°A fixer pour la première année l’âge de la retraite, ainsi que celui des versemens, à 65 ans, pour revenir insensiblement, pendant les dix premières années à l’âge normal de 55 ans, afin d’avoir dès le début de l’association des recettes plus fortes et des dépenses plus faibles.

Pour obtenir ces résultats, il faut, je le répète, former une vaste assurance, non pas entre quelques travailleurs seulement, mais y comprendre la nation entière, depuis l’âge où l’on peut vivre de son travail jusqu’à celui de la retraite, sans distinction de classe ni de sexe. […]

Extrait n°2 : proposition de projet de caisse

Au 1er janvier 1850, une assurance serait formée entre tous, sans distinction de sexe ni de fortune , depuis l’âge, de 20 ans jusqu’à celui de 53 ans. Elle prendrait le titre de Caisse nationale de retraite ; elle serait alimentée par les versemens des sociétaires (15 à 16 millions), compris entre ces deux âges.
Le minimum des versemens serait de 0,75 c. par mois et exigible pour tous les sociétaires.
Le maximum serait de 1 fr. 25 c. par mois et volontaire.
Les versemens des simples soldats, marins, etc., jusqu’au grade de sous-officier, seraient faits par l’Etat pendant le temps du service et les trois mois qui suivraient la libération. […] 

Les percepteurs recevraient les versemens qui seraient assimilés aux autres impôts quant à la responsabilité des propriétaires pour leurs locataires. Toutes les personnes qui emploieraient des travailleurs, seraient tenus envers le percepteur pour les versemens d’un temps antérieur qui serait déterminé. L’âge pour la retraite serait fixé à 55 ans (excepté pendant les dix premières années, ce qui sera indiqué plus bas.)
Il y aurait, pour la retraite, un minimum et un maximum qui correspondraient au minimum et au maximum des versemens.
N’auraient aucun droit à la retraite les sociétaires qui, à cet âge, jouiraient d’une aisance assurée, ainsi que ceux qui recevraient, soit de l’Etat ou autrement, une pension ou un traitement quelconque dont le chiffre serait de …
Des établissement seraient formés dans lesquels les retraités qui le demanderaient seraient admis et où ils pourraient vivre avec le seul minimum de la retraite.
L’âge où devraient cesser les versemens et celui d’admission à la retraite seraient réglés pendant les dix premières années par les dispositions transitoires suivantes.

(L’association étant formée le 1er janvier 1850).
Au 1er janvier 1851, seraient admis à la retraite les sociétaires âgés de soixante-cinq ans.
Au 1er janvier 1852, on admettrait ceux âgés de soixante-quatre ans.
Au 1er janvier 1853, on admettrait ceux âgés de soixante trois ans, et ainsi de suite pendant les dix premières années, jusqu’à ce que l’on arrive à l’âge de cinquante cinq ans qui resterait fixe.
Les sociétaires feraient leurs versemens jusqu’à l’âge de la retraite.

[…]

Projet d’une caisse nationale de retraite, pétition déposée, le 4 août 1849, au secrétariat de la présidence de l’Assemblée législative, par M. G. Bollotte, Paris, 1849, Imprimerie Lange-Lévy, 8 pages, extraits