Le mémoire qui suit, dont l’auteur nous est inconnu, a été rédigé vers 1749. Il dresse un état de la situation grave dans laquelle se trouve l’Hôtel-Dieu de Paris tout en apportant des solutions « modernes » aux problèmes posés :
La conservation des hommes a été, de tous temps et dans tous les états, l’objet le plus intéressant pour un ministère éclairé. Sur ce principe, une sage politique a établi, en France, plusieurs hopitaux, entre lesquels l’Hotel-Dieu de Paris tient le premier rang. Les privilèges, les graces dont nos roys l’ont favorisé dès sa naissance et les libéralités des particuliers, sont une preuve visible de l’importance et de l’utilité de cet établissement.
Ses biens augmentés par une judicieuse économie, sous la protection des archevêques de Paris et des premiers magistrats, ne laissent plus à désirer que la réforme d’une multitude d’abus auxquels on ne peut remédier que par la police la plus exacte.Pour l’introduire et pour la maintenir cette police, il faudroit se livrer à des détails auxquels les supérieurs majeurs occupés des fonctions essentielles à leurs places, ne pourroient descendre sans que le public y perdit d’un autre côté.
Avec tout le zèle possible et les intentions les plus louables, les administrateurs en second suffisent à peine à la gestion des biens; les abus dont il s’agit sont de nature à n’être réformés que par des hommes qui, pourvûs des connoissances nécessaires, se consacreroient tout entiers à un oeuvre si digne d’un citoyen.
C’est du gouvernement intérieur de l’Hôtel-Dieu, que dépend la conservation ou la perte d’une infinité de sujets: ce lieu, destiné à sauver la vie à rendre la santé, devient le tombeau d’une grande partie des malheureux qu’on y reçoit. Ceux même qui, par la force de leur tempérament, ont pû résister à l’air empesté qu’on y respire, en sortent souvent avec des maux qu’ils n’avoient point aportés. D’autres, guéris imparfaitement, passent le reste de leurs jours dans une convalescence aussi cruelle que la maladie. Désormais incapables des travaux pour lesquels ils étoient nés, ils sont le fardeau de l’état dont ils devroient être le soutien. Quelle impression ne doit pas faire la contagion de l’air sur les corps infirmes, puisqu’avec la santé la plus robuste on n’entre point impunément au service de la maison: parmis les soeurs, les chirurgiens et les domestiques, il en est peu qui ne soient bientôt attaqués de quelque maladie mortelle, dont la malignité montre quelle en est l’origine.
Diférentes sortes de maladies dans une même salle, souvent dans un même lit, qui s’infectent l’un l’autre; les convalescens peslemêle avec les mourans, les vivants à côté des morts, un spectacle éternel de douleur et d’agonie. Quelle horeur pour l’humanité ! Et quel fruit peut-on attendre de remèdes administrés à des misérables qui se trouvent dans une position si affreuse ? La diversité des maladies rassemblées dans la même salle, dans le même lit, occassionnent une infinité de méprises que la précipitation des ministres subalternes rend inévitable. Les idées des médecins se croisent perpétuellement et se confondent: ils sont dans la dure nécessité de ne voir les malades que pour la forme, et sans espérance raisonnable de les guérir; d’ailleurs, comme ils ne sont pas attachés à la maison, par desapointemens qui leur tiennent lieu de tout, n’est-il pas naturel qu’ils préfèrent des visites plus lucratives, plus flateuses et dont le succés est plus assuré. Après cela sera t’on surpris que l’indigent regarde comme le comble des malheurs d’être transporté dans un lieu d’où, selon toutes les aparences, il ne sortira jamais. Nous ne craindrons pas de le dire: dans l’état où sont les choses, il y auroit moins d’inhumanité à laisser des pauvres malades chacun dans son réduit, sans autres secours que la commisération de ses voisins. On les expose à une mort certaine en les reçevant, on augmente le danger de ceux qui sont déjà reçus: plus on entasse les malades, plus l’air devient pestilenciel et la pitié qui les fait admettre, une vraie cruauté.
Pour se convaincre que le défaut de police est la principale cause de tous ces désordres, il suffit de faire la comparaison de l’Hôtel-Dieu avec la Charité où l’on observe une partie de la discipline qu’il seroit à propos d’introduire à l’Hôtel-Dieu: dans les douze dernières années, il est entré à l’Hôtel-Dieu 251.178 malades, il en est mort 61.091. A la Charité sur 27.210 que l’on a reçu pendant le même espace de tems, il n’en est mort que 3.686. Par conséquent, il meurt environ un quart des malades de l’Hôtel-Dieu, et seulement un huitième à peu près à la Charité.
De plus, la Charité avec 160 lits reçoit par an deux mille deux à trois cens malades qui couchent seuls, donc, l’Hôtel-Dieu où l’on compte 1.300 lits devroit en recevoir depuis 18 jusqu’à 19.000, en donnant à chacun sont lit, et depuis 36 jusqu’à 38.000 en les mettant deux à deux. Cependant si des 12 dernières années, nous faisons une année commune, on n’en reçoit que 20.931 quoiqu’on les couchent 3, 4, 5 et 6 dans les mêmes lits, et quelque fois même sur l’impérial.
L’unique moyen d’arreter ces désordres dont nous n’indiquons dans ce mémoire que les plus frapans, et de procurer à l’Etat l’avantage qu’il devroit tirer d’un établissement si considérable:
- ce seroit de confier la police de l’intérieur de l’Hôtel-Dieu à des personnes qui, joignant à la bonne volonté les lumières convenables, résideroient dans la maison et là, sous les yeux des supérieurs, veilleroient à l’observation d’une exacte discipline.
- Il faudroit distribuer les malades dans diférentes salles, selon les diférentes maladies.
- On attacheroit à la maison un certain nombre de médecins en chef et de médecins en second; ils se partageroient entreux les diverses espèces de maladies; occupés toujours des mêmes objets, ils pourroient les suivre avec exactitude; par des observations réitérées, ils seroient en état d’établir un plan général de curation plus facile et plus sûre, dont le public ne profiteroit pas moins que l’hôtel Dieu.
- De jeunes médecins, moyennant une pension modique, seroient reçûs dans la maison. Ils y trouveroient une excelente école de médecine pratique, et, par un travail commun que dirigeroient d’excellents maitres, ils acquéreroient plus de connoissance dans un petit nombre d’années que l’on ne peut ordinairement acquérir dans l’espace d’un demy siècle.
- Pour faire le service des salles d’hommes, à l’exception du gros ouvrage, l’on choisiroit des jeunes gens qui se destineroient à la chirurgie. Le désir de s’avancer les rendroit dociles, et dans ce nombre, l’on seroit à portée de prendre les meilleurs sujets et de les faire élever en chirurgie. Trois ans qu’ils auroient passés au chevet du malade en qualité de gardes, contribueroient infiniment à la rapidité de leurs progrès dans la chirurgie. Jusqu’icy, le défaut de police et d’ordre, en tassant les malades, force à recourir aux voies les plus courtes pour faire place à d’autres: l’on auroit pû sauver ce bras, cette jambe, par un pensement de 3 mois, mais par l’amputation, le malade meurt dans peu de jours ou dans six semaines il est guéri. Sistème dangereux et onéreux pour l’Etat, puisqu’il le prive par la mort ou le charge par mutilation d’un nombre infini de sujets, dont il ne peut souvent réparer ni l’espèce ni la qualité; dans le plan que l’on propose, les chirurgiens seroient élevés dans des principes tous différens.
- Les malades étans distribués en diférentes salles, selon leur genre de maladie, l’office attaché à chaque salle fourniroit le bouillon et l’aliment le plus convenable à leur état, on dechargeroit la maison d’une multitude de domestiques qui en sont le fardeau le plus réel, et l’on seroit à portée de veiller sur ceux qui resteroient.
Les malades entrant en convalescence passeroient dans des salles destinées à leur faire recouvrer promptement une parfaite santé, ils y respireroient un air plus pûr, ils y garderoient un régime exact, nécessaire pour prévenir les rechutes et que certainement ils n’observeroient pas chez eux; par cette légère dépense combien l’Hotel Dieu ne s’en épargneroit-il pas de plus grandes, on y voit aujourd’huy plus de rechutes que de maladies.
Quoiqu’il fut possible d’exécuter ce projet en étendant l’Hôtel-Dieu dans les maisons voisines qu’il achepte depuis longtemps, toutes fois, pour remplir parfaitement cette idée, il seroit à souhaiter qu’on le transporta dans l’Isle des Cignes. On ne laisseroit auprès de Notre Dame qu’une hospice pour la commodité des quartiers trops éloignés du nouvel établissement; un bateau commode et couvert viendroit chercher les malades deux fois par jour. On préserveroit la capitale d’une contagion que l’air et l’eau peuvent également y répandre, et peut-être la délivreroit-on de beaucoup de maladies dont la source est actuellement dans le centre de cette grande ville. Le nouveau terrain donneroit la facilité de séparer, autant qu’on le jugeroit à propos, les plaies et les maladies internes, les malades et les convalescens. On pourroit offrir au public quelques salles où les citoyens tant soit peu au dessus de la lie du peuple, qui ne viennent maintenant à l’Hôtel-Dieu qu’après s’estre ruinés en remèdes, seroient traités à peu de frais. Par ce moyen l’on déchargeroit d’autant l’Hôtel-Dieu. On ménageroit tout à la fois une délicatesse estimable, la bourse et la vie de ceux que la médiocrité de leur fortune contraint d’avoir recours à des gens dont le seul mérite est d’être à bon marché.Enfin l’on procureroit un azile à une autre espèce d’hommes plus précieux encore, dont les besoins sont aussi réels quoique moins connûs, et qui cependant manquent de secours les plus nécessaires.
Paris renferme dans son sein une infinité de personnes isolées qui, en cas de maladies, ne peuvent se passer de l’assistance de l’Etat; les uns domiciliés mais bornés à une fortune qui leur fournit à peine de quoi vivre en santé, ne peuvent trouver dans les maladies, ou l’économie est rarement possible et souvent dangereuse, les moyens de subvenir aux frais extraordinaires qu’elles occasionnent; tels sont nombre d’officiers, gens de Lettres, d’étudians, d’artisans distingués.
D’autres avec des biens honnêtes se trouvent à la discretion d’héritiers ou de parents éloignés, d’inconnûs ou de domestiques qui, du moins, n’ont pas grand intérest à les conserver.
Paris est le centre non seulement du Royaume mais même de toute l’Europe: les procès et les affaires de tout genre y attirent les provinciaux de toute part, on sy rend en foule par une louable curiosité ou par le désir de se perfectionner dans toutes les sciences et dans les arts; tant de personnes qui viennent icy sur la foi publique auroient besoin et mériteroient de trouver un azile également sûr et descent, où leur vie et leur fortune seroient à l’abry de l’ignorance et de la cupidité.
C’est là que, rassemblant avec choix tous les secours que les malades les plus délicats et les plus inquiets pourroient désirer, on procureroit au simple citoyen et à l’étranger le moins connu toutes les ressources que les premières personnes de l’Etat peuvent espérer des lumières de l’art et des attentions de la famille la plus tendre.
Le projet est de former quatre classes de malades. Tous payeront un certain prix mais le plus haut sera toujours inférieur à ce qu’ils dépenseroient ailleurs. Les classes seroient distinguées entr’elles par le plus ou le moins de ces commodités qui n’interresseront que l’agrément du malade, car les secours et les soins vraiment utiles seront les mêmes dans toutes.
Pareils établissement déjà exécutés à Lyon, à Chalons et dans d’autres villes du royaume, assurent le succès de celuy qu’on propose dans la capitale.
La dépense du transport de l’Hôtel-Dieu dans l’Isle des Cignes ne doit pas être un obstacle à l’exécution; le public au soulagement duquel il est destiné en fournira les moyens sans intéresser les finances; son goût et son zèle pout tout ce qui est bon en est un sûr garant, mais en outre le produit immense que tireroit l’Hôtel-Dieu des différents établissements que l’on projette d’y joindre. Il est encore d’autres ressources très simples, on les réserve pour les mémoires de détail qui seront remis à ceux que Sa Majesté, toujours attentive au bien de ses sujets, chargera d’examiner le projet. On croit être en état de répondre à toutes les objections d’une manière satisfaisante. Comparaison de l’Hôtel-Dieu avec l’Hopital de la Charité:
| |Hôtel-Dieu |<|Hôpital de la Charité |<|
|ANNEES | Entrées |Morts |Entrées |Morts |
|1737 |20731 |2843 |2441 |341 |
|1738 |20283 |5084 |2413 |290 |
|1739 |26750 |5844 |2343 |259 |
|1740 |27079 |7894 |2362 |374 |
|1741 |27567 |7125 |2499 |303 |
|1742 |23944 |5893 |2293 |352 |
|1743 |17524 |4028 |2233 |294 |
|1744 |15721 |3510 |2100 |281 |
|1745 |16653 |3644 |2040 |309 |
|1746 |17729 |4198 |2233 |273 |
|1747 |17506 |4244 |2138 |266 |
|1748 |19691 |4784 |2115 |284 |
|TOTAL |251178 |61091 |27210 |3626 |
Source : Archives Départementales de l’Hérault, Série C 559.
Auteur de la transcription : Jean-Claude TOUREILLE jctou@arisitum.org