Henri le Navigateur et l’exploration des côtes africaines

« [La première raison était que le Roi] désirait savoir quelles terres il y avait au-delà des îles Canaries et d’un cap qu’on nommait Bojador, car jusqu’à cette époque, ni par écrit ni par la mémoire d’aucun homme, personne ne savait quelle terre il y avait au-delà de ce cap […]

Et la deuxième fut l’idée que si en ces terres se trouvaient quelque population de chrétiens, ou quelques ports où l’on aborderait sans danger, on pourrait en rapporter au royaume beaucoup de marchandises bon marché par la raison qu’il n’y aurait point d’autres personnes de ces côtés-ci qui négocieraient avec eux […]

[La troisième raison fut qu’il] s’ingénia à envoyer ses gens en quête de renseignements, afin de savoir jusqu’où allait la puissance [des] infidèles.

La quatrième raison fut celle-ci : […] il désirait savoir si, en ces régions-là, il y aurait quelques princes chrétiens […] assez forts pour l’aider contre ces ennemis de la foi.

La cinquième raison fut son grand désir d’augmenter la sainte foi de N.-S. Jésus-Christ et d’amener à elle toutes les âmes désireuses d’être sauvées.»

Gomes Eanes de Zurara, Chronique de Guinée, Portugal, c. 1468, préface et traduction de L. Bourdon, avec la collaboration de R. Ricard. Traduction de L. Bourdon, E. Serra Rafols, Th. Monod, R. Ricard, R. Mauny, Dakar, IFAM, 1960 dans Jeanine Guigue, Histoire-géographie-Initiation économique 5e, Bordas, 1990.

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Les buts de Henri le Navigateur

« Après la prise de Ceuta [1415], l’Infant don Henrique eut toujours sur mer des navires armés contre les infidèles parce qu’il désirait savoir quelles terres il y avait au-delà des Canaries et d’un Cap appelé Bojador car, jusqu’à cette époque, ni par écrit, ni par la mémoire d’homme, personne ne savait quelle terre il y avait au-delà de ce Cap.

Quelques-uns pensaient que saint Brendan y avait passé, d’autres disaient que deux galères y étaient allées et n’étaient jamais revenues… L’Infant voulut savoir la vérité sur ce point. Il envoya ses propres navires vers ces contrées afin d’acquérir une certitude. Ceci fut la première raison de son entreprise.

Et la deuxième fut l’idée que si en ces terres se trouvaient quelques populations de chrétiens, on pourrait en rapporter au royaume beaucoup de marchandises bon marché pour la raison qu’il n’y aurait point d’autres personnes de ce côté-ci qui négocieraient avec eux.

La troisième raison fut fondée sur ce qu’on disait que la puissance des Maures sur cette terre d’Afrique était beaucoup plus grande qu’on ne le pensait généralement… L’Infant s’ingénie à envoyer des gens en quête de renseignements afin de savoir jusqu’où allait la puissance de ces Infidèles.

La quatrième raison fut celle-ci : il désirait savoir si, en ces régions, il y aurait quelques princes chrétiens en lesquels la charité et l’amour du Christ fussent assez forts pour qu’ils aidassent [à combattre] contre ces ennemis de la foi.

La cinquième fut son grand désir d’augmenter la saint foi de Notre Seigneur Jésus-Christ et d’amener à elle toutes les âmes désireuses d’être sauvées…

L’Infant don Henrique ayant terminé ses préparatifs en sa ville de Sagres commença d’envoyer ses caravelles et ses gens le long de la côte occidentale de l’Afrique…»

Gomes Eanes de Zurara, Chronique de Guinée, Portugal, c. 1468, préface et traduction de L. Bourdon, avec la collaboration de R. Ricard. Traduction de L. Bourdon, E. Serra Rafols, Th. Monod, R. Ricard, R. Mauny, Dakar, IFAM, 1960.

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Routier du voyage de dom Vasco de Gama dans l’Inde (1498) conservé à la bibliothèque de Porto.

«Et le dimanche nous longeâmes certaines montagnes les plus hautes que les hommes aient vu jamais et qui dominent la cité de Calicut, et nous nous en approchâmes de telle sorte que le pilote les reconnut et nous dit que c’était le pays où nous désirions arriver.

… alors le capitan… envoya l’un de nos déportés à Calicut, et ceux dont il était accompagné le menèrent où se trouvaient deux Maures de Tunis, qui savaient parler le castillan et le génois, et la première bienvenue qu’ils lui donnèrent fut littéralement celle-ci : « Au diable qui te tient, qui t’a amené ici ? » Et ils lui demandèrent ce que nous venions chercher si loin, et il leur répondit que nous venions chercher des chrétiens et des épices. Ils lui dirent : « Pourquoi donc n’envoient ici ni le roi de Castille, ni le roi de France, ni la seigneurie de Venise ? » Et il repartit que le roi de Portugal ne voudrait point permettre que ces souverains envoyassent en ces parages ; ils répliquèrent que bien il faisait. Alors ils lui donnèrent l’hospitalité et lui servirent à manger du miel et du pain de froment et lorsqu’il eut mangé, il revint aux navires. Or il nous arriva avec lui un de ces Maures qui, lorsqu’il fut à bord, commença à dire ces paroles : « Bonne chance ! Bonne chance… Beaucoup de rubis… beaucoup d’émeraudes… Vous devez rendre bien des grâces à Dieu de vous avoir conduit vers une terre où il y a tant de richesses. » Et ceci était pour nous telle cause d’étonnement que nous l’entendions parler et ne le croyions pas, ne pouvant nous persuader qu’il y eut si loin du Portugal un homme capable de nous entendre en notre langage.»

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Concurrence commerciale

«D’autre part, cependant, nous ne trouvions pas sa faute aussi grave qu’elle le paraissait, sachant à n’en point douter que les Maures de l’endroit, qui étaient des marchands de la Mecque et de bien d’autres lieux, et qui nous connaissaient, supportaient impatiemment notre présence. Ils disaient au roi que nous étions des larrons, et que si nous nous mettions à naviguer en ces parages, aucun bâtiment de la Mecque, de Cambaye ou des Imgros, ni même d’autres contrées, ne viendrait plus en ses États ; qu’il n’en retirerait d’ailleurs nul profit, car nous n’avions rien à lui donner, mais bien au contraire à lui prendre, et que ceci pouvait amener la ruine de son pays. Non contents de ces propos, ils s’efforçaient de le gagner par des présents pour qu’il nous fît arrêter et mettre à mort, afin que nous ne retournassions pas en Portugal. Les capitaines en furent avisés par un Maure du pays qui leur dévoila ce qui se tramait et les prévint de ne point quitter leurs navires pour se rendre à terre, principalement le commandant en chef. Outre l’avis de ce Maure, on sut par deux chrétiens que si les capitaines débarquaient, on leur couperait la tête, le roi en usant de la sorte à l’égard de ceux qui venaient en ses États et ne lui donnaient point d’or.

Telle était notre situation ; le lendemain se passa sans que nulle barque accostât les navires ; mais le jour d’après, vint une almadie [petite embarcation] avec quatre jeunes gens qui apportaient des pierres fines à vendre. Nous jugeâmes qu’ils venaient plutôt comme mandataires des Maures, que dans le but de vendre des pierreries, et que l’on voulait voir si nous leur ferions quelque chose ; mais le commandant les reçut à merveille et, par leur entremise, écrivit une lettre à nos compagnons qui étaient à terre [comme otages]. Quand on vit que nous ne leur avions rien fait, quantité de marchands arrivèrent journellement à bord, ainsi que d’autres individus qui, n’étant pas marchands, y venaient par curiosité ; tous recevaient un bon accueil et nous leur donnions à manger.»

Vasco da Gama,Journal de voyage, 1497, trad. A. Morelet, Lyon, Louis Perrin, 1864, p. 63-64.

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Route des épices

« Cette contrée de Calicut, appelée l’Inde supérieure, est celle d’où viennent les épices qui se consomment au couchant, au levant, ainsi qu’en Portugal et même dans tous les quartiers du monde ; c’est également de la ville appelée Calicut qu’on tire maintes pierres précieuses de toutes sortes. La même cité produit sur son propre territoire les épices suivantes : quantité de gingembre, de poivre et de cannelle, bien qu’elle ne soit pas aussi fine que celle que l’on tire d’une île appelée Çillam [Ceylan], distante de huit journées de Calicut. Toute cette cannelle vient s’entreposer dans cette cité de Calicut, et dans une île nommée Melequa [Malacca] qui lui fournit le clou de girofle. C’est là que les navires de la Mecque prennent leur chargement d’épices pour le transporter à une ville des États de la Mecque qui a nom Judea [Djedda]. Depuis cette île jusque là, on compte cinquante jours de mer avec vent de poupe, car les vaisseaux de ce pays sont mauvais bouliniers. Là, ils déchargent leur marchandise et paient au grand Soudan ses droits ; puis ils l’embarquent derechef sur de plus petits bâtiment qui la transportent, par la mer Rouge, en un lieu nommé Tuuz [Suez], proche de Santa-Catarina du mont Sinaï, où ils paient un nouveau droit. En cet endroit, les marchands chargent les épices sur des chameaux de louage, à raison de quatre cruzades par tête, et, en dix jours, les conduisent au Caire où ils ont à payer encore un droit. Il leur arrive mainte fois, sur cette route du Caire, d’être détroussés par des voleurs que l’on rencontre en ce pays, tels que les Alarves [Arabes] et d’autres encore. Là, ils recommencent à embarquer leur marchandise sur un fleuve appelé le Nil qui vient des États du Prêtre Jean, dans les Indes inférieures ; ils naviguent sur ce fleuve durant deux jours, jusqu’à ce qu’ils atteignent un endroit appelé Rosette, où ils paient un autre droit. Enfin, on charge encore une fois la cargaison sur des chameaux qui la portent, en un jour, à une cité du nom d’Alexandrie, laquelle est port de mer. C’est en cette cité d’Alexandrie que les galères de Venise et de Gênes viennent chercher les épices dont il se trouve que le grand Soudan tire six cent mille cruzades de droits ; il en donne annuellement cent mille à un roi nommé Cidadym pour faire la guerre du Prêtre Jean ; quant à ce titre de grand Soudan, il s’achète à prix d’argent et ne se transmet pas de père en fils.»

Vasco da Gama, Journal de voyage, 1497, trad. A. Morelet, Lyon, Louis Perrin, 1864, p. 69-70.

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Cadeaux

«Le mardi donc, le commandant tint prêtes les choses suivantes pour les envoyer au roi, savoir : douze pièces de drap rayé, quatre capuces écarlates, six chapeaux, quatre filières de corail, un service de bassins composé de six pièces, une caisse de sucre, enfin quatre barils pleins, deux d’huile et deux de miel. Et, comme il est d’usage ici de ne rien envoyer au roi sans en avoir avisé en premier lieu le Maure qui est son facteur et, après lui, le baileNDT – Probablement de l’arabe wali, prince, gouverneur, chef militaire., le commandant les fit prévenir. Ils vinrent donc et se prirent à rire d’un semblable présent, disant que ce n’était point chose à offrir au roi, que le plus pauvre marchand arrivant de la Mecque ou des Indes en donnait davantage, et qu’enfin, s’il voulait faire un présent, il envoyât de l’or, le roi n’ayant que faire de tout cela. Le commandant fut contristé de ces propos : il dit qu’il n’apportait point d’or, que d’ailleurs il n’était pas marchand, mais ambassadeur ; qu’il donnait ce qu’il avait et que c’était de son bien, non de celui du roi. Que quand le roi de Portugal l’enverrait de rechef [à nouveau], il le chargerait alors de bien d’autres présents infiniment plus riches ; que si le roi Camolim [Zamorin, dénomination des rois de Calicut, bien connue dans l’histoire des Indes. (NdT)], refusait celui-ci, il le renverrait aux navires ; à quoi ils répondirent qu’ils ne se souciaient pas de le remettre au roi, ni ne souffriraient qu’on le lui présentât. Et lorsqu’ils furent partis, vinrent des Maures, de ces trafiquants, qui tous affectèrent du dédain pour le présent que le commandant destinait au roi.

Voyant, d’après leur détermination, qu’il ne fallait plus songer à cet envoi, le commandant déclara que puisqu’on l’empêchait de faire remettre son présent au roi, il irait lui parler, mais qu’il voulait d’abord retourner sur ses navires ; ils répondirent que c’était bien, qu’il attendît un peu, qu’ils ne tarderaient pas à le rejoindre et qu’ils iraient ensemble au palais. Et le commandant attendit leur retour durant toute la journée, mais on ne les revit plus. »

Vasco da Gama, Journal de voyage, 1497, trad. A. Morelet, Lyon, Louis Perrin, 1864, p. 50-51.

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Ambassade

«Le commandant en chef répondit [au roi] qu’il était ambassadeur du Roi de Portugal et porteur d’un message qu’il ne devait remettre qu’à lui-même. Le roi dit que c’était fort bien, puis le fit mener à l’instant en une chambre, et, lorsqu’il y fut, se leva de sa place et alla le trouver. Pour nous, nous demeurâmes au même endroit ; ceci se passait vers le coucher du soleil. Et quand le roi se leva, un vieillard qui était dans la cour vint aussitôt enlever le lit, mais la vaisselle resta. Le roi étant allé où se trouvait le commandant se jeta sur un autre lit de repos garni d’étoffes brodées d’or, puis il lui demanda ce qu’il voulait. Le commandant répondit qu’il était ambassadeur d’un roi de Portugal, seigneur d’un grand royaume, riche en toutes espèces de choses, bien plus qu’aucun monarque de ces contrées ; que depuis soixante ans les rois ses prédécesseurs avaient envoyé chaque année des navires à la découverte en ces quartiers, sachant qu’il s’y trouvait des rois chrétiens comme eux ; que cette raison les avait engagés à faire rechercher ce pays, et nullement le besoin d’or ou d’argent, car ils en possédaient si grande quantité qu’il n’avaient que faire d’en tirer de cette contrée ; que les capitaines desdits navires naviguaient l’espace d’un an ou deux, jusqu’à ce que les vivres leurs manquassent, et que, sans rien avoir trouvé, ils étaient revenus en Portugal. Qu’actuellement, un roi du nom de Dom Manuel lui avait fait construire ces trois navires dont il lui avait donné le commandement en chef, et lui avait enjoint de ne point revenir en Portugal qu’il n’eût trouvé ce roi des chrétiens, sinon qu’il lui ferait couper la tête ; que dans le cas où il le découvrirait il lui remît deux lettres, dont il ferait remise le lendemain ; qu’enfin il lui mandait par sa bouche qu’il était son frère et son ami. Le roi, répondant à ce discours, dit au commandant qu’il était le bienvenu ; qu’à son tour il tenait le roi du Portugal pour son frère et ami, et qu’il lui enverrait des ambassadeurs par son entremise, ce que le commandant lui demanda comme une faveur, attendu qu’il n’oserait paraître devant le roi son maître sans ramener quelques-uns de ses sujets. Ces propos et bien d’autres s’échangèrent entre tous deux dans la susdite chambre […]»

Vasco da Gama, Journal de voyage, 1497, trad. A. Morelet, Lyon, Louis Perrin, 1864, p. 47-49.

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Christophe Colomb ( 1451- 1506)

«Plusieurs versions ont été données de sa vie. Fils de tisserand génois il arrive en 1476 au Portugal. Il s’y marie et étudie la cartographie. Il soumet son projet de trouver une route vers les Indes par l’Ouest à Jean II du Portugal, aux rois d’Angleterre et de France sans succès. Seule la reine de Castille en lui donnant le titre d’amiral lui confie une flotte de trois caravelles.
Il quitte Palos le 3 août 1492. Le 12 octobre il atteint les Grandes Antilles. De retour le 15 mars 1493 il est nommé vice-roi et repart aussitôt pour le Nouveau Monde. Il découvre la Guadeloupe, la Jamaïque, Cuba.
Des erreurs dans son administration, sa rigueur vis-à-vis des indigènes le destitueront de son titre de vice-roi. Il mourra dans la misère après un quatrième voyage le long des côtes de l’Amérique centrale.»

Frédéric Delouche (dir.), Histoire de l’Europe, Hachette-Éducation, 1994.

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Convaincre

«Colomb, pendant qu’il était à Cordoue, (…) n’en continua pas moins avec persévérance ses efforts inutiles pour être écouté, et parvenir jusqu’aux souverains. Ne pouvant y réussir, il prit la plume, et s’adressa directement au roi Ferdinand en ces termes :

 » Sérénissime Prince,

Je navigue dès ma jeunesse. II y a près de quarante ans que je cours les mers. J’en ai visité tous les parages connus, et j’ai conversé avec un grand nombre d’hommes savants, avec des ecclésiastiques, des séculiers, des Latins, des Grecs, des Maures, et des personnes de toutes sortes de religions. J’ai acquis quelque connaissance dans la navigation, dans l’astronomie et la géométrie. Je suis assez expert pour dessiner la carte du monde, et placer les villes, les rivières et les montagnes aux lieux où elles sont situées. Je me suis appliqué aux livres de cosmographie, d’histoire et de philosophie. Je me sens présentement porté à entreprendre la découverte des Indes; et je viens à Votre Altesse pour la supplier de favoriser mon entreprise. Je ne doute pas que ceux qui l’apprendront ne s’en moquent; mais si Votre Altesse me veut donner les moyens de l’exécuter, quelques obstacles qu’on y trouve, j’espère la faire réussir.  »

Dans ce style droit, ferme et concis, où les faits tiennent la place des mots, s’empreint le caractère de l’homme.

Cette lettre resta sans réponse. Comme l’avait prévu son auteur, probablement ceux à qui elle fut communiquée s’en moquèrent; et le Roi fit comme eux. Colomb attendit sans se rebuter; tout en persistant à chercher quelque autre moyen d’être entendu. Enfin, à travers les dégoûts et les déceptions endurées en silence, il réussit à faire connaissance avec l’ancien Nonce apostolique, Mgr Antonio Geraldini. Ce prélat, à la prière de la Reine, était revenu en Espagne pour achever l’éducation de l’Infante, sa fille aînée.

La haute intelligence d’Antonio Geraldini le disposait aux grandes conceptions. A l’âge de vingt-deux ans, il avait vu le poétique laurier d’or ceindre son front, aux applaudissements de l’Italie presque entière. Suivant Apostolo Zeno, il avait composé, entre autres poésies remarquables, douze élégies sur la vie du Sauveur. Sa précocité dans les affaires ne ralentissait point sa générosité d’esprit. Dès qu’il eut connu Colomb, l’ancien Nonce éprouva pour lui une vive attraction, et se trouva son ami en ne croyant être que son protecteur. Il entretint de son projet les premiers personnages de la cour, surtout le Grand Cardinal d’Espagne, don Pedro Gonzalez de Mendoza, qui était aussi Grand Chancelier de Castille, et que son influence si puissante avait fait presque surnommer « le troisième Roi des Espagnes. »

A la demande de l’ancien Nonce apostolique, le Grand Cardinal admit en sa présence le navigateur étranger. Plus habitué aux affaires que le Prieur de Prado, et mesurant les hommes au premier coup d’œil, dès qu’il eut vu Colomb, il comprit sa supériorité. Après l’avoir entendu, il lui donna son estime, et conçut une si haute opinion de sa personne, que, sans même approfondir le mérite de son plan, ce qu’il ne pouvait immédiatement faire, il crut devoir parler de lui aux Rois. Par cette bienveillante entremise, Colomb put obtenir enfin audience.

Malgré la pauvreté de ses vêtements et son accent étranger, Colomb parut sans hésitation et sans humilité devant les souverains. La dignité de son visage, la grâce austère de son maintien se déployant avec la noble familiarité de sa parole, frappèrent leur attention. On eût dit un Roi déguisé conversant avec ses égaux. C’est qu’oubliant son dénûment, tout pénétré de la sainteté de son but, s’élevant à la hauteur de son mandat, il se présentait comme le légat de la Providence, « envoyé en ambassade » suivant son expression, vers les plus puissants d’entre les princes chrétiens, et surtout les plus zélés pour la foi, leur proposer une entreprise qui immortaliserait leur règne, en « faisant service à Notre Seigneur, répandant son saint nom et la foi parmi tant de peuples, » qui peut-être ignoraient encore le Messie. Glorifier le Rédempteur, porter l’Évangile, la civilisation aux contrées les plus extrêmes, utiliser ainsi la puissance temporelle, c’était se préparer une couronne impérissable dans l’éternité.

Ce fut franchement et uniquement sur ce motif religieux que se fonda Colomb, en s’adressant à la reine de Castille. Les avantages politiques et commerciaux qu’il avait fait valoir auprès des gouvernements de Gênes, de Venise et du Portugal ne furent ici présentés qu’accessoirement. Le premier objet de la découverte, dégagé de tout intérêt humain, était donc la glorification du Rédempteur, l’extension de l’Église de Jésus-Christ. Voilà ce que les historiens avaient jusqu’à présent passé sous silence ou laissé dans une vague confusion.

Colomb, homme de désir à la manière de Daniel, tout animé de l’esprit divin, sachant la tendre piété de la Reine, et ayant la bienveillance de son attention pour gage de sa sympathie, laissa parler son cœur. Son éloquence pénétra celui d’Isabelle. Dès ce premier instant, elle prit un indéfinissable intérêt à cet étranger, dont le regard lumineux, le front éclairé de génie, le langage plein d’une élévation naturelle, malgré quelques incorrections semées de défectuosités dans la prosodie, trahissaient la supériorité, et inspiraient avec la confiance une estime mêlée de respect. »

Roselly de Lorgues, Christophe Colomb, Histoire de sa vie et de ses voyages, tome premier, Paris, Didier et Cie, 1856, p. 176-179.

NB : Roselly de Lorgues donne une vision très religieuse des motivations de Colomb.

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Accord et privilèges

«Le projet [du voyage] étant donc accepté sans contrôle, sans restriction, tel que l’inspiration l’avait conçu, il ne restait plus qu’à fixer les avantages qu’on attribuerait à son auteur, après la réussite. Une Commission, encore présidée par le prudent Fernando de Talavera, fut chargée de régler ce point. Colomb eut à conférer avec elle, et à lui faire connaître ses prétentions. Il dut les poser catégoriquement.

Alors cet homme, à la pensée plus vaste que le monde, laissa percer la grandeur de ses espérances par le prix qu’il fixait à leur réalisation. En l’entendant, les commissaires durent être frappés de stupeur. Voici, en effet, les principales conditions posées par cet étranger, aux couronnes d’Aragon et de Castille. Il serait:

Vice-Roi.
Gouverneur général des îles et terre ferme à découvrir.
Grand Amiral de la mer Océane. [de l’océan Atlantique]
Ses dignités se transmettraient héréditairement dans sa famille par droit d’aînesse.

Il recevrait royalement la dîme de toutes les richesses, perles, diamants, or, argent, parfums, épices, fruits et productions quelconques découvertes ou exportées dans les régions soumises à son autorité.

En entendant de telles prétentions, les commissaires s’indignèrent de sa hardiesse. L’orgueil de ces courtisans se courrouçait à l’idée qu’un Italien qu’on avait si souvent tourné en dérision ou pris en pitié, tandis qu’il se morfondait dans les antichambres, sollicitant des audiences, osait aujourd’hui stipuler des titres qui le placeraient au-dessus des plus nobles maisons d’Espagne. La conférence fut suspendue.

Pourtant ce que demandait Colomb à ses yeux paraissait bien simple. Il trouvait très-naturel, puisqu’il allait donner aux Rois des royaumes plus grands que les leurs, de fixer une rémunération dont l’importance indiquât celle de sa donation inouïe. La récompense doit se proportionner au service; et celui qui accepte moins qu’il ne lui est dû concourt à sa propre humiliation. D’ailleurs Colomb n’exigeait que le prix qu’il avait demandé neuf ans auparavant à la couronne de Portugal. S’il n’y ajoutait rien, il n’en retranchait rien non plus. Ce qu’il pensait alors, il le pensait encore aujourd’hui. Les mêmes causes subsistaient toujours. Il lui fallait pour ses vues une haute position, une grande autorité et surtout de grandes richesses. C’était absolument comme en Portugal.

Veut-on recueillir à l’instant le secret de cette ambition gigantesque ? Secret touchant qui lui échappa quelques jours après dans une conversation familière avec les Rois, et qui, dit-il, « les fit sourire ; » le voici dans sa pieuse candeur.

Christophe Colomb tenait comme déjà réalisée sa découverte de terres ignorées, auxquelles il aurait le bonheur d’annoncer le Christ Rédempteur. Il prévoyait des dangers sans nombre, de terribles obstacles, des travaux incessants. En retour de ces labeurs, il aspirait à une récompense magnifique, la seule qu’il crût digne de ses œuvres. Il avait résolu, au moyen des trésors qu’il retirerait de ses découvertes, d’affranchir le Saint Sépulcre du joug des Musulmans. Il voulait traiter d’abord de son rachat à l’amiable, et s’il n’y parvenait, lever à sa solde cinquante mille hommes d’infanterie et cinq mille chevaux pour arracher aux profanations de Mahomet le tombeau de Jésus-Christ. Il aurait remis aussitôt le gouvernement de Jérusalem au Saint-Siège, se bornant, pour lui, à l’honneur d’être le factionnaire de l’Église au seuil de cette terre miraculeuse où fut accomplie notre Rédemption.

Les commissaires de la cour ne pouvant deviner l’intime pensée de cet homme, ne virent dans sa prétention qu’une outrecuidance insolente, aussi téméraire que son projet d’aventures de l’Océan. Probablement ils ne discutèrent même pas une telle vanité, et se bornèrent à en référer aux souverains.

Fernando de Talavera, imbu de ses préventions contre le cosmographe génois, représenta à la Reine qu’il y aurait un grave inconvénient pour Leurs Altesses à passer un traité, au sujet d’une expédition qui avait été jugée chimérique; que l’insuccès les exposerait à la moquerie des cours étrangères et diminuerait dans leurs États le respect que l’on avait pour leur sagesse si célèbre; qu’en admettant même la réussite, accorder des privilèges si exorbitants à un inconnu, surtout un étranger, serait inévitablement amoindrir dans l’opinion le prestige de la majesté royale. Sous l’influence des observations de son confesseur, la Reine hésita. Elle fit proposer à Colomb des conditions un peu différentes, quoique très-avantageuses encore. Sans doute on lui offrit, comme en Portugal, des revenus, des titres, un gouvernement dignes de satisfaire tout autre cœur que le sien. Mais il n’accepta aucune de ces conditions, et ne rabattit rien des siennes. Ce qu’il avait dit était dit. Déjà il tenait à sa demande royalement, comme un souverain à sa parole. Dans tous ses entretiens avec les têtes couronnées, alors que trop souvent ses vêtements accusaient sa détresse, il avait naturellement, par son langage élevé, empreint d’une dignité familière, traité les princes d’égal à égal; maintenant qu’arrivait l’heure d’accomplir sa mission, il agissait comme il avait parlé.

Il se retira fièrement.»

Roselly de Lorgues, Christophe Colomb, Histoire de sa vie et de ses voyages, tome premier, Paris, Didier et Cie, 1856, p. 206-209

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La mission

« Ayant instinctivement conscience de la sublimité de sa mission, sachant que « ce voyage entrepris au nom de la Très-Sainte Trinité » tournerait à sa gloire et à l’honneur de la religion chrétienne, [Christophe Colomb] ne craignait aucun péril, et tenait pour un rien ses fatigues, ainsi qu’il l’écrivait plus tard au chef suprême de l’Église, le Vicaire de Jésus-Christ. Toutefois, malgré sa confiance, loin de se reposer tranquillement sur les faveurs de « Sa Haute Majesté, », et de s’endormir dans une douce quiétude, sa prudence restait jour et nuit en éveil. Comme il répondait à Dieu et à la Reine des existences qu’ils lui avaient confiées, il ne se déchargeait sur personne du soin de la surveillance. A l’exception des heures pendant lesquelles il s’enfermait régulièrement, pour faire l’oraison ou réciter l’office des religieux franciscains, suivant son habitude prise à la Rabida, il passait ses jours et ses nuits sur la dunette du château de poupe, surveillant la barre, observant la mer, l’air, les astres, montant parfois dans les hunes afin de voir plus loin, et de mieux juger les régions que sillonnaient les navires.
Isolé par son goût, l’étiquette et le respect, il se livrait à cette contemplation passionnée des œuvres du Créateur, qui fut chez lui, dès l’adolescence, la première jouissance de l’esprit, ainsi qu’elle devint dans sa vieillesse la plus suave consolation de son âme. Mieux que tout autre au monde il savait comprendre les indications des grands phénomènes et les muets avertissements de la nature. Il se trouvait dans cette latitude inconnue avant lui, où les influences de l’air et des eaux, complètement nouvelles, déconcertaient la théorie et les instruments de la science nautique. C’est la partie du globe où changent la couleur, l’amertume, la salure, la densité de la mer ; où la constance de la température égale seule son aménité, et où les gracieux rafraîchissements de la brise prennent une assiduité aussi commode à la fatigue de l’homme qu’utile à sa sérénité d’esprit. Colomb remarquait « un changement extraordinaire dans le mouvement des corps célestes, dans la température de l’air et dans l’état de la mer. » Interrogeant sans cesse la face inconnue de cette nouvelle nature qu’il découvrait, son génie tâchait de tirer des phénomènes extérieurs quelque révélation sur le caractère des parages qu’il venait se soumettre. Ses yeux sondaient l’horizon ; sa subtilité d’odorat questionnait les moindres effluves des senteurs salines qu’apportaient les vents. A tout instant il goûtait l’eau puisée à des hauteurs diverses, pour juger de sa température. Sa sonde jaugeait la profondeur de l’abîme. Il expérimentait la direction et la force des courants pélagiques ; recueillait avidement les herbes, les plantes passant près de son bord ; car tout pouvait à sa pénétration devenir un indice. Un petit homard, embarrassé dans les goémons, fut pris ; Colomb le garda précieusement, parce que jamais pareil crustacé n’avait été vu à quatre-vingts lieues des côtes. L’eau de la mer était sensiblement moins salée qu’aux Iles Canaries. Des thons se montraient en abondance, et l’équipage de la Niña réussit à en harponner un. Ils paraissaient, ainsi que les herbes, venir de l’ouest. Dans sa confiance, Colomb disait sur son journal, en pensant à son divin Maître : «  J’espère que ce Dieu puissant, entre les mains de qui sont toutes les victoires, nous fera bientôt trouver une terre. »

Roselly de Lorgues, Christophe Colomb, Histoire de sa vie et de ses voyages, tome premier, Paris, Didier et Cie, 1856, p. 256-258

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Premier voyage de Christophe Colomb

Extraits du Journal de bord de Christophe Colomb lors de son premier voyage en Amérique (1492-1493) (Traduit par S. Estorach et M. Lequenne, Maspéro, 1979)

Introduction

« En suite des informations que j’avais données à Vos Altesses (1) des terres de l’Inde (2) et d’un prince appelé Grand Khan (3) […] et de ce que, maintes fois, lui et ses prédécesseurs avaient envoyé à Rome y demander des docteurs en notre Sainte Foi afin de s’y instruire, et parce que jamais le Saint Père n’y avait pourvu[…] Vos Altesses, comme catholiques chrétiens […] pensèrent m’envoyer moi, Christophe Colomb, auxdites contrées de l’Inde pour y voir (…) la manière dont on pourrait user pour convertir ces peuples à notre Sainte Foi […] Et pour cela, Elles me comblèrent de grâces, m’anoblirent, décidèrent que […] je serais grand amiral de la mer Océane et vice-roi et gouverneur perpétuel de toutes les îles de la Terre ferme que je découvrirais et gagnerais […] »

3 août 1492

« Nous partîmes le vendredi 3 août 1492, à 8 heures, de la barre de Saltes. Nous allâmes vers le sud […] puis au sud quart sud-ouest, ce qui était le chemin des Canaries. »

6 septembre

« [Colomb] partit ce jour-là au matin du port de la GomeraCanaries. et prit le cap de son voyage. »

24 septembre

« Plus les indices de la terre […] se révélaient vains, plus la peur des marins grandissait ainsi que les occasions de murmurer. Ils se retiraient à l’intérieur des navires et disaient que l’Amiral, par sa folle déraison, s’était proposé de devenir grand seigneur à leurs risques et périls et de les vouer à une mort abandonnée […] Ils étaient si attentifs à ces signes (4) que, jusqu’à la terre, chaque heure leur devint année. »

11 octobre

« Ils virent des pétrels (5) et un jonc vert tout près de la nef amirale […] Ceux de la caravelle Nina virent aussi d’autres signes de terre et un rameau d’épine chargé de ses fruits. À cette vue, ils respirèrent tous et se réjouirent […] Ce fut un marin nommé Rodrigo de Triana, qui vit cette terre (6) le premier […] [Le lendemain] l’Amiral se rendit à terre dans sa barque armée […] L’Amiral déploya la bannière royale (…) [Il prit] possession de ladite île […] au nom du Roi et de la Reine, ses Seigneurs. »

21 octobre

« Ensuite je veux partir pour une autre île, très grande, qui doit être Cipango (7) si j’en crois les indications que me donnent les Indiens que j’emmène avec moi, laquelle ils nomment Colba (8) […] Je verrai aussi en passant les petites îles qui sont sur le chemin des grandes et, selon ce que je trouverai d’or ou d’épées, je déciderai ce qu’il convient de faire. »

16 janvier 1493

« Il partit trois heures avant le jour […] du golfe des Flèches […] et reprit le cap nord-est quart est, droit sur l’Espagne. »

14 février

« Cette nuit, le vent augmenta encore et les vagues étaient épouvantables. Allant l’une contre l’autre, elles se heurtaient, embarrassaient en se brisant sur lui la marche du navire qui ne pouvait ni avancer ni sortir d’entre elles […] L’Amiral et l’équipage firent vœu d’aller, tous en chemise, dès l’arrivée à la première terre, en procession prier [la Vierge]. »

15 février

« Quand le soleil se fut levé, ils virent la terre […] Certains dirent que c’était l’île de Madère, d’autres que c’était le roc de Cintra en Portugal […] L’Amiral, d’après le pointage de sa navigation, se situait aux îles des Açores […] Les pilotes et les matelots croyaient être déjà devant la terre de Castille. » [C’était en fait l’île de Santa Maria aux Açores.]

3 mars

« On vit des signes de la proximité de la terre. Ils se trouvaient tout près de Lisbonne. »

15 mars

« II passa la barre de Saltes et entra dans le port même d’où il était parti le 3 août de l’année précédente. »

Notes

1. Le roi d’Aragon Ferdinand et sa femme, la reine de Castille, Isabelle.

2. L’Asie.

3. Souverain mongol de la Chine, à l’époque de Marco Polo.

4. Signes de la proximité de la terre.

5. Oiseaux de mer.

6. Ile Watling aux Bahamas, sans doute ; Colomb l’appela San Salvador.

7. Japon.

8. Cuba.

Jeanine Guigue, Histoire-géographie-Initiation économique 5e, Bordas, 1990.

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Également sur le premier voyage de C. Colomb

Le 11 octobre 1492, île de San Salvador.

«Il me semblait que les Indiens étaient des gens très pauvres en tout. Ils ne possédaient rien en fer. Je crois qu’ils deviendront facilement chrétiens, car il me semble qu’ils n’ont aucun culte Je me suis employé à savoir s’il y avait de l’or. J’ai remarqué que quelques-uns d’entre eux en portaient un petit morceau suspendu à un trou de nez. J’ai réussi à apprendre, au moyen de signes, qu’en naviguant vers le sud, nous trouverions une contrée avec un roi qui possède de grands vases d’or et une grande quantité de ce métal.»

D’après le journal de bord de Christophe Colomb.

Le 16 décembre, île d’Hispaniola (Haïti).

«Que vos altesses veuillent croire que les terres sont bonnes et fertiles, spécialement celle de cette île Hispaniola. Et qu’elles veuillent croire que cette île et les autres îles proches sont à elles, tout autant que la Castille, et qu’il suffit de s’y établir. Les Indiens n’ont pas d’armes, sont tous nus, n’ont pas le moindre génie pour le combat et sont si peureux qu’à mille, ils n’oseraient pas combattre trois des nôtres. Ils sont donc propres à être commandés et à ce qu’on les fasse travailler, semer et mener tous autres travaux dont on aurait besoin, à ce qu’on leur fasse bâtir des villes, à ce qu’on leur enseigne à aller vêtus et à prendre nos coutumes.»

D’après le journal de bord de Christophe Colomb.

Même jour, autre citation

« Dimanche 16 décembre […] Cette île [Haïti] et toutes les autres appartiennent à Vos Altesses aussi sûrement que le royaume de Castille. Il ne manque que de s’y établir à demeure et de donner des ordres aux habitants qui feront tout ce qu’on leur demandera de faire tant ils sont pacifiques… Ils ne possèdent pas d’armes et vont tout nus. Ils n’ont aucune connaissance de l’art de la guerre et ils sont à ce point poltrons que mille d’entre eux n’oseraient pas attendre de pied ferme trois de nos hommes. On voit donc qu’ils sont aptes pour qu’on les commande et qu’on les fasse travailler, semer et faire tout ce que l’on pourrait juger utile […] Il n’y a pas au monde gens meilleurs ni plus paisibles, et bientôt elles auront la grande joie d’en avoir fait des chrétiens, instruits dans les bonnes coutumes de leurs royaumes. »

Christophe Colomb, La Découverte de l’Amérique journal de bord (1492-1493), trad. par S. Estorach et M. Lequenne, Maspéro-La Découverte, 1980.

«La grande île apparaissait comme une très haute terre, non hérissée de montagnes, mais plane comme les belles campagnes et sinon entièrement cultivée, au moins en grande partie. Les terres ensemencées ressemblaient aux champs de blé en mai, dans les campagnes de Cordoue. Ils virent beaucoup de feux cette nuit-là et, au jour, de nombreuses fumées comme de postes de vigie en garde contre quelques gens avec qui ils auraient eu la guerre.

Toute la côte de cette terre va à l’est.

A l’heure des vêpres, il entra dans ledit port et le nomma port de Saint-Nicolas (Navarrete) en l’honneur de ce saint dont c’était la fête. En pénétrant dans ce port, il s’émerveilla de sa beauté et de son excellence. Et quoiqu’il ait beaucoup loué les ports de Cuba, il dit que sans nul doute celui-ci ne leur cède en rien, que bien plutôt il les surpasse et qu’aucun ne lui est comparable. Son embouchure et entrée a une lieue et demie de large et on y pénètre cap au sud-sud-est, bien que sa grande largeur permette de tourner la proue où on le veut. Il s’étend ainsi sur deux lieues au sud-sud-est : son extrémité sud forme comme un promontoire et, de là, il se développe également jusqu’au cap où l’on trouve une très belle plage et une étendue d’arbres de mille essences, tous chargés de fruits que l’Amiral [C. Colomb] croyait être des épices et des noix muscades, mais qui n’étaient pas mûrs et qu’on ne reconnaissait pas, Un fleuve arrosait le milieu de la plage. La profondeur de ce port est merveilleuse (…) Tout ce port est ainsi, de cap en cap, profond de quinze brasses à cinq pieds de distance de la terre et net d’écueils […] Tout ce port est très gracieux et riant, bien qu’on n’y voie pas d’arbres.

L’île sembla à l’Amiral tout entière plus rocheuse qu’aucune autre qu’il ait trouvée jusque-là, ses arbres plus petits et nombre d’entre eux de mêmes essences que ceux d’Espagne, tels les yeuses, les arbousiers et d’autres. Il en allait de même des herbes. C’est une terre très élevée, tout en plaines et en plateaux, et d’air excellent. Ils n’avaient pas encore eu de temps aussi froid qu’en cette île, bien qu’il soit trop de le dire froid si ce n’est pas rapport aux autres terres. En face de ce port s’ouvrait une belle vallée avec, au milieu d’elle, le fleuve susdit. Il doit y avoir en cette région de grands villages, dit-il, à en juger par les barques aussi grandes que des fustes de quinze bancs sur lesquelles ils naviguent en nombre.»

Christophe Colomb, La Découverte de l’Amérique journal de bord (1492-1493), trad. par S. Estorach et M. Lequenne, Maspéro-La Découverte, 1980, p. 131-134.

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«Venez voir les hommes qui viennent du ciel»

« Dimanche 14 octobre [1492]

A l’aube, je donnai ordre d’appareiller à la chaloupe de la nef et aux barquettes des caravelles et je m’en fus vers le nord-est, le long de l’île, pour en voir l’autre côté qui était opposé à l’est, et aussi pour en visiter les villages. Bientôt, j’en vis deux ou trois, dont les habitants venaient tous à la plage, nous appelant et rendant grâces à Dieu. Les uns nous apportaient de l’eau, d’autres différentes choses à manger ; d’autres, quand ils voyaient que je ne me pressais pas d’aller à terre, se jetaient à la mer et en nageant s’approchaient, et nous comprenions qu’ils nous demandaient si nous étions venus du ciel. Et un vieux monta dans ma chaloupe, et d’autres à haute voix appelaient tous les hommes et toutes les femmes: « Venez voir les hommes qui viennent du ciel, apportez-leur à manger et à boire. » Beaucoup d’hommes vinrent, et beaucoup de femmes, chacun avec quelque chose, rendant grâces à Dieu, se prosternant et levant les mains au ciel ; et après, à grands cris, ils nous priaient de venir à terre. Mais je craignais d’approcher, ayant vu qu’un grand banc d’écueils entourait toute cette île. Ces récifs ménagent un port, assez profond pour toutes les nefs qui sont en la Chrétienté, et dont l’entrée est fort étroite. Il est vrai de dire qu’une fois en cette enceinte on trouve quelques bas-fonds, mais la mer ne s’y meut pas plus que l’eau dans un puits. Pour voir tout cela, je partis ce matin afin de pouvoir donner relation de tout à Vos Altesses, et aussi pour rechercher un endroit où se pourrait construire une forteresse. Et j’ai vu une langue de terre où il y avait six maisons et qui semble une île, bien qu’elle ne le soit point mais pourrait le devenir par l’effort de deux jours. Toutefois, je n’en vois pas la nécessité, parce que ces gens sont fort simples en matière d’armes, comme le verront Vos Altesses par les sept que je fis prendre pour les emmener, leur apprendre notre langue puis les renvoyer ; bien que, quand Vos Altesses l’ordonneraient, Elles pourraient les faire tous mener en Castille ou les garder captifs dans cette même île, parce qu’avec cinquante hommes Elles les tiendraient tous en sujétion et feraient d’eux tout ce qu’Elles pourraient vouloir. Plus loin, près de ladite petite île, il y a un verger d’arbres tels que jamais je n’en ai vu de si verts, avec leurs feuilles comme en Castille au mois d’avril et de mai. Et il y a beaucoup d’eau.
J’examinai bien ce port, puis je retournai à la nef et je mis à la voile, et je vis tant d’îles que je ne savais décider à laquelle j’irais tout d’abord. Les hommes que j’avais pris me disaient par signes qu’il y en avait tant qu’on ne pouvait les compter et ils m’en citèrent par leur nom plus de cent. En conséquence, je m’efforçai de reconnaître la plus grande et je décidai d’aller vers elle, et c’est ce que je fais.
Et de San Salvador cette île est éloignée d’environ cinq lieues, les autres davantage et quelques-unes moins. Toutes sont très plates, sans montagnes, très fertiles et toutes peuplées. Et elles se font la guerre les unes aux autres, quoique leurs habitants soient très simples et des hommes de belle allure. »

in Christophe COLOMB : La découverte de l’Amérique – journal de bord (1492-1493), trad. S. Estorach & M. Lequenne, tome I, Maspéro, 1979, p. 64-65

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Hispaniola

«Les Castillans appelèrent « l’île Espagnole » tantôt « la petite Espagne », Hispaniola, tantôt simplement, par abréviation, l’Espagnole.

Le 12 décembre [1492], l’Amiral consacra sa prise de possession de l’île Espagnole par un signe naturel à sa piété. En présence des deux équipages, il fit planter à l’entrée du port, sur une élévation aperçue de fort loin, une très-grande Croix ; non pas simplement pour constater de plus haut les droits de la Castille, et sa prise de possession, mais « principalement, dit-il, en signe de Jésus-Christ Notre-Seigneur et en l’honneur de la Chrétienté. [Citation originellement en espagnol du Journal de Colomb] »

Depuis six jours, inutilement il avait tenté d’entrer en rapport avec les naturels. Ceux-ci, dont toutes les habitations reculées étaient disposées de manière à voir de loin venir, s’enfuyaient dès qu’approchaient les étrangers. Aussi après la cérémonie religieuse, on réussit à s’emparer d’une femme, qui fut amenée à bord de la Santa-Maria. « Elle était fort belle et très-jeune, et portait aux narines un anneau d’or, » ce qui était de bon augure […]

L’Amiral envoya neuf hommes armés, résolus et intelligents, ayant un Indien pour interprète, observer le pays et se mettre en rapport avec les indigènes. Ils trouvèrent à quatre lieues et demie une bourgade déserte. En apercevant les étrangers, les habitants s’étaient enfuis après avoir enfoui dans la terre tout ce qu’ils possédaient. L’interprète indien courut sur leurs traces, leur criant de revenir, que les chrétiens n’étaient point de Caniba, mais, au contraire, qu’ils arrivaient du ciel, et donnaient de fort belles choses à ceux qu’ils rencontraient. Peu à peu, les indigènes se rapprochèrent et, au nombre de plus de deux mille, entourèrent les neuf Espagnols, qu’ils considéraient avec une vénération mêlée d’effroi. Ils tiraient de leurs cases les meilleurs aliments pour les offrir à ces hôtes venus des cieux. Sur ces entrefaites, survint une troupe de gens portant respectueusement sur leurs épaules l’Indienne qui avait reçu les dons de l’Amiral. Une partie de ses joyaux était portée en grande cérémonie devant elle ; une foule immense, conduite par le fortuné mari, allait aux caravelles remercier de ses bontés le chef des hommes célestes. L’interprète, ayant pu entendre à bord que l’Amiral désirait un perroquet apprivoisé, exprima son désir ; aussitôt ils lui en apportèrent de toutes parts, en pur don, sans rien vouloir accepter en retour.

Les neuf Espagnols revinrent avec ce cortège. Ils remarquèrent dans leur trajet, de magnifiques contrées et des champs en culture plus beaux que la campagne de Cordoue. Bien qu’on fût au milieu de décembre, les arbres étaient verts et chargés de fruits ; les herbes hautes et fleuries comme en Castille au mois d’avril. Toutefois, au milieu de ce luxe de la nature, ils n’avaient trouvé aucune apparence d’or. »

Roselly de Lorgues, Christophe Colomb, Histoire de sa vie et de ses voyages, tome premier, Paris, Didier et Cie, 1856, p. 321-323.

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Ah ! que les civilisés sont barbares !

«Ici commence l’étonnement des esprits droits et sans prévention, qui considèrent les choses en toute simplicité, à la lumière de la raison et de la justice.

Voilà un homme, et un grand homme, d’une nature élevée et religieuse, en même temps que d’un génie exact et positif. Il s’empare, sans songer à mal, d’un pays qui ne lui appartient pas; cela ne fait pas même question pour lui. Il va également s’emparer des hommes et des femmes de ce pays, les enlever sans scrupule, les emporter avec lui en Europe, comme des choses, et des choses sur lesquelles il aurait droit. Tout cela en vertu de quoi? En vertu de ce qu’il est chrétien et de ce que ces peuples ne le sont pas, en vertu d’une religion de douceur et de charité qui prêche pour principal précepte: «Aime ton prochain comme toi-même! » Oui, c’est en vertu de cette loi-là que ce grand homme s’en va, tout bonnement, sans que cela fasse un pli dans sa pensée, prendre les pays, les biens, les personnes ! Ces peuples le croient venu du ciel: c’est lui-même qui nous le dit; il va cruellement les détromper! Ils lui offrent, d’un cœur bienveillant, de l’eau et des fruits et des fleurs; on les remercie par le pillage, par la violence, et par le meurtre s’ils essayent de résister !

Mais quoi ! ils ne sont pas chrétiens et nous le sommes ! Ce mot suffit, explique tout ! Nous leur apportons la fraternité, – qui débute par l’esclavage !

On est confondu d’étonnement.. .. Et ensuite on est saisi d’indignation quand on songe que, sous ce beau prétexte religieux, il y a tout simplement et tout brutalement la raison du plus fort. Cette raison-là suffisait au XVe siècle. Elle suffit bien encore au nôtre trop souvent, et toujours en la décorant du nom de civilisation chrétienne.

Ah ! que les civilisés sont barbares ! et qu’ils sont lents à acquérir les notions les plus élémentaires de la justice ! et que l’intérêt brutal se paie aisément de mots sonores ! et que la violence est insolente à usurper tout, et d’abord le nom de droit, ce qui est de toutes les usurpations la plus haïssable et la plus révoltante !

Ainsi, comme disait très-bien l’autre jour ici M. Baudrillart, « on trouve juste et charitable d’aller planter son drapeau chez un peuple inoffensif, pour l’amener à ses idées et à ses mœurs, de s’emparer de son territoire pour lui enseigner la propriété et la famille, et de tuer les gens, sans scrupule, pour leur apprendre à vivre ! »

Si aujourd’hui on en est encore là, si on épèle encore, et sans savoir le lire, l’A B C D de la justice, qu’était-ce donc, au XVe siècle ! On en était alors à la croix de Jésus ! Ce signe était réponse à tout.

Telles étaient les idées du temps. C’est la seule circonstance atténuante que l’on puisse essayer de faire valoir en faveur de Christophe Colomb. Tout imprégné des idées de son siècle, sa conscience ne s’éveilla pas en face de ces peuplades innocentes et douces, et il traita comme des troupeaux ces frères auxquels il apportait les vérités évangéliques.

Nous étudierons en détail cette conduite étrange, et, malgré tout, bien difficile à comprendre de la part d’un esprit si éminent et d’un cœur qui parait assez noble en tout le reste.»

Émile Deschanel, Christophe Colomb et Vasco de Gama, Paris, Lévy frères, 1865, p. 144-147

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« Les Indiens sont propres à être commandés »

«En cette présente année 1492 (…) Vos Altesses (…) pensèrent m’envoyer aux Indes pour y voir la manière dont on pourrait convertir ces peuples à notre Sainte Foi […] Il me semblait que tous les Indiens étaient des gens très pauvres en tout. Tous étaient nus, comme leurs mères les avaient faits, même les femmes. Certains se peignaient en noir, d’autres en blanc, en rouge. Ils ne possédaient rien en fer. Je crois qu’ils deviendront facilement chrétiens, car il me semble qu’ils n’ont aucun culte. Je me suis employé à savoir s’ils avaient de l’or. J’ai remarqué que quelques-uns d’entre eux en portaient un petit morceau suspendu [au] nez. J’ai réussi à apprendre, au moyen de signes, qu’en naviguant vers le sud, nous trouverions une contrée avec un roi qui possède de grands vases d’or et une grande quantité de ce métal […] Que Vos Altesses veuillent me croire que les terres sont bonnes et fertiles, spécialement celles de cette île HispaniolaAppelée aussi Saint-Domingue ; elle comprend aujourd’hui deux États : Haïti et la République dominicaine. […] Les Indiens n’ont pas d’armes […], n’ont pas le moindre génie pour le combat et sont si peureux qu’à mille, ils n’oseraient pas combattre trois des nôtres. Ils sont donc propres à être commandés et à ce qu’on les fasse travailler, semer et mener tous les autres travaux dont on aurait besoin, à ce qu’on les fasse bâtir des villes, à ce qu’on leur enseigne à aller vêtus et à prendre nos coutumes.»

Christophe Colomb, Journal de bord, 1492.

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Lettre de Colomb sur la découverte d’Hispaniola

« En outre, cette dite île Hespañuola abonde en différentes espèces d’aromates, en or et en métaux ; les habitants des deux sexes de cette île, comme ceux des autres îles que j’ai visitées et ou dont j’ai entendu parler, sont toujours nus et tels qu’ils sont venus au monde. Quelques femmes cependant couvrent leur nudité d’une feuille ou de quelque feuillage, ou d’un voile de coton qu’elles ont préparé pour cet usage. Tous manquent de fer comme je l’ai dit : ils manquent aussi d’armes ; elles leur sont inconnues pour ainsi dire ; et d’ailleurs ils ne sont point aptes à en faire usage, non par la difformité de leur corps, car ils sont bien faits, mais parce qu’ils sont timides et craintifs. Au lieu d’armes, ils portent des roseaux durcis au soleil, et aux racines desquels ils adaptent une espèce de lame de vois sec, terminée en pointe. Ils n’osent même plus s’en servir, car il arriva souvent que députant deux ou trois hommes vers quelques-unes de leurs bourgades afin de conférer avec eux, une foule d’Indiens sortaient, et dès qu’ils voyaient que les nôtres s’approchaient d’eux, ils prenaient promptement la fuite, au point que les pères abandonnaient leurs enfants, et réciproquement, quoiqu’on ne leur fît aucun mal. Cependant ceux que j’ai pu aborder, et avec lesquels j’ai pu échanger quelques paroles, je leur donnais des étoffes ou beaucoup d’autres choses sans qu’ils me donnassent autre chose en échange ; mais je le répète, ils sont naturellement craintifs et timides. Toutefois, quand ils se croient en sûreté, quand la crainte a disparu, alors ils se montrent simples, de bonne foi, et très généreux dans ce qu’ils ont. Aucun d’eux ne refuse ce qu’il possède à celui qui le lui demande. Bien plus, ils nous invitaient à leur demander. Ils ont pour tous une grande affection, se plaisent à donner beaucoup, pour recevoir peu, se contentent de la moindre bagatelle et même de rien du tout. J’ai défendu qu’on leur donnât des objets d’une trop mince valeur, ou tout à fait insignifiants, comme des fragments de plat, d’assiette, de verre ; ceux qui recevaient des clous, des lanières pensaient être en possession des plus beaux bijoux du monde. Il arriva à l’un des matelots de recevoir pour une lanière autant d’or qu’il en faudrait pour faire trois sous d’or. D’autres hommes de l’équipage dans leurs échanges ont été traités aussi favorablement ; pour de nouveaux blancas [petites pièces d’argent ou d’alliage (NdT)], pour quelques écus d’or, ces Indiens donnaient tout ce qu’on voulait. Ainsi, par exemple, une ou deux onces d’or pour une pièce de monnaie d’or qui n’en valait pas la moitié, ou trente à quarante livres de coton dont ces matelots connaissaient déjà la valeur. Enfin, pour des fragments d’arc, de vase, de carafe, de poterie réfrigérante, ils donnaient du coton ou de l’or dont ils se chargeaient comme des bêtes de somme. Mais comme ces échanges étaient contraires à l’équité, je les défendis et je donnai gratuitement à ces bons Indiens beaucoup d’objets beaux et agréables que j’avais apportés avec moi, afin de me les attacher plus facilement, qu’ils se fissent chrétiens et qu’ils fussent plus portés à aimer notre roi, notre reine, nos princes, toutes les populations de l’Espagne ; afin de les engager à rechercher, à amasser et à nous livrer les biens dont ils abondent et dont nous manquons totalement. »

Lettre de Christophe Colomb sur la découverte du Nouveau-Monde [1493], trad. L. de Rosny, Paris, Ed. J. Gay, 1865, p. 28-31
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Même lettre, autre extrait, sa conclusion…

« (…) Enfin, pour abréger le récit de mes découvertes depuis mon départ et mon retour, je promets à nos rois invincibles, qui m’ont accordé un petit secours, que je leur donnerai autant d’or qu’ils en auront besoin,, autant d’aromates qu’ils le désireront, ainsi que du coton et de la gomme, qu’on n’a trouvés seulement que dans la Chine ; je leur fournirai, en outre, autant de bois d’aloès, autant d’esclaves qu’ils en exigeront ; enfin de la rhubarbe et autres espèces d’aromates qu’on a trouvées ou que pourront trouver par la suite les hommes que j’ai laissés dans la citadelle, car, après être resté dans la ville de la Nativité pour diriger sa fondation, celle de la forteresse et mettre tout en sûreté, je n’ai différé mon retour en Espagne qu’autant que les vents m’y ont forcé. Bien que toute cette expédition soit importante, et presque incroyable, elle eût été bien plus merveilleuse encore, si j’avais eu le nombre de vaisseaux nécessaires. Quoi qu’il en soit, elle tient du prodige et est bien au-dessus de mon mérite, mais elle a été la récompense de notre foi catholique et celle de la piété de nos rois, puisque ce que l’intelligence humaine ne pourrait exécuter, l’intelligence divine le fait en donnant aux hommes une puissance surnaturelle. C’est ainsi que Dieu exauce les vœux de ses serviteurs et de ceux qui observent ses commandements, en les faisant triompher de ce qui semble impossible. C’est ce qui nous est arrivé dans une entreprise que les forces des mortels n’avaient pu exécuter jusqu’à présent ; car, si quelqu’un a parlé des îles que j’ai visitées, ce n’a été qu’avec doute, d’une manière obscure ; aussi personne n’a encore assuré les avoir vues. Aussi ce qu’on avait pu en dire ressemblait à une fable. Que le roi, la reine, les princes, leurs sujets et toute la chrétienté rendent avec moi des actions de grâce à notre sauveur Jésus-Christ, qui nous a favorisés, en nous mettant à même de remporter une victoire si grande, et d’en recueillir les fruits. Que des processions, que des sacrifices solennels soient faits ; que les églises se décorent de feuillages ; que Jésus-Christ tressaille de joie sur la terre comme dans les cieux, puisque tant de peuples, auparavant damnés, vont être sauvés. Réjouissons-nous aussi du triomphe de la foi catholique et de l’accroissement des biens temporels auxquels l’Espagne et toute la chrétienté vont prendre part. Tel est le récit sommaire que je vous adresse. Adieu.

Christophe Colomb, Amiral de la Flotte Océanique.
Lisbonne, la première des Idées de Mars. »

Publié selon la version latine conservée à la Bibliothèque Nationale de France.
Traduit en français par Lucien de Rosny en 1865.
Repris de http://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_sur_la_découverte_du_Nouveau-Monde

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Lettre à Luis de Santangel

Cette lettre, annonçant la découverte, a été écrite en février 1493. Luis de Santangel a personnellement soutenu Christophe Colomb dans ses voyages en acceptant de financer en partie sa première expédition.

« Seigneur, Sachant que vous aurez du plaisir à apprendre la nouvelle de la victoire que le Seigneur m’a donnée dans mon voyage, je vous écris cette lettre, pour que vous sachiez que je suis arrivé aux Indes en vingt jours (1), avec la flotte que les Très Illustres Roi et Reine, nos Seigneurs, m’avaient confiée. J’y ai découvert un très grand nombre d’îles, habitées par une population infinie. J’ai pris possession de toutes ces îles, au nom de Leurs Altesses, par voix de héraut et avec la bannière royale déployée, sans rencontrer aucune contradiction.
J’ai mis le nom de San Salvador à la première île que j’ai découverte, en l’honneur de Sa Divine Majesté, qui a fait le miracle de permettre tout cela : les Indiens l’appelaient Guanahani. J’ai appelé la deuxième île Sainte-Marie de la Conception ; la troisième, l’île Fernandine ; la quatrième, l’Isabelle ; la cinquième, île Juana ; et ainsi de suite, j’ai donné un nom nouveau à chacune d’elles.
(…)
L’île Espagnole est une véritable merveille : les chaînes des montagnes et les pics aussi bien que les vallées et les campagnes. La terre en est si belle et si grasse qu’elle semble également appropriée pour semer et cultiver, pour élever n’importe quelle classe de bétail, ou pour construire des villes et des villages. Quant aux ports de la mer, on ne saurait me croire sans les avoir vus. Il y a beaucoup de grandes rivières, dont l’eau est excellente ; et la plupart d’entre elles charrient de l’or. Pour ce qui est des arbres, des fruits et des plantes, il y a une grande différence entre ceux d’ici et ceux de l’île Juana. Dans celle d’ici, il y a beaucoup d’épices, et de grandes mines d’or et d’autres minerais.
Les habitants de cette île, aussi bien que de toutes celles que j’ai découvertes et dont j’ai pris possession, et de celles sur lesquelles je n’ai fait que recueillir des renseignements, vont tous tout nus, les hommes aussi bien que les femmes, tels que leurs mères les ont mis au monde. Il n’y a que quelques femmes qui se couvrent un seul endroit du corps avec la feuille de quelque plante, ou avec un mouchoir de coton qu’elles tissent à cet effet. Ils ne connaissent pas le fer ni l’acier ; ils ne possèdent pas d’armes et ne savent pas s’en servir. Ce sont pourtant des hommes bien bâtis et de bonne stature ; mais ils sont excessivement lâches.
(…)
Cela suffit pourtant. L’éternel Dieu, Notre Seigneur, qui donne la victoire à tous ceux qui suivent son chemin, même lorsque cette victoire semble impossible (et il n’y a pas de doute que celles-ci en est une ; car on avait déjà parlé ou écrit sur ces terres, mais seulement par conjecture et sans produire des preuves matérielles, en sorte que la plupart de ceux qui en entendaient parler pensaient qu’il s’agissait de récits fabuleux), ainsi donc, Notre Rédempteur donna cette victoire à nos Très Illustres Roi et Reine et à leurs illustres royaumes. Il s’agit d’une chose si importante, que toute la chrétienté doit s’en réjouir et faire de grandes fêtes, pour rendre grâces solennellement à la Sainte Trinité, avec bien des prières solennelles, non seulement à cause de la gloire qu’on en retirera, grâce au grand nombre de peuples qui seront convertis à notre sainte foi, mais aussi à cause des richesses matérielles, qui pourront fournir ici des gains et des bénéfices à l’Espagne aussi bien qu’à toute la chrétienté.
Raconté aussi brièvement que cela fut fait.
Ecrit sur la caravelle, en vue des îles Canaries, le 15 février de l’an 1493.
Prêt à obéir à vos ordres,
L’Amiral. »

1. du 6 septembre (départ des Canaries) au 12 octobre, on compte 36 jours !

 

Autre découpage et passage de la même lettre

« (…) Les habitants de cette île, aussi bien que de toutes celles que j’ai découvertes et dont j’ai pris possession, et de celles sur lesquelles je n’ai fait que recueillir des renseignements, vont tous tout nus, les hommes aussi bien que les femmes, tels que leurs mères les ont mis au monde. Il n’y a que quelques femmes qui se couvrent un seul endroit du corps avec la feuille de quelque plante, ou avec un mouchoir de coton qu’elles tissent à cet effet. Ils ne connaissent pas le fer ni l’acier; ils ne possèdent pas d’armes et ne savent pas s’en servir. Ce sont pourtant des hommes bien bâtis et de bonne stature; mais ils sont excessivement lâches.

Toutes leurs armes sont des roseaux qu’ils coupent lorsqu’ils sont encore en graine, et à l’extrémité desquels ils fixent un petit bout de bois bien pointu; mais ils n’osent pas s’en servir. En effet, il m’est arrivé bien souvent d’envoyer à terre deux ou trois de mes hommes, avec l’ordre de se diriger vers quelque village, pour y prendre contact avec les habitants. Ces derniers sortaient en très grand nombre à leur rencontre, et dès qu’ils les voyaient arriver, ils se sauvaient à qui mieux mieux. Cela ne saurait s’expliquer par quelque mauvais traitement qu’on leur eût fait (bien au contraire, toutes les fois qu’il m’a été possible de me réunir avec eux et de leur parler, je leur ai fait des présents de tout ce que j’avais, des tissus aussi bien que de toutes les autres choses, sans rien leur demander en échange); mais seulement parce qu’ils sont irrémédiablement lâches […]

Dès mon arrivée aux Indes, je pris par la force quelques indigènes dans la première île que j’avais découverte, afin de leur faire apprendre la langue, et pour qu’ils pussent me renseigner sur tout ce qui se trouvait dans ces régions-là; et le fait est que nous nous fîmes comprendre aussitôt, et nous comprîmes aussi bien ce qu’ils voulaient dire, soit par des signes ou en parlant. (…) »

extrait de « L’amiral de la mer océane », documentation française ; article écrit par Robert Fontaine

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Lettre aux Rois catholiques sur le troisième voyage aux Indes (1498)

« Sérénissimes, Très Hauts et Très Puissants Princes, Roi et Reine, nos seigneurs,

La Sainte Trinité a conduit Vos Altesses en cette entreprise des Indes, et dans son infinie bonté, elle fit de moi son messager. Ce pourquoi je vins chargé de cette ambassade en votre royale présence comme aux plus hauts princes de la Chrétienté qui tant s’exerçaient en la foi et travaillaient à sa propagation.

Les personnes qui eurent connaissance de cette affaire la tinrent pour impossible. Elles ne fondaient leur raisonnement que sur les biens matériels ; aussi sur eux tirèrent-ils le verrou. J’ai passé six ou sept ans en grand-peine, montrant de mon mieux quel service on pouvait accomplir pour Notre Seigneur en répandant son saint nom et sa foi parmi tant de peuples, ce qui était chose de toute excellence pour la bonne renommée et longue mémoire des plus grands princes. Il fut aussi nécessaire de parler du temporel, ce pourquoi on leur montra les écrits de tant de savants dignes de foi qui traitèrent de l’histoire, lesquels racontaient comment en ces régions il y avait d’immenses richesses De même, il me fallut alléguer les dits et opinions de ceux qui décrivirent le monde. Enfin, Vos Altesses décidèrent que l’entreprise fût mis en oeuvre. Elles montrent en cela le grand coeur qu’Elles ont toujours eu devant toute grande cause, car ceux qui s’étaient penchés sur cette affaire et m’avaient entendus, tous, d’une seule voix, tournaient l’entreprise en dérision… Moi, bien qu’éprouvant de la fatigue,je n’en étais pas moins sûr que cela se réaliserait et je le suis toujours parce qu’il est vrai que tout passera, hors la parole de Dieu, et que s’accomplira tout ce qu’il a prédit, car, bien clairement, il a parlé de ces terres par la bouche d’Isaïe, en nombre de passages de l’Ecriture où il affirme que, de l’Espagne, son saint nom sera propagé.

Je partis au nom de la Sainte Trinité et revins très vite, avec, en mains, les preuves de tout ce que j’avais dit. Vos altesses me renvoyèrent alors en ces terres, et, en peu de temps (…) je découvris par la divine vertu trois cents trente-trois lieues de terre ferme à l’extrémité de l’Orient et sept cents îles importantes, outre celles que j’avais déjà découvertes en mon premier voyage. Et je soumis l’île d’Hispaniola qui est plus étendue que l’Espagne, dont les habitants sont sans nombre et où tous paieront tribut… »

Extrait de Christophe Colomb : La découverte de l’Amérique , tome II, Maspéro, 1979, p. 125 – 127.

De la même lettre, autres extraits…

Christophe Colomb justifie son voyage

« Il ne s’agit pas seulement du grand nombre d’âmes dont on peut espérer qu’elles sont déjà sur la voie du salut, par le mérite de Vos Altesses […] Quelqu’un a-t-il augmenté ses possessions, avec aussi peu de frais, et aussi fortement que Vos Altesses viennent d’augmenter leurs possessions d’Espagne avec celles de l’Inde ? À elle seule, cette île-ci [Cuba] a plus de 700 lieues [ 1 lieue = 4 km] de pourtour. Il faut y ajouter la Jamaïque, avec ses 700 îles, et une partie si considérable de la terre ferme, parfaitement bien connue des anciens, et non pas terre inconnue, comme le prétendent les envieux et les ignorants. »

Christophe Colomb, Lettre aux rois catholiques, 1498.

là est le Paradis terrestre

« Les gens de ce pays-ci sont de très belle stature et plus blancs que tous ceux que nous avons pu voir aux Indes. (…) L’Écriture sainte témoigne que Notre Seigneur fit le Paradis terrestre, qu’il y mit l’arbre de vie et que de là sort une source d’où naissent en ce monde quatre fleuves principaux: le Gange aux Indes, le Tigre et l’Euphrate en Asie (…) et le Nil qui naît en Ethiopie et se jette dans la mer à Alexandrie. (…) Je suis convaincu que là est le Paradis terrestre, où personne ne peut arriver si ce n’est par la volonté divine. Je crois que cette terre dont Vos Altesses ont ordonné maintenant la découverte sera immense et qu’il y en aura beaucoup d’autres dans le Midi dont on n’a jamais eu connaissance.(…) Et je dis que si ce n’est pas du Paradis terrestre que vient ce fleuve, c’est d’une terre infinie, donc située au midi, et de laquelle jusqu’à ce jour il ne s’est rien su. Toutefois, je tiens en mon âme pour très assuré que là où je l’ai dit se trouve le Paradis terrestre.»

Christophe Colomb, Lettre aux rois catholiques, 1498.
trouvé sur http://histoireenprimaire.free.fr/ressources/colomb_textes2.htm

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La découverte d’un Nouveau Monde

« Souverain seigneur,

Le plus grand événement qui s’est produit dans le monde depuis sa création, si l’on excepte l’incarnation et la mort de celui qui l’a créé, a été la découverte des Indes et c’est pourquoi on les appelle Monde Nouveau. Nouveau, il l’est moins parce qu’on vient à peine de le découvrir qu’à cause de son immensité, car il est presque aussi grand que l’ancien, qui comprend l’Europe, l’Afrique et l’Asie. On peut encore le dire nouveau parce que tout ce qu’il contient diffère considérablement de ce qu’on trouve dans le nôtre. Les animaux, en général, ont beau y compter peu d’espèces ; ils y sont d’une autre force : les poissons de l’eau, les oiseaux qui volent dans le ciel, les arbres, les fruits, les herbes et les céréales, ce qui en dit long sur la puissance du Créateur, puisque les éléments y sont les mêmes ici et là-bas. »

extrait de Francisco Lopez de Gornara

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Le Paradis au Brésil ?

« Cette terre est très agréable, pleine d’arbres de haute taille qui ne perdent jamais leurs feuilles et dont émanent des odeurs suaves. On se croirait au Paradis […] Cette terre est peuplée par des gens tous nus, tant les hommes que les femmes.Ils n’ont ni loi, ni foi aucune, ils vivent selon la nature et ne connaissent pas l’immortalité de l’âme. ils n’ont rien qui leur soit propre et tout est commun entre eux ; ils n’ont pas de frontière entre provinces et royaumes, ils n’ont pas de roi et n’obéissent à personne. »

extrait d’Amerigo VESPUCCI (1454-1512), éd. Les Belles Lettres

Description des indigènes brésiliens

lettre d’Amerigo Vespucci à Lorenzo di Pierfrancesco de’ Medici (donné à Lisbonne le 4 septembre 1504). Amerigo Vespucci a abordé le Brésil le 7 août 1501

« Qu’en est-il tout d’abord des hommes? Nous en trouvâmes une telle multitude dans ces régions qu’on ne pourrait à peine les dénombrer, comme on lit dans l’Apocalypse; ces hommes, je les dirai doux et sociables; tous, de l’un et l’autre sexes, se déplacent nus, sans couvrir aucune partie de leur corps, et tels qu’ils sont sortis du ventre de leur mère ils vont jusqu’à leur mort. Ils ont le corps imposant, bien taillé, bien proportionné, d’une couleur qui tire sur le rouge. Cela tient, selon moi, à ce que, allant nus, ils sont teints par le soleil. Ils portent une chevelure ample et sombre. Ils sont, dans leur démarche, agiles et gracieux. Leur figure est agréable, mais ils s’emploient eux-mêmes à la ravager. Ils se trouent en effet joues, lèvres, narines et oreilles. Ne croyez pas que ces trous soient petits ou qu’ils n’en portent qu’un. J’en ai vu qui, sur le seul visage, portaient jusqu’à sept trous, tous de la taille d’une prune. Ils les obturent avec de magnifiques pierres azurées, du marbre, des cristaux, de l’albâtre, avec des os d’une extrême blancheur, et des objets qu’ils travaillent avec art selon leur coutume. […] Ils n’ont ni étoffes de laine, ni de lin, ni de coton parce qu’ils n’en n’ont nul besoin et ne possèdent aucun bien propre; ils mettent tout en commun et vivent ensemble sans roi ni autorité: chacun y est son propre maître. Ils prennent autant de femmes qu’ils le veulent, le fils couche avec la mère, le frère avec la soeur, le premier venu avec la première venue, et chacun avec qui il rencontre. Ils défont leurs mariages aussi souvent qu’ils le veulent et n’observent aucune règle dans ce domaine. Ils ne possèdent en outre ni temples ni lois, mais ils ne sont pas idolâtres. Que dire de plus? Ils vivent selon la nature, et peuvent être dits épicuriens plutôt que stoïciens. Il n’est chez eux ni marchands ni commerces. Les peuples se font la guerre sans doctrine ni règles. En quelques harangues, les vieillards amènent les jeunes à leurs vues et les excitent à la guerre, où ils s’entretuent avec beaucoup de cruauté; les prisonniers qu’ils ramènent, ils les gardent afin de les exécuter non pour leur retirer la vie mais pour s’assurer leur propre subsistance. Ils se mangent en effet entre eux: les vainqueurs mangent les vaincus et la chair humaine est chez eux nourriture commune.»

in Ilda Mendes dos Santos, La découverte du Brésil: les premiers témoignages, éd Chandeigne, 2000, pages 97-99

Ce témoignage dont l’original en italien est perdu, a été traduit et imprimé en latin (sous le nom de «Mundus Novus») en 1504 à Augsburg.

trouvé sur books.google.com

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La ligne de partage des découvertes entre Portugais et Espagnols selon l’accord de Tordesillas, le 7 juin 1493

« Tous ensemble, ces dits navires feront route jusqu’aux îles du Cap-Vert et là mettront le cap droit à l’ouest jusqu’à avoir parcouru les 370 lieues, mesurées selon la méthode décidée par les personnes ainsi désignées, sans préjudice pour aucune des parties. Et qu’au lieu où seront accomplies les 370 lieues soit marqué le signal et soient calculés les degrés de sud et de nord (…); ils doivent définir cette ligne du pôle arctique au pôle antarctique, c’est-à-dire de nord à sud (…); lorsqu’elle aura été tracée par eux, d’un consentement unanime, qu’elle soit considérée comme limite perpétuelle et pour toujours, de façon à ce qu’aucune des parties ni les successeurs ne puissent la contredire ni supprimer ni modifier en aucune manière. »

Extrait traduit et cité par Bartolorné Bennassar dans l’Histoire

LE TRAITE DE TORDESILLAS (1494)

« Ferdinand et Isabelle, par la grâce de Dieu, Roi et Reine de Castille, de Léon, d’Aragon, de Sicile, de Grenade, De Tolède, de Galice […] Ainsi, son altesse, le sérénissime Roi de Portugal, notre frère bien aimé, nous a dépêché ses ambassadeurs et mandataires (…) afin d’établir, de prendre acte et de se mettre d’accord avec nous (…) sur ce qui appartient à l’un et à l’autre de l’océan qu’il reste encore à découvrir.

Leurs altesses souhaitent (…) que l’on trace et que l’on établisse sur ledit océan une frontière ou une ligne droite, de pôle à pôle, à savoir, du pôle arctique au pôle antarctique, qui soit située du nord au sud (…) à trois cent soixante-dix lieues des îles du Cap-Vert vers le ponant (…); tout ce qui jusqu’alors a été découvert ou à l’avenir sera découvert par le Roi de Portugal et ses navires, îles et continent, depuis ladite ligne telle qu’établie ci-dessus, en se dirigeant vers le levant (…) appartiendra au Roi de Portugal et à ses successeurs […] Et ainsi, tout ce qui, îles et continent (…), est déjà découvert ou viendra à être découvert par les Roi et Reine de Castille et d’Aragon (…), depuis ladite ligne (…) en allant vers le couchant (…) appartiendra auxdits Roi et Reine de Castille […] »

In J.S. Silva Marques, Descobrimentos Portugueses (Découvertes portugaises), vol.III

Autre traduction

« … Toutes les îles ou terres fermes trouvées ou à trouver, reconnues ou à reconnaître, vers l’Ouest et le Sud, en traçant et construisant une ligne du pôle arctique, c’est-à-dire du Nord, au pôle antarctique, c’est-à-dire du Sud… cette ligne étant distante des îles connues de tous sous le nom d’Açores, de cent lieues vers l’Ouest et le Sud… par l’autorité du Dieu tout-puissant à nous concédée en la personne du bienheureux Pierre, nous les donnons à vous et à vos héritiers et successeurs (rois de Castille et de Léon), pour l’éternité, par les présentes…, et nous interdisons formellement à quelque personne que soit, de quelque rang qu’elle soit, même impérial ou royal, sous peine d’excommunication…, d’oser toucher ces îles et terres fermes… pour y faire du commerce ou pour toute autre raison sans une autorisation spéciale de vous-même ou de vos héritiers et successeurs susdits… »

tiré de Jacques Dupâquier et Marcel Lachiver, « La partage du monde par Alexandre VI », in Les Temps Modernes, 4e, éd. Bordas, Paris 1970, pp.9

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La position de l’Église

Le problème de l’évangélisation des Indiens s’est très vite posé. Après le retour de Colomb, les souverains d’Espagne, Isabelle la Catholique et Ferdinand d’Aragon, se préoccupent d’obtenir la consécration papale de leurs droits sur les terres nouvelles. Le pape subordonne son approbation à l’évangélisation des habitants.

Il faut évangéliser les Indiens

« Il vous appartiendra d’envoyer aux susdites îles et terres des hommes probes et craignant Dieu, doctes, instruits et expérimentés, qui enseigneront aux naturels la religion catholique et leur inculqueront les bonnes moeurs, apportant à leur tâche toute la diligence nécessaire. »

Pape Alexandre VI Borgia, Bulle alexandrine, 1493.

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MAGELLAN : Premier tour du monde

LA VIE A BORD

Pigafetta, qui accompagna Magellan dans son tour du monde, nous a laissé ce témoignage dans son journal de bord :

« Mercredi 28 novembre 1520, nous avons dépassé le détroit et plongé dans l’océan Pacifique. Nous avons passé trois mois et vingt jours sans aucune sorte d’aliment frais. Nous mangions des biscuits qui n’étaient plus des biscuits mais une poussière infestée de charançons et empestant l’urine de rat. Nous buvions une eau jaunâtre, depuis longtemps putride. Nous avons également mangé quelques cuirs de boeuf qui recouvraient le sommet de la grand-vergue afin d’éviter qu’elle n’abîme le gréement. Mais ils étaient devenus tellement durs à cause du soleil, de la pluie et du vent, que nous devions les tremper dans la mer quatre ou cinq jours. Nous les placions ensuite quelque temps sur les braises, et c’est ainsi que nous les mangions; de même, nous avons souvent mangé de la sciure de bois. On vendait des rats pour un demi-ducat (1,16 escudo d’or environ) chacun, mais même ainsi nous ne parvenions guère à en trouver. »

Textes tirés de l’ouvrage collectif Histoire de l’Europe , Frédéric Delouche, Paris 1994.

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Rencontre

Le jeudi, 28 mars [1521], ayant vu pendant la nuit du feu dans une île, le matin nous mîmes le cap sur elle ; et lorsque nous en fûmes à peu de distance nous vîmes une petite barque, qu’on appelle boloto, avec huit hommes, s’approcher de notre vaisseau. Le capitaine avait un esclave natif de Sumatra, qu’on appelait anciennement Tapobrana ; il essaya de leur parler dans la langue de son pays ; ils le comprirent, et vinrent se placer à quelque distance de notre vaisseau, mais ils ne voulurent pas monter sur notre bord, et semblaient même craindre de nous approcher trop. Le capitaine, voyant leur méfiance, jeta à la mer un bonnet rouge et quelques autres bagatelles attachées sur une planche. Ils les prirent, et en témoignèrent beaucoup de joie ; mais ils partirent aussitôt, et nous sûmes ensuite qu’ils s’étaient empressés d’aller avertir leur roi de notre arrivée.
Deux heures après, nous vîmes venir à nous deux balangais (nom qu’ils donnent à leurs grandes barques), tout remplis d’hommes. Le roi était dans le plus grand, sous une espèce de dais formé de nattes. Quand le roi fut près de notre vaisseau l’esclave du capitaine lui parla ; ce qu’il comprit très bien, car les rois de ces îles parlent plusieurs langues. Il ordonna à quelques-uns de ceux qui l’accompagnaient de monter sur le vaisseau ; mais il resta lui-même dans son balangai ; et aussitôt que les siens furent de retour il partit.
Le capitaine fit un accueil fort affable à ceux qui étaient montés sur le vaisseau, et leur donna aussi quelques présents. Le roi l’ayant su, avant de partir, voulut donner au capitaine un lingot d’or et une corbeille pleine de gingembre ; mais le capitaine, en le remerciant, refusa d’accepter ce présent. Vers le soir nous allâmes avec l’escadre mouiller près de la maison du roi.
Le jour suivant le capitaine envoya à terre l’esclave qui lui servait d’interprète, pour dire au roi, que s’il avait quelques vivres à nous envoyer nous les payerions bien ; en l’assurant en même temps que nous n’étions pas venus vers lui pour commettre des hostilités, mais pour être ses amis. Sur cela le roi vint lui-même au vaisseau dans notre chaloupe, avec six ou huit de ses principaux sujets. Il monta à bord, embrassa le capitaine, et lui fit présent de trois vases de porcelaine pleins de riz cru, et couverts de feuilles, de deux dorades assez grosses, et de quelques autres objets. Le capitaine lui offrit à son tour une veste de drap rouge et jaune faite à la turque et un bonnet rouge fin. Il fit aussi quelques présents aux hommes de sa suite : aux uns il donna des miroirs, aux autres des couteaux. Ensuite il fit servir le déjeuner, et ordonna à l’esclave interprète, de dire au roi qu’il voulait vivre en frère avec lui, ce qui parut lui faire grand plaisir.
Il étala ensuite devant le roi des draps de différentes couleurs, des toiles, du corail, et autres marchandises. Il lui fit voir aussi toutes les armes à feu jusqu’à la grosse artillerie, et ordonna même de tirer quelques coups de canon, dont les insulaires furent fort épouvantés. Il fit armer de toutes pièces un d’entre nous, et chargea trois hommes de lui donner des coups d’épée et de stylet, pour montrer au roi que rien ne pouvait blesser un homme armé de cette manière ; ce qui le surprit beaucoup, et se tournant vers l’interprète, il lui fit dire au capitaine qu’un tel homme pouvait combattre contre cent. Oui, répondit l’interprète au nom du capitaine ; chacun des trois vaisseaux a deux cents hommes armés de cette façon. On lui fit examiner ensuite séparément chaque pièce de l’armure, et toutes nos armes, en lui montrant la manière dont on s’en servait.
Après cela il le conduisit au château d’arrière, et s’étant fait apporter la carte et la boussole, il lui expliqua, à l’aide de l’interprète, comment il avait trouvé le détroit pour venir dans la mer où nous étions, et combien de lunes il avait passé en mer sans apercevoir la terre.
Le roi, étonné de tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, prit congé du capitaine, en le priant d’envoyer avec lui deux des siens pour leur faire voir, à son tour, quelques particularités de son pays. Le capitaine me nomma avec un autre pour accompagner le roi.  »

in PIGAFETTA, Antoine, « Premier voyage autour du monde », trad. Ch. Amoretti, H. J. Jansen, Paris, 1800-1801, p. 72-75
téléchargé sur www.gallica.bnf.fr

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Magellan débarque à Cebu, et montre la puissance de l’Europe.

« Le dimanche, 7 avril [1521], nous entrâmes dans le port de Zubu [Cebu]. Nous passâmes près de plusieurs villages, où nous vîmes des maisons construites sur les arbres. Quand nous fûmes près de la ville, le capitaine fit arborer tous les pavillons et amener toutes les voiles, et l’on fit une décharge générale de l’artillerie ; ce qui causa une grande alarme parmi les insulaires.

Le capitaine envoya alors un de ses élèves avec l’interprète comme ambassadeur au roi de Zubu. En arrivant à la ville, ils trouvèrent le roi environné d’un peuple immense alarmé du bruit des bombardes. L’interprète commença par rassurer le roi, en lui disant que c’était notre usage, et que ce bruit n’était qu’un salut en signe de paix et d’amitié pour honorer en même temps le roi et l’île. Ce propos rassura tout le monde.

Le roi fit demander par son ministre à l’interprète ce qui pouvait nous attirer dans son île, et ce que nous voulions. L’interprète répondit que son maître, qui commandait l’escadre, était capitaine au service du plus grand roi de la terre ; et que le but de son voyage était de se rendre à Malucco ; mais que le roi de Massana, où il avait touché, lui ayant fait de grands éloges de sa personne, il était venu pour avoir le plaisir de lui rendre visite, et en même temps pour prendre des rafraîchissements en donnant en échange de nos marchandises.

Le roi lui fit dire qu’il était le bienvenu ; mais qu’il l’avertissait en même temps que tous les vaisseaux qui entraient dans son port pour y trafiquer, devaient commencer par lui payer un droit : en preuve de quoi il ajouta qu’il n’y avait pas quatre jours que ce droit avait été payé par une jonque de Ciam, qui y était venu prendre des esclaves et de l’or ; il appela ensuite un marchand Maure qui venait aussi de Ciam, pour le même objet, afin qu’il témoignât de la réalité de ce qu’il venait d’avancer.
L’interprète répondit que son maître, étant le capitaine d’un si grand roi, ne payerait de droit à aucun roi de la terre : que si le roi de Zubu voulait la paix, il avait apporté la paix ; mais que s’il voulait la guerre, il lui ferait la guerre. Le marchand de Ciam, s’approchant du roi, lui dit en son langage : cata raja chita ; c’est-à-dire, seigneur, prenez bien garde à cela. Ces gens-là (il nous croyait Portugais) sont ceux qui ont conquis Calicut, Malacca, et toutes les Grandes-Indes. L’interprète, qui avait compris ce que le marchand venait de dire, ajouta que son roi était encore beaucoup plus puissant, tant par ses armées que par ses escadres, que le roi de Portugal, dont le Ciamois avait voulu parler : que c’était le roi d’Espagne et l’empereur de tout le monde chrétien ; et que s’il eût préféré l’avoir plutôt pour ennemi que pour ami, il aurait envoyé un nombre assez considérable d’hommes et de vaisseaux pour détruire son île entière. Le maure confirma au roi ce que venait de dire l’interprète. Le roi se trouvant alors embarrassé, dit qu’il se concerterait avec les siens, et donnerait le lendemain sa réponse. En attendant il fit apporter au député du capitaine-général et à l’interprète un déjeuner de plusieurs mets, tous composés de viande, dans des vases de porcelaine.

Après le déjeuner nos députés revinrent à bord, et nous firent le rapport de tout ce qui leur était arrivé. Le roi de Massana, qui, après celui de Zubu, était le plus puissant roi de ces îles, se rendit à terre pour annoncer au roi les bonnes dispositions de notre capitaine-général à son égard.

Le jour suivant, l’écrivain de notre vaisseau et l’interprète allèrent à Zubu. Le roi vint au-devant d’eux accompagné de ses chefs, et après avoir fait asseoir nos deux députés devant lui, il leur dit, que, convaincu par ce qu’il venait d’entendre, non seulement il ne prétendait aucun droit, mais que, si on l’exigeait, il était prêt à se rendre lui-même tributaire de l’empereur. On lui répondit alors qu’on ne demandait d’autre droit que le privilège d’avoir le commerce exclusif de son île. Le roi y consentit, et les chargea d’assurer notre capitaine, que s’il voulait être véritablement son ami, il n’avait qu’à se tirer un peu de sang du bras droit et le lui envoyer, et qu’il en ferait autant de son côté ; ce qui serait de part et d’autre le signe d’une amitié loyale et solide. L’interprète l’assura que tout cela se ferait comme il le désirait. Le roi ajouta alors que tous les capitaines ses amis qui venait dans son port lui faisaient des présents, et qu’ils en recevaient d’autres en retour ; qu’il laissait au capitaine le choix de donner le premier ces présents ou de les recevoir. L’interprète répondit que puisqu’il paraissait mettre tant d’importance à cet usage, il n’avait qu’à commencer ; ce que le roi consentit à faire.

Le mardi au matin, le roi de Massana vint à bord de notre vaisseau avec le marchand Maure, et après avoir salué le capitaine de la part du roi de Zubu, il lui dit qu’il était chargé de le prévenir que le roi était occupé à rassembler tous les vivres qu’il pouvait trouver pour lui en faire présent, et que dans l’après-midi il lui enverrait son neveu avec quelques-uns de ses ministres pour établir la paix. Le capitaine les remercia, et il leur fit en même temps voir un homme armé de pied en cap, en leur disant que dans le cas qu’il fallut combattre, nous nous armerions tous de la même manière. Le Maure fut saisi de peur en voyant un homme armé de cette manière ; mais le capitaine le tranquillisa en l’assurant que nos armes étaient aussi avantageuses à nos amis que fatales à nos adversaires ; que nous étions en état de dissiper tous les ennemis de notre roi et de notre foi avec autant de facilité que nous en avions à nous essuyer la sueur du front avec un mouchoir. Le capitaine prit ce ton fier et menaçant pour que le Maure en allât rendre compte au roi. »

in Antoine Pigafetta, Premier voyage autour du monde, sur l’escadre de Magellan, trad. H. Jansen, Paris, Jansen, 1800-1, p. 89-93
sur http ://gallica.bnf.fr/

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Magellan parle de religion

« Effectivement après dîner nous vîmes venir à notre bord le neveu du roi et qui était son héritier, avec le roi de Massana, le Maure, le gouverneur ou ministre et le prévôt-major avec huit chefs de l’île, pour contracter une alliance de paix avec nous. (…)

[Le capitaine] ajouta d’autres passages de l’histoire sacrée, qui firent grand plaisir à ces insulaires, et excitèrent en eux le désir d’être instruits des principes de notre religion ; de manière qu’ils prièrent le capitaine de leur laisser, à son départ, un ou deux hommes capables de les enseigner, et qui ne manqueraient pas d’être honorés par eux. Mais le capitaine leur fit entendre que la chose la plus essentielle pour eux était de se faire baptiser, ce qui pouvait se faire avant son départ ; qu’il ne pouvait maintenant laisser parmi eux aucun homme de son équipage ; mais qu’il reviendrait un jour leur conduire plusieurs prêtres et moines pour les instruire sur tout ce qui regarde notre sainte religion. Ils témoignèrent leur satisfaction à ces discours, et ajoutèrent qu’ils seraient bien contents de recevoir le baptême ; mais qu’ils voulaient auparavant consulter leur roi à ce sujet. Le capitaine leur dit alors qu’ils eussent soin de ne pas se faire baptiser par la seule crainte que nous pouvions leur inspirer, ou pas l’espoir d’en tirer des avantages temporels ; parce que son intention n’était pas d’inquiéter personne parmi eux pour avoir préféré de conserver la foi de ses pères ; il ne dissimula pas cependant que ceux qui se feraient chrétiens seraient les plus aimés et les mieux traités. Tous s’écrièrent alors que ce n’était ni par crainte ni par complaisance pour nous qu’ils allaient embrasser notre religion, mais par un mouvement de leur propre volonté.

Le capitaine leur promit alors de leur laisser des armes et une armure complète, d’après l’ordre qu’il en avait reçu de son souverain ; mais il les avertir en même temps, qu’il fallait baptiser aussi leurs femmes, sans quoi ils devaient se séparer d’elles et ne point les connaître, s’ils ne voulaient pas tomber en péché. (…)

Le capitaine prit alors entre ses mains la main du prince et celle du roi de Massana, et dit que par la foi qu’il avait en Dieu, par la fidélité qu’il devait à l’empereur son seigneur, et par l’habit même qu’il portait [probablement que c’était la soubre-veste de l’ordre de Saint-Jacques, dont il était commandeur. (NdT)], il établissait et promettait une paix perpétuelle entre le roi d’Espagne et le roi de Zubu. Les deux ambassadeurs firent la même promesse. »

in Antoine Pigafetta (XVIe siècle), Premier voyage autour du monde, sur l’escadre de Magellan, trad. H. Jansen, Paris, Jansen, 1800-1, p. 93- 7
sur http ://gallica.bnf.fr/

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La religion chrétienne et les insulaires

« Le capitaine, qui avait commandé au roi et aux autres nouveaux chrétiens de brûler leurs idoles, ce qu’ils avaient tous promis de faire ; voyant que non seulement ils les gardaient encore, mais qu’ils leur faisaient des sacrifices de viandes, selon leur ancien usage, s’en plaignit hautement et les réprimanda. Ils ne cherchèrent point à nier le fait ; mais crurent s’excuser en disant que ce n’était pas pour eux-mêmes qu’ils faisaient ces sacrifices ; mais pour un malade, auquel ils espéraient que les idoles rendraient la santé. Ce malade était le frère du prince, qu’on regardait comme l’homme le plus sage et le plus vaillant de l’île ; et sa maladie était montée au point qu’il avait déjà perdu la parole depuis quatre jours.

Le capitaine ayant entendu ce rapport, et animé d’un saint zèle, dit, que s’ils avaient une véritable foi en Jésus-Christ, ils eussent à brûler sur-le-champ toutes leurs idoles, et à faire baptiser le malade, qui se trouverait guéri. Il ajouta qu’il était si convaincu de ce qu’il disait, qu’il consentait à perdre la tête si ce qu’il promettait n’arrivait pas sur-le-champ. Le roi promit de souscrire à tout. Nous fîmes alors, avec toute la pompe possible, une procession de la place où nous étions à la maison du malade, que nous trouvâmes effectivement dans un fort triste état, de manière même qu’il ne pouvait ni parler ni se mouvoir. Nous le baptisâmes avec deux de ses femmes et dix filles. Le capitaine lui demanda aussitôt après le baptême comment il se trouvait, et il répondit soudainement que, grâce à notre Seigneur, il se portait bien. Nous fûmes tous témoins oculaires de ce miracle. Le capitaine surtout en rendit grâces à Dieu. Il donna au prince une boisson rafraîchissante, et continua de lui en envoyer tous les jours jusqu’à ce qu’il se fut entièrement rétabli. Il lui fit remettre en même temps un matelas, des draps, une couverture de laine jaune, et un oreiller.

Au cinquième jour le malade se trouva parfaitement guéri et se leva. Son premier soin fut de faire brûler en présence du roi et de tout le peuple une idole pour laquelle on avait une grande vénération, et que quelques vieilles femmes gardaient soigneusement dans sa maison. Il fit aussi abattre plusieurs temples placés sur le bord de la mer, où le peuple s’assemblait pour manger la viande consacrée aux idoles. Tous les habitants applaudirent à ces faits, et se proposèrent d’aller détruire toutes les idoles, celles mêmes qui servaient dans la maison du roi, criant en même temps : vive la Castille, en l’honneur du roi d’Espagne. »

in in Antoine Pigafetta (XVIe siècle), Premier voyage autour du monde, sur l’escadre de Magellan, trad. H. Jansen, Paris, Jansen, 1800-1, p. 110-12
sur http ://gallica.bnf.fr/

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Relative faiblesse de ses moyens portugais en Inde

lettre écrite par Afonso de Albuquerque en 1513 au roi Dom Manuel Ier. L’expéditeur de la lettre est devenu vice-roi en 1509.

« Vous négligez l’Inde, et c’est pourtant la plus grande chose qu’aucuns princes chrétiens ait jamais entrepris de conquérir, à la fois pour le service de Dieu et pour sa propre gloire, et aussi pour gagner toutes les richesses du monde. Pourtant vous laissez cette œuvre à la merci de quelques navires vermoulus et de 1500 hommes, dont la moitié est inefficace… Je n’en dirai pas plus, Sire, sinon que j’ai peur que vous ne vouliez pas faire progresser cette entreprise sous mon mandat à cause de mes pêchés, les anciens et les nouveaux… Mais ce n’est pas seulement à cause de mes pêchés, c’est aussi l’affaire de votre conscience… Donnez-nous des gens, des armes et des forteresses ou laissez-nous dormir portes ouvertes à la garde de ces chiens. »

in Goa 1510-1685 L’Inde portugaise, apostolique et commerciale, dirigé par Michel Chandeigne, édition Autrement, Paris, 1997, page 24

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Jacques Cartier au Canada

« Ces îles sont de meilleure terre que nous eussions oncques vue en sorte qu’un champ qui d’icelle vaut plus que toute la Terre Neuve , nous la trouvâmes pleine de grands arbres, de prairies, de campagnes pleines de froment sauvage et de pois qui étaient fleuris aussi , épais et beaux comme l’on eut pu voir en Bretagne qui semblaient avoir été semés par des laboureurs, l’on y voyait aussi grande quantité de raisin ayant la fleur blanche dessus, des fraises roses incarnates, persil et d’autres herbes de bonne et forte odeur.

(…) Le lendemain, partie de ces sauvages [déjà rencontrés la veille] vinrent avec neuf de leurs barques à la pointe et entrée du lieu d’où nos navires (1) étaient partis. Et étant avertis de leur venue, allâmes avec nos barques à la pointe où ils étaient mais si tôt qu’il nous virent ils se mirent en fuite, faisant signe qu’ils étaient venus pour trafiquer (2) avec nous, montrant des peaux de peu de valeur dont ils se vêtent – semblablement nous leurs faisions signe que ne leur voulions point de mal et en signe de ce, deux des nôtres descendirent en terre pour aller vers eux et leur porter couteaux et autres ferrements (3) avec un chapeau rouge pour porter à leur capitaine.

Quoi voyant, descendirent aussi a terre, portant de ces peaux, dansant toujours et faisant plusieurs cérémonies, et, entre autres, ils se jetaient de l’eau de mer sur leur tête avec les mains, si bien qu’ils nous donnèrent tout ce qu’ils avaient, ne retenant rien, de sorte qu’il leur fallait s’en retourner tout nus et nous firent signe qu’ils retourneraient le lendemain et qu’ils apporteraient d’autres peaux.»

extrait du Discours du voyage fait par le capitaine Jacques Cartier en la Terre Neuve du Canada dite Nouvelle France en l’an 1534 (Michelaud, 1865).

repris dans P. Bonnoure, Ch. Fourniau, L. Laurent, L. Le Nahelec, S. Piétri et R. Soret, Documents d’histoire vivante de l’antiquité à nos jours, XIVème, XVème, et XVIème siècles. Leipzig (République Démocratique Allemande), éditions sociales, 1971

Notes :
1) Dans un autre passage, Cartier précise que chacun d’eux était de 60 tonneaux avec 61 hommes.
2) La majorité des récits français, espagnols, etc. montrent que, le plus souvent, les Indiens accueillirent très cordialement les nouveaux venus.
3) Les Indiens ne connaissaient pas le fer. L’introduction du fer allait entraîner de profonds bouleversements, rendant notamment les guerres beaucoup plus meurtrières.

Difficulté de recruter un équipage

Cartier prépare son 3e et dernier voyage ; les Bretons craignent que le roi n’impose un monopole sur la pêche à la morue dans la région de Terre-Neuve et ne lui facilitent pas la tâche.

« François (1), par la grâce de Dieu (…)
Notre cher et bien aimé Jacques Cartier, capitaine général et maître pilote de tous les navires et autres vaisseaux de mer que nous voulons envoyer [vers] les terres du Canada Hochelaga, jusques en Saguenay, faisant un des bouts de l’Asie du côté du Nord (2) nous a fait dire et remontrer que pour l’expédition de ladite entreprise, lui est besoin et nécessaire recouvrer grand nombre de pilotes, mariniers et autres maîtres dûment expérimentés au fait de navigation pour la conduite desdits navires à laquelle fin il a voulu convenir et accorder avec plusieurs experts dudit état de marine, lesquels ont été par aucun de nos sujets tant de la ville de Saint-Malo que autres villes ports et havres du duché de Bretagne, pernicieusement et malicieusement divertis [= détournés] et dissuadés au moyen [de quoi] ledit voyage en danger desdits grands retards est différé contre notre vouloir et intention (…) [Le roi ordonne alors que cesse cette opposition.] »

Lettres patentes du Roi (1540) (repris dans le même ouvrage).

Notes
1) François Ier, roi de France.
2) Pendant la majeure partie du XVIe on restera persuadés que l’Amérique était reliée à l’Asie par le Nord, étant donné que l’on n’avait pas trouvé un passage de l’Atlantique au Pacifique correspondant au détroit de Magellan.

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Un jugement de Montaigne

« Notre monde vient d’en trouver un autre (et qui peut affirmer que c’est le dernier, puisque les démons, les sibylles* et nous-mêmes avons ignoré celui-ci jusqu’à aujourd’hui ?), aussi grand rempli et fourni que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c : il n’y a pas cinquante ans, il ne connaissait ni les lettres, ni les poids, ni les mesures, ni les vêtements, ni les blés, ni les vignes […]

J’ai bien peur que nous ayons fort hâté son déclin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui ayons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’était un monde enfant; et pourtant nous ne l’avons pas dompté et soumis à notre discipline par notre valeur et notre force naturelle, nous ne l’avons pas séduit par notre justice ou notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu’ils ne nous devaient rien en clarté d’esprit naturelle et en pertinence […]

Ce qui les a vaincus, ce sont les ruses et les boniments avec lesquels les conquérants les ont trompés, et le juste étonnement qu’apportait à ces nations-là l’arrivée inattendue de gens barbus, étrangers par la langue, la religion, l’apparence et la manière d’être, venus d’un endroit du monde si éloigné, et où ils n’avaient jamais imaginé qu’il eût quelque habitation, montés sur de grands monstres inconnus, alors qu’eux-mêmes n’avaient jamais vu de cheval ni d’autre bête dressée à porter un homme; protégés par une peau luisante et dure, et une arme tranchante et resplendissante, alors que les Indiens, pour voir jouer une lueur sur un miroir ou la lame d’un couteau étaient prêts à donner des trésors en or et en perles (…) et qu’ils n’avaient eux-mêmes d’autres armes que des arcs, des pierres, des bâtons et des boucliers de bois: ces peuples furent surpris, sous couleur d’amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir des choses étrangères et inconnues. Sans cette disparité, les conquérants n’auraient eu aucune chance de victoire(…)

Nous nous sommes servis de leur ignorance et de leur inexpérience pour les mener à la trahison, à la luxure, à la cupidité et à la cruauté, sur le modèle de nos moeurs, Les facilités du négoce étaient-elles à ce prix? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions d’hommes passés au fil de l’épée, la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée, pour faire le trafic des perles et du poivre: méprisables victoires (…) ».

D’après Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre VI, (écrit entre 1585 et 1588).

*Sibylle : Dans l’antiquité : femme a qui l’on attribuait la connaissance de l’avenir et le don de prédire. Devineresse.

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La définition du sauvage selon Montaigne

« Je trouve qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage, comme de vray il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est toujours la parfaicte religion, la parfaicte police, perfect et accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice et detournez de l’ordre commun, que nous devrions appeller plutost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vrayes et plus utiles et naturelles vertus et proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu. »

1. Mire : critère. 2. Usances : usages. 3. Police : régime politique

Montaigne, Essais (1,3 1), « Des cannibales », après l580