Le retour du conflit israélo-palestinien nous fait oublier qu’en Europe, la guerre en Ukraine continue. Michel Foucher a aimablement accepté de devenir une autre de nos signatures pour un texte d’actualité sur ce conflit à la fois si proche et si loin.

C’est l’occasion d’évoquer la question sous l’angle des frontières, thème majeur du programme d’HGGSP en Première, avec une double entrée : l’enjeu de l’émancipation nationale pour les Ukrainiens et l’enjeu de la construction européenne. Le texte permet également de poursuivre la réflexion entamée sur les puissances internationales (thème 2), avec le jalon dédié au renouvellement de la puissance russe depuis Vladimir Poutine.

L’auteur

Michel Foucher est géographe et diplomate. Il a été ambassadeur de France en Lettonie (2002-2006). Derniers ouvrages parus : Arpenter le monde, mémoires d’un géographe politique (Robert Laffont, 2021), Ukraine Russie, la carte mentale du duel, Tract n°39, Gallimard, mai 2022 (5° édition avec une préface inédite, novembre 2023) ; Ukraine, une guerre coloniale en Europe, L’Aube, septembre 2022. Voir également ses publications sur le site du Grand Continent (ENS Paris).


Le texte de Michel Foucher

L’agression militaire et informationnelle de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022, est la suite logique de l’annexion de la Crimée en 2014 et de l’occupation des parties orientales des deux oblasts du Donbass. Cet acte de guerre procède, entre autres facteurs, de l’incapacité des élites russes à comprendre et à endosser les raisons internes de l’effondrement de 1991, bien vite attribué, pour l’usage interne, à une conspiration occidentale, responsable de tous les maux de la terre.

Le discours du Kremlin pour justifier son « opération militaire spéciale » en Ukraine a d’ailleurs varié : au début, il s’agissait de « dénazifier » l’Ukraine, le terme de « nazi » servant à disqualifier tout aspirant à la liberté et à la souveraineté nationale ; désormais, et ce sera l’un des thèmes centraux de la prochaine élection présidentielle de 2024 en Russie, la guerre est présentée comme un conflit avec les Etats-Unis et « l’Occident collectif » ; les Ukrainiens ne seraient que les « marionnettistes d’un maître situé outre-mer » (sic), discours de guerre froide destiné au public russe. Le droit des Ukrainiens à une existence propre et la réalité de leur sentiment national est une fois de plus dénié.

Cette agression a surpris tous ceux qui ne prenaient pas les déclarations récurrentes du Kremlin au sérieux, alors que les Polonais, les Baltes et les Finlandais, frontaliers de la Fédération de Russie et instruits par l’histoire, étaient sur leur garde. Mais ils n’étaient écoutés ni à Berlin et ni à Paris. Pourtant, le président russe s’était, dès son accès au pouvoir suprême, en 2000, donné comme double objectif de rétablir le statut international de la Russie et de reconstruire la Grande Russie, comme il l’a confié en 2002 au président polonais Alexandre Kwasniewski. L’ambition néo-impériale était affichée, laquelle ne pouvait être atteinte que par la soumission de l’Ukraine, dont Poutine disait à Georges Bush, en 2004, que ce n’était même pas un pays, thèse confirmée par son texte de juillet 2021 sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens.

Face à ce révisionnisme, les Ukrainiens avaient approfondi leur conscience nationale, selon une trajectoire multiséculaire en Europe, celle de l’affirmation nationale face aux empires et aux États-nations rivaux : une nation certaine de ses valeurs et un État s’efforçant de se mettre aux normes européennes. L’entrée dans le processus formel d’adhésion à l’Union européenne, actée sous conditions (état de droit, séparation des pouvoirs, lutte contre la corruption), au Conseil européen des 14-15 décembre 2023, après l’avis favorable de la Commission européenne (8 novembre 2023), offre une raison supplémentaire de résister à l’agression et fait de la guerre en Ukraine un enjeu européen collectif. C’est la première fois que la construction européenne se réalise dans un tel contexte. Aux hésitants et aux sceptiques, suggérons-leur de réfléchir aux conséquences désastreuses, pour les Ukrainiens et pour nous, d’une victoire du Kremlin.

La tragédie ukrainienne a pour effet paradoxal de clarifier définitivement, à moyen terme et dans la douleur, la question des limites finales de l’Europe démocratique. Longtemps, ce sujet difficile des limites extérieures de l’Europe de l’Union a été laissé de côté, car il n’était pas consensuel. Mais elles envelopperont un ensemble beaucoup plus hétérogène et donc divisible car vulnérable, dans plusieurs pays, à des influences extérieures. C’est à ce moment de clarification que le grand allié américain est, pour des raisons de politique intérieure et de priorités extérieures, structurellement moins engagé dans les affaires européennes (Ukraine exceptée, pour l’instant), comme s’il en venait à considérer que sa mission de réorganisation de l’Europe démocratique, incarnée par le Plan Marshall, était en voie d’achèvement.

Et à l’Est, la Russie poutinienne est et restera durablement agressive, à moins d’un véritable changement de régime, qui ne peut provenir que d’une défaite militaire comme l’histoire de ce pays nous l’enseigne. Dans l’immédiat, la contre-offensive ukrainienne progresse, plus lente qu’espéré, car elle se heurte à une triple ligne de défense russe – 5 mines par mètre carré – entre le Dniepr et le littoral de la mer d’Azov, l’objectif ukrainien étant de couper le corridor entre la Donbass et la péninsule de Crimée et de sécuriser les voies maritimes d’exportation de céréales. Et les dirigeants ukrainiens sont, eux, très soucieux de ne pas sacrifier leurs troupes sur les lignes de front. Le soutien européen, politique, économique et militaire, reste donc crucial. Le temps d’une négociation n’est pas venu, qui, vue de Moscou, ne serait qu’une reddition. Et les historiens savent bien qu’il est bien rare qu’un conflit se termine autour d’une table de négociation, contrairement à la doxa.

Michel Foucher, pour les Clionautes, le 13 novembre 2023