Les symboles fédérateurs sont la base de tout régime politique. En 1879, la Marseillaise est adoptée comme hymne national. C’est sur cette idée et dans le prolongement de cette première initiative que le 6 juin 1880, le député de Paris, classé (très) à gauche, Benjamin Raspail [1823-1899] dépose une proposition de loi soutenue par plus de 60 députés tendant à faire du 14 juillet la fête nationale.
L’idée ne va alors pas de soi, une partie de la droite se dresse vent debout contre cette proposition jugée scandaleuse. En effet, de quel 14 juillet s’agit-il ? Celui de 1789 ou de 1790 ? La loi finit par trancher sobrement, rapidement et sûrement … La proposition est déposée le 21 mai 1880, débattue et votée le 8 juin à la chambre des députés et promulguée le 6 juillet 1880 pour une première célébration quelques jours plus tard.
Les extraits choisis ici ne comprennent pas les débats du Sénat du 28 juin qui ont été intenses et sur lesquels nous reviendrons dans une prochaine publication.
Extrait n° 1 : le dépôt de la proposition par Raspail, 21 mai 1880
Benjamin Raspail. J’ai l’honneur de déposer sur le bureau de la Chambre deux propositions signées d’un grand nombre de nos collègues. Voici la première : « La République adopte comme jour de fête nationale annuelle la date du 14 juillet. » (Très-bien ! et applaudissements sur divers bancs à gauche. ) La seconde a pour objet de supprimer le chapitre métropolitain des chapelains de Sainte Geneviève et de rendre le Panthéon à la destination qui lui fut donnée par l’Assemblée nationale en 1791. (Marques d’assentiment sur plusieurs bancs à gauche. – Rumeurs à droite.)
M. Dugué de la Fauconnerie. À quand le rétablissement de la garde nationale ?
M. le président. Ces propositions de loi seront imprimées, distribuées et renvoyées à la commission d’initiative parlementaire.
Annales du Sénat et de la Chambre des députés, Chambre des députés, Paris, Impr. et libr. du Journal officiel, A. Wittersheim & cie, séance du 21 mai 1880, page 297
Extrait n°2 : extrait du débat et vote à la Chambre des députés, 8 juin 1880
M. Achard. J’ai l’honneur de déposer sur le bureau de la Chambre un rapport de la 20e commission d’initiative sur la proposition de loi présentée par M. Raspail et un grand nombre de ses collègues, demandant la consécration du 14 juillet comme fête nationale. (Exclamations ironiques à droite.)
Voix nombreuses à gauche. Lisez ! lisez !
M. le président. On demande la lecture du rapport. Je consulte la Chambre. (La Chambre, consultée, ordonne la lecture du rapport)
M. Achard, rapporteur, lisant. Messieurs, M. Benjamin Raspail et un grand nombre de ses collègues ont saisi la Chambre de la proposition de loi suivante :
« Article unique. — La République adopte la date du 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle »
À l’unanimité, votre 20e commission d’initiative parlementaire, qui m’a fait l’honneur de me nommer son rapporteur, a décidé qu’il y avait lieu de prendre en considération cette proposition de loi. (Interruptions à droite.)
Nous avons à vous faire connaître les motifs de sa décision.
L’organisation d’une série de fêtes nationales rappelant au peuple des souvenirs qui se lient à l’institution politique existante, est une nécessité que tous les Gouvernements ont reconnue et mise en pratique.
Seule notre République, dont les destinées ont été trop longtemps confiées à des hommes hostiles à son principe et qui n’osaient affronter le contact des masses populaires, a été privée de toute solennité la consacrant d’une manière éclatante. Les élus du suffrage universel avaient le devoir de faire cesser cet état de choses, qui aurait fait de la République une sorte d’anonymat timide, une simple abstraction gouvernementale. (Très-bien ! à gauche.)
C’eût été, au surplus, méconnaître à la fois les instincts populaires et les besoins sociaux, que de négliger l’institution de fêtes civiques rappelant aux contemporains les fastes de leur histoire et les vertus héroïques de leurs pères. (Applaudissements à gauche. — Rires ironiques à droite.)
M de La Rochefoucauld duc de Bisaccia Ils étaient cent mille contre deux cents !
M. le rapporteur. N’est-ce pas un sentiment élevé, impérieux, que celui qui pousse les citoyens d’une République aux manifestations collectives, par lesquelles leur esprit se retrempe, se raffermit, où les cœurs fraternisent où chacun, oubliant la lutte douloureuse pour l’existence, se fond dans un milieu irrésistible de solidarité patriotique ? (Bruit.)
M. Cuneo d’Ornano. On n’entend rien ! Attendez le silence !
M. le rapporteur. Les grands, les glorieux anniversaires ne manquent pas dans notre histoire. Celui qui vous est désigné est mémorable à un double titre ; il rappelle en effet la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, et la grande fête de la Fédération qui fut célébrée le 14 juillet 1790 – La prise de la Bastille, qui fut le glorieux prélude, le premier acte de la Révolution, a mis fin – un illustre historien l’a dit avec autorité — au monde ancien, et, en ouvrant les portes de la rénovation sociale, a inauguré le monde nouveau, celui dont nous voyons l’aurore, celui qui s’édifie lentement, mais sûrement, le monde de la justice et de l’humanité, de l’égalité des droits et des devoirs.
La fête de la Fédération a fait la France moderne.
En mettant en contact sympathique des populations jusqu’alors étrangères les unes aux autres, de races, d’origines différentes, distinctes par les mœurs, par le langage, par les lois ; en les groupant dans une grande manifestation pacifique, en leur apprenant en un mot à se connaître et à s’aimer, la fête de la Fédération a fondé, sur des bases indestructibles, l’unité de la patrie. (Très bien ! très bien ! à gauche.)
Le peuple, du reste, n’a jamais hésité sur la signification de la date du 14 juillet, qu’il a toujours célébrée de préférence à toute autre ; sa fête à lui, parce qu’elle était la fête de la Liberté et de la Patrie.
C’est donc, en quelque sorte, la consécration légale d’une fête populaire que vous demandent les auteurs de la proposition dont nous venons de vous entretenir. Votre commission d’initiative ne doute pas, messieurs, que vous ne la preniez en considération. (Applaudissements à gauche.)
M. Brierre. Vous avez oublié la demande d’amnistie pour ce jour-là ! […]
La parole est à M. Naquet.
M. Alfred Naquet. Messieurs, la question qui vient d’être posée à cette tribune par le rapport que vous venez d’entendre est de celles sur lesquelles aucune discussion n’est nécessaire. Notre opinion est certainement faite à tous sur ce point. Il importe, d’ailleurs, si nous voulons que la fête puisse avoir lieu au jour dit, que nous votions rapidement la proposition, afin que le Sénat puisse la voter à à son tour. Je demande donc à la Chambre :
1° De déclarer l’urgence de la proposition qui lui est soumise ;
2° En vertu de l’article 71 du règlement, ainsi conçu « Si l’urgence est déclarée, ]a Chambre prononce le renvoi soit à une commission déjà formée, soit aux bureaux ; elle peut même, par décision spéciale, statuer immédiatement. Je demande à la Chambre de statuer immédiatement. (Applaudissements.)
M. le ministre de l’intérieur et des cultes. Le Gouvernement se joint à la commission pour demander la déclaration d’urgence. (Très-bien ! très-bien ! à gauche.)
M. de La Rochefoucauld duc de Bisaccia. Je m’y oppose énergiquement!
M. le président. M. de La Rochefoucauld s’y oppose énergiquement. (Rires à gauche. – Rumeurs à droite. — Bruit.)
Je n’ai fait que répéter l’expression même dont s’est servi M. de La Rochefoucauld.
(L’urgence, mise aux voix, est déclarée.)
M. de La Rochefoucauld duc de Bisaccia. Je demande la parole. (Exclamations à gauche).
M. le président. Je ferai observer à M. de La Rochefoucauld qu’il résulte de l’article 7 que, l’urgence étant déclarée, la Chambre peut être consultée sur la question spéciale de la discussion immédiate. Si c’est sur cette question que M. de La Rochefoucauld désire avoir la parole, je la lui donne.
M. de La Rochefoucauld duc de Bisaccia, Non, monsieur le président, c’est sur le fond même de la proposition.
M. le président. Alors, je consulte la Chambre sur la question de savoir si elle entend passer à la discussion immédiate de cette proposition.
(La Chambre, consultée, décide qu’elle passe à la discussion immédiate.)
M. le président. La commission conclut à l’adoption de la proposition de M. Benjamin Raspail.
Cette proposition de loi est ainsi conçue :
« Article unique. — La République adopte la date du 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle.»
M. de La Rochefoucauld duc de Bisaccia. Messieurs, je viens m’opposer énergiquement à la proposition qui vous est faite. Je serai très bref, parce que je sais que vous n’aimez pas qu’on soit long. (Rumeurs à gauche.) Vous me le prouvez dans ce moment même, messieurs.
Plusieurs membres à gauche. Parlez ! parlez !
M. de La Rochefoucauld duc de Bisaccia. Je rappellerai, messieurs, une parole de M. Thiers, qui a dit que la République tombe forcément dans l’imbécilité ou dans le sang. (Exclamations au centre et à gauche.) Messieurs, cette parole, vous allez la ratifier en prenant pour fête un jour de sang. Cette date que vous choisissez pour établir la fête de la paix, cette date que M. le rapporteur a déclaré glorieuse, quelle est-elle en fait ? Quatre-vingts malheureux invalides ont été égorgés par une population en fureur ! Voilà la vérité. (Rumeurs à gauche.)
Plusieurs membres à droite. L’histoire est là pour le prouver.
M. de La Rochefoucauld duc de Bisaccia. Mettez la République sous une pareille invocation si vous le voulez ; quant à nous, nous nous contenterons de protester et de regarder avec dédain vos fêtes. (Applaudissements à droite — Exclamations et rires à gauche.)
M. le rapporteur. Je demande la parole.
Plusieurs membres à gauche. Non ! non ! ne répondez pas.
M. le président. Je consulte la Chambre sur les conclusions de la commission (La Chambre, consultée, adopte les conclusions de la commission.)
M. le président. Par conséquent, l’article unique de la proposition de loi est adopté.
Annales du Sénat et de la Chambre des députés, Chambre des députés, Paris, Impr. et libr. du Journal officiel, A. Wittersheim & cie, séance du mardi 8 juin 1880, extraits pages 237-239