Ce texte inédit, évoquant le putsch des généraux en avril 1961, fait partie d’un cahier de souvenirs que son auteur, Jacques Cros, instituteur en 1959, appelé pendant la guerre d’Algérie et militant du parti communiste dans le biterrois, a fait parvenir aux Clionautes. Il s’agit d’un texte de plus de 160 pages, que son auteur a illustré, avec comme souci de conserver cette mémoire qui a longtemps été occultée, des appelés d’Algérie.
Plusieurs ouvrages sur ces questions sont parus, mais pour ce qui nous concerne, et parce qu’il s’agit d’une mission de conservation essentielle à bien des égards, en raison de l’hémiplégie mémorielle qui touche une partie de la population de l’arc méditerranéen, nous faisons le choix de publier ce texte. 

Sur le putsch des généraux d’avril 1961

Je ne suis pas exactement sûr de la chronologie dans le récit que je vais faire de ces événements que j’ai vécus en tant qu’appelé du contingent.
Le samedi 22 avril, en fin d’après-midi en revenant de la piscine du Kreider qui se trouve à une dizaine de kilomètres au nord de Bou-Ktoub où était cantonnée la moitié de la 4ème batterie du 1/66ème régiment d’artillerie, j’ai appris la nouvelle de la tentative de putsch qui venait d’avoir lieu à Alger.
Ce soir-là nous n’avons pas bougé. Le lendemain les langues allaient bon train dans le bordj de Bou-Ktoub où était une garnison d’une cinquantaine de soldats, essentiellement des appelés du contingent. Le capitaine était un certain Giscard d’Estaing et était je crois un oncle du futur président de la république. Ceux qui servaient au mess des officiers nous avaient signalé qu’il avait fait enlever la photo du général de Gaulle aux murs de celui-ci.
Le dimanche après-midi nous avons décidé de rédiger une déclaration exprimant notre volonté de rester fidèle au gouvernement légal. J’ai été chargé de la rédaction du texte et Bernard Donjon, l’autre maître-chien de l’unité, s’est occupé de le recopier.
Nous avons présenté cette déclaration à la signature de tous. Nous avons recueilli me semble-t-il 47 signatures. Parmi le contingent il n’y a pratiquement pas eu de refus, sauf celui du chauffeur du capitaine, lequel, selon le mot de Donjon pratiquait de manière constante l’alliance du volant et du goupillon. Oui il ne manquait pas la messe le dimanche !
N’avait pas non plus signé un maréchal des logis d’origine bretonne, dont le nom était peut-être Hascouet ou quelque chose d’approchant et qui avait paraît-il le projet de s’engager dans les CRS.
Par contre un autre maréchal des logis, un certain Lucien Dugardin, originaire de Roubaix et communiste, de « semaine » selon l’expression en usage dans l’armée, nous avait fait distribuer la totalité de nos munitions. Oui, pour des raisons de sécurité, on ne nous en laissait qu’une partie.
Dans l’après-midi du dimanche des camions de la Légion Etrangère sont passés, montant sans doute vers Oran. Il y en avait un grand nombre, peut-être un régiment complet, et nous n’aurions pas été en mesure de nous opposer à quoi que ce soit.
Je pense que c’est le dimanche en fin d’après-midi qu’un train rempli de libérables parti de Méchéria qui est à quelques dizaines de kilomètres au sud de Bou-Ktoub avait été renvoyé depuis Saïda ou Perrégaux vers son lieu de départ et avait stationné quelque temps dans la gare de notre localité. Nous étions allés essayer de convaincre ces libérables de protester mais ils étaient trop accablés pour réagir.
Le dimanche soir j’étais de garde. Pendant cette période les postes à transistors ont joué un rôle important pour faire passer les informations. Nous avions entendu, sur je ne sais plus quelle station, que le lieutenant -colonel Singer qui commandait le 1/66ème R.A. avait rallié les putschistes. Nous n’avons jamais pu le vérifier.
Au milieu de la nuit il y a eu l’appel de Michel Debré précédé de La Marseillaise. Comme j’étais à ce moment-là au poste de police je me suis mis ostensiblement au garde-à-vous ! On sentait de l’angoisse dans la voix du Premier Ministre !
Le lundi nous avons fait partir notre pétition à notre lieutenant-colonel qui se trouvait à la Batterie de Commandement et de Services située près de Saïda. Nous avons également envoyé un double dans les batteries où nous avions des contacts.
Nous avons également avisé les deux sous-lieutenants, des appelés, qui étaient en poste l’un à Bou-Ktoub l’autre au Kreider que nous leur confierions le commandement s’il s’avérait que notre capitaine prenait parti contre le gouvernement légal. Quoiqu’en désaccord avec les putschistes ils étaient dans l’expectative ! L’aspirant responsable du service de santé avait lui par contre signé notre déclaration de principe, fustigeant avec insistance et détermination les généraux félons !
Le lundi ou le mardi soir je ne sais plus, nous avons tenu une réunion dans une pièce qui servait de salle de classe. Oui l’armée faisait du social à bon compte avec les appelés du contingent qui étaient instituteurs dans le civil et même avec ceux qui n’avaient pas de formation particulière en la matière.
Nous étions un groupe assez décidé. Pierre Liebert, le responsable du magasin d’entretien, peintre dans le civil, était d’accord pour nous fournir de la peinture afin d’aller badigeonner les murs de la ville d’inscriptions donnant notre position sur le putsch. Comme j’étais surveillé il fut convenu que l’opération se ferait le mercredi où je devais être de garde à nouveau. Mais le mercredi c’était la reddition des putschistes !
Il y avait deux bistrots à Bou-Ktoub, l’un très exactement devant l’entrée du bordj, l’autre guère plus loin, en face du chenil. Les propriétaires avaient pavoisé et mis un drapeau tricolore sur la devanture de leurs établissements. Le maréchal des logis qui n’avait pas signé notre pétition voulut se rattraper. Il subtilisa le drapeau qui était le plus éloigné de l’entrée du bordj… et me le remit !
Qu’en faire ? Je l’ai finalement planqué dans une espèce de galetas qui était au-dessus de la chambre des deux maîtres-chiens. J’étais un peu inquiet car il y était pendant que s’effectuait une revue de munitions étalées sur nos lits. Oui, comme il y en avait qui étaient subtilisées et qu’elles arrivaient sans doute dans les mains des combattants de l’ALN ces contrôles étaient fréquents. Au passage je dois dire que ce n’était pas très exaltant d’enlever les 8 fois 25 cartouches de nos chargeurs de mitraillette et de les remettre après la revue. Aussi Donjon les laissait dans un chapeau d’où il les sortait à la demande ! Pour un peu il serait parti en opération avec des bouteilles de bière dans ses sacoches à la place de ses chargeurs, arguant qu’en cas d’accrochage il se contenterait de les décapsuler !
Quelques jours après la fin du putsch le chef d’escadron Guyot qui commandait en second fit une visite dans notre cantonnement. Nous étions tous rassemblés dans la cour du bordj quand l’adjudant Chassagne me fit sortir des rangs afin que je sois présenté à l’autorité en visite. Je n’en menais pas large ! Il y eut simplement un discours au terme duquel on nous assura que nous n’aurions en aucun cas été entraînés dans une aventure ! Après coup c’était facile de le dire !
Après ces événements nous ne revîmes plus notre capitaine Giscard d’Estaing. Sans doute fut-il muté de manière disciplinaire. Nous reçûmes en remplacement un capitaine que j’avais connu à la BCS avant de la quitter pour devenir maître-chien. Le bruit courait qu’il était chargé de la sécurité militaire et qu’il enquêtait pour savoir qui était à l’origine de la pétition.
Ce n’était pas mon écriture qui figurait sur celle-ci j’étais donc un peu à l’abri. Donjon était tellement farfelu qu’on ne pensait pas à lui. Il était pourtant communiste ! Les soupçons s’étaient portés sur un certain José Bianco, originaire de Marseille lui aussi aux jeunesses communistes et fils de républicain espagnol. Là c’est un maréchal des logis, un engagé, qui avait tenté de trouver le responsable, faisant venir les choses de loin dans le style : « Vous, Bianco si vos parents sont partis d’Espagne c’est à cause du régime ? » A quoi Donjon, qui assistait à l’interrogatoire, avait répondu ! « Mais non, c’est à cause du climat et de la nourriture ! »
Ah non, nous n’étions pas encore au bout de nos peines, j’ai dû subir l’absurdité de cette guerre pendant encore un an !