L’ambiguïté de la position sociale des professeurs avant 1940

« En province tout au moins, les milieux des professions libérales et des cadres supérieurs du secteur privé et de l’administration fréquentaient très peu les enseignants du secondaire, à l’exception du proviseur et du censeur qui, seuls, étaient considérés comme appartenant à la même classe. Le surveillant général était considéré comme une sorte d’adjudant, un mal nécessaire.

De leur côté, les enseignants ne fréquentaient guère les commerçants et les classes moyennes, avec qui ils n’avaient aucune affinité intellectuelle. La rivalité et le mépris du secondaire pour le primaire faisaient que les professeurs ne fréquentaient pas les instituteurs.

Les commerçants avaient souvent des sentiments ambigus vis-à-vis des professeurs de lycée à qui ils confiaient leurs enfants. Il y avait une part de complexe à l’égard de gens qui avaient fait des études et un peu de mépris parce que, malgré ces études, ils n’étaient pas devenus riches, comme par exemple les médecins et les pharmaciens…

L’absence de considération était particulièrement grande pour les enseignants n’ayant que des certificats de licence ou même une licence. Le fait d’avoir été élève à l’École normale supérieure ne disait pas grand chose. On ne savait pratiquement rien de cet établissement où on entrait par un concours difficile et dont on sortait sans aucun diplôme. Il y avait aussi le nom d’École normale qui, spécialement chez le commerçant, avait une odeur de primaire… Par contre, l’agrégation donnait droit à une réelle considération dont il ne faut pas exagérer l’importance […]»

Souvenirs de M. Abadie-Maumert, dans Pierre Guiral, Guy Thuillier, La vie quotidienne des professeurs de 1870 à 1940, Paris, Hachette, 1982, p. 46-47.

 


Georges Pompidou professeur de lettres (seconde moitié des années 1930)

« […] Les classes de seconde et de troisième sont des classes où on ne bachote pas, où l’on peut, avec un peu d’art, éveiller assez librement les curiosités et les intérêts. Pompidou avait gagné ses élèves en leur lisant les Copains de Jules Romains. Pour lui, comme pour eux, le pire des enseignements était l’enseignement ennuyeux.

Pourtant Pompidou n’avait rien d’un professeur démagogue. La sévérité allait de pair chez lui avec la bonne grâce souriante. Robert Gardeil, qui fut l’élève de Pompidou avant de le retrouver à l’Assemblée nationale, nous confiait que, lors de leurs retrouvailles au Palais-Bourbon, il lui avait rappelé qu’il avait été envoyé par lui devant le conseil de discipline pour avoir joué en classe à la bataille navale […]

Pompidou préparait-il ses cours ? Un professeur de lettres, normalien, agrégé, sait par vocation et par formation, plus de latin et de grec que ses élèves ; il possède une culture littéraire que ceux-ci peuvent au mieux soupçonner. Pompidou faisait honnêtement sa tâche, mais sa tâche ne l’absorbait pas, ne l’inquiétait pas, ne le dévorait pas. Il corrigeait les copies, mais ne s’attardait pas à la notation. Fallait-il enlever trois quarts de points pour un faux sens et un point et demi pour un contresens ? Ce n’était pas son style […]»

Pierre Guiral, « Georges Pompidou, professeur à Marseille » in Éric Roussel, Georges Pompidou, Paris, Jean-Claude Lattès, 1994, rééd. Perrin, coll. « Tempus », 2004, p. 633.

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Dans l’Étrange défaite, témoignage écrit en 1940, publié après sa mort dans la Résistance en 1944, l’historien Marc Bloch analyse l’état de la France au seuil de la Seconde Guerre mondiale. Il décrit ici la crise de la bourgeoisie française dans les années 1930 et donne du bourgeois français une définition particulièrement évocatrice. Par contraste aussi, et plus rapidement, il évoque le monde ouvrier.

« J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieure aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif.

Or la bourgeoisie, ainsi entendue, avait, dans la France d’avant guerre, cessé d’être heureuse. Les révolutions économiques, qu’on attribuait à la dernière catastrophe mondiale et qui n’en venaient pas toutes, sapaient la quiète stabilité des fortunes. Jadis ressource presque unique de beaucoup de familles, ultime espoir de tant d’autres, qui en étaient encore aux premières pentes du succès, la rente fondait entre des mains étonnées. La résistance du salariat faisait bloc contre toute pression sur les rémunérations ouvrières, amenuisant, à chaque crise, le profit patronal, avec les dividendes. L’expansion de l’industrie, dans les pays neufs, et les progrès de leur autarcie vouaient à une anémie croissante les capitalismes européens et français.

[…] Contraint à payer de sa personne, chaque jour plus durement, le bourgeois crut s’apercevoir que les masses populaires, dont le labeur était la source profonde de ses gains, travaillaient au contraire moins que par le passé – ce qui était vrai -et même moins que lui-même : ce qui n’était peut-être pas aussi exact, en tout cas tenait un compte insuffisant des différentes nuances de la fatigue humaine. On le vit s’indigner que le manoeuvre trouvât le loisir d’aller au cinéma, tout comme le patron ! L’esprit des classes ouvrières, que leur longue insécurité avait accoutumées à vivre sans beaucoup de souci du lendemain, heurtait son respect inné de l’épargne. Dans ces foules au poing levé, exigeantes, un peu hargneuses et dont la violence traduisait une grande candeur, les plus charitables gémissaient de chercher désormais en vain le« bon pauvre» déférent des romans de Mme de Ségur. »

Extrait de Marc Bloch, L’Étrange défaite, 1940.

La société française dans les années 1930
1921, Ecole centrale [Paris, rue Montgolfier, 3e arrondissement, étudiants dans un amphithéâtre] : [photographie de presse] / [Agence Rol]