La fin de l’Histoire

« En guise d’introduction

Le présent ouvrage a pour origine un article intitulé « la fin de l’Histoire ? », publié dans la revue The National Interest pendant l’été 1989. Dans cet article, j’avançais l’idée suivante : un consensus assez remarquable semblait apparu ces dernières années concernant la démocratie libérale comme système de gouvernement, puisqu’elle avait triomphé des idéologies rivales – monarchie héréditaire, fascisme et, tout récemment, communisme. Je suggérais en outre que la démocratie libérale pourrait bien constituer le « point final de l’évolution idéologique de l’humanité » et la « forme finale de tout gouvernement humain », donc être en tant que telle la « fin de l’Histoire ». Alors que les anciennes formes de gouvernement étaient caractérisées par de graves défauts et des irrationalités qui finissaient par entraîner leur effondrement, on pouvait prétendre que la démocratie libérale était exempte de ces contradictions fondamentales. Non que les démocraties stables aujourd’hui – comme la France, les Etats-Unis ou la Suisse – ne connussent ni injustices ni graves problèmes sociaux ; mais ces problèmes venaient d’une réalisation incomplète des deux principes de liberté et d’égalité, fondements mêmes de toute démocratie moderne, plutôt que de ces principes eux-mêmes. Certains pays modernes pouvaient bien échouer dans l’établissement d’une démocratie libérale et d’autres retomber dans des formes plus primitives de gouvernement comme la théocratie ou la dictature militaire, l’idéal de la démocratie libérale ne pouvait pas être amélioré sur le plan des principes.

L’article original suscita une masse extraordinaire de commentaires et de controverses, d’abord aux Etats-Unis, puis dans toute une série de pays aussi différents que l’Angleterre, la France, l’Italie, l’Union soviétique, le Brésil, l’Afrique du Sud, le Japon et la Corée du Sud. Les critiques prirent toutes les formes possibles, certaines d’entre elles reposant sur une mauvaise compréhension de mes intentions premières, d’autres s’attaquant de manière plus pénétrante au cœur même de ma position. Nombre de gens furent induits en erreur de prime abord par mon utilisation du mot « histoire » : prenant ce mot au sens conventionnel d’événements qui arrivent, certains relevaient la chute du mur de Berlin, le massacre de la place Tien An Men ou l’invasion du Koweït par l’Irak comme témoignages que « l’histoire continuait » et que j’étais ipso facto dans l’erreur.

Pourtant, ce dont je suggérais la fin n’était évidemment pas l’histoire comme succession d’événements, mais l’Histoire, c’est-à-dire un processus simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte l’expérience de tous les peuples en même temps. Cette acception de l’histoire est très proche de celle du grand philosophe allemand G.W.F. Hegel. Karl Marx en a fait une partie de notre environnement intellectuel familier, en empruntant précisément à Hegel un concept qui est maintenant implicite lorsque l’on emploie des mots comme « primitif » ou « avancé », « traditionnel » ou « moderne », en se référant à différents types de société humaine. Pour ces deux penseurs, il existait un développement cohérent des sociétés humaines, depuis les organisations tribales fondées sur l’esclavage et la polyculture, jusqu’à la démocratie libérale moderne et au capitalisme gouverné par la technologie, en passant par diverses sortes de théocraties, monarchies et autres aristocraties de type féodal. Ce processus évolutif n’était ni aléatoire ni inintelligible, même s’il ne fonctionnait pas toujours en ligne droite, et même si l’on pouvait se demander si l’homme était plus heureux ou meilleur du fait des conséquences de ce « progrès » historique.

Hegel aussi bien que Marx croyaient que l’évolution des sociétés humaines n’était pas infinie, mais s’achèverait le jour où l’humanité aurait mis au point une forme de société qui satisferait ses besoins les plus profonds et les plus fondamentaux. Les deux penseurs avaient ainsi établi une « fin de l’Histoire » : pour Hegel, c’était l’Etat libéral ; pour Marx, la société communiste. Cela ne signifiait pas que le cycle naturel de la naissance, de la vie et de la mort allait s’arrêter, que des événements importants allaient cesser de se produire ou que les journaux pour les raconter allaient cesser de paraître. Cela signifiait, en revanche, qu’il n’y aurait plus de progrès possible dans le développement des institutions fondamentales et des principes sous-jacents, parce que toutes les grandes questions auraient été résolues.

Le présent ouvrage n’est pas une répétition de mon article originel, ni une tentative pour prolonger le débat avec les nombreux critiques et commentateurs de cet article. C’est encore moins un compte rendu de la fin de la « guerre froide » ou tel autre de ces sujets à la mode dans la politique extérieure contemporaine. Même s’il se nourrit des récents événements mondiaux, son sujet revient sur une question très ancienne : est-il raisonnable pour nous, en cette fin de XXe siècle, de continuer à parler d’une histoire de l’humanité cohérente et orientée, qui finira par conduire la plus grande partie de l’humanité vers la démocratie libérale ? La réponse à laquelle j’arrive est positive, pour deux séries de raisons : la première est d’ordre économique et l’autre est liée à ce que l’on pourrait appeler la « lutte pour la reconnaissance ».

A l’évidence, il ne suffit pas d’en appeler à l’autorité de Hegel, de Marx ou de l’un de leurs successeurs actuel pour fonder la validité d’une histoire orientée. Depuis un siècle et demi qu’ils ont écrit, leur héritage intellectuel a été en butte à des assauts constants et universels. Les penseurs les plus profonds du XXe siècle ont directement attaqué l’idée que l’histoire est un processus cohérent ou même intelligible ; ils ont même refusé la possibilité que tout aspect de la vie humaine soit philosophiquement intelligible. Nous autres Occidentaux sommes devenus totalement pessimistes à l’égard de la possibilité d’un progrès d’ensemble dans les institutions démocratiques. Ce pessimisme profond n’est pas un accident, il est né des événements politiques réellement terribles de la première moitié du XXe siècle : deux guerres mondiales épouvantablement destructrices, l’essor des idéologies totalitaires et le détournement de la science contre l’homme sous la forme de l’énergie nucléaire et de la destruction de l’environnement. Les expériences vécues par les victimes de la violence politique – depuis les survivants du nazisme et du stalinisme jusqu’aux rescapés des massacres de Pol Pot – nient bien évidemment toute idée de progrès historique. De fait, nous nous attendons tellement à ce que le futur nous apporte des nouvelles catastrophiques à propos de la santé et de la sécurité des politiques démocratiques que nous avons parfois du mal à reconnaître les bonnes nouvelles lorsqu’elles arrivent.

Et pourtant, la bonne nouvelle est arrivée. L’évolution la plus remarquable de ce dernier quart du XXe siècle aura été la révélation de l’immense faiblesse inhérente aux dictatures mondiales apparemment si fortes, qu’elles soient le fait de la « droite » militaire et autoritaire ou de la « gauche » communiste et totalitaire. De l’Amérique latine à l’Europe orientale et de l’Union soviétique au Moyen-Orient et à l’Asie, bien des gouvernements « forts » se sont effondrés durant ces deux dernières décennies. Même s’ils n’ont pas toujours ouvert la voie à des démocraties libérales stables, « la » démocratie libérale reste la seule aspiration politique cohérente qui relie différentes régions et cultures tout autour de la terre. En outre, les principes économiques du libéralisme – le « marché libre » – se sont répandus et ont réussi à produire des niveaux sans précédent de prospérité matérielle, aussi bien dans les pays industriellement développés que dans ceux qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, faisaient partie du tiers monde appauvri. Une révolution libérale dans la pensée économique a toujours accompagné – parfois avant, parfois après – l’évolution vers la liberté politique dans le monde entier. (…)»

Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, Paris, 1992, pp.11-14.

La fin de l’Histoire ?

« En 1989, l’Histoire s’accélère. A l’Est, les dictatures bureaucratiques s’écroulent les unes après les autres. Sous l’impact de mouvements de masse dans certains cas, mais, le plus souvent, par des décisions de ceux qui dirigent, comme si le système était exsangue.

Depuis, à Bucarest, une grue déboulonne une statue de Lénine. A Moscou, une queue se forme aux portes du MacDonald’s. Au cœur et à la marge de la bourrasque néo-capitaliste, à Saint-Pétersbourg, anciennement Léningrad, des mendiants quêtent leur survie dans l’indifférence générale. A Sarajevo, la purification ethnique ponctue, au son des canons et des mitraillettes, les victoires de l’économie de marché et de la « démocratie » libérale. Ce sont des élus, anciens dirigeants « communistes » recyclés, qui, au sein des parlements, mènent le jeu guerrier. A Varsovie et à Prague, les ministres de l’Economie prennent des mesures qui font rougir de plaisir les Margaret Thatcher et Ronald Reagan du monde « libre ».

Morceau par morceau, on a vendu l’abominable mur de Berlin. L’ouverture ainsi créée a permis une réunification politique, un véritable Anschluss, une annexion, où les pires fantômes du passé resurgissent en force. Portée par ses succès électoraux, la bête immonde de l’extrême droite néo-nazie terrorise et assassine au nom du « droit du sang ». Pendant ce temps, le parlement allemand légifère, restreint le droit d’asile, donnant ainsi raison aux mobilisations de cette peste brune. Wolf Biermann, poète et chanteur dissident, expulsé de l’ex-RDA en 1976, à cause de son opposition de gauche au régime bureaucratique, portait, sur la réunification allemande, le diagnostic suivant : « le recommencement vers le futur a laissé place à une annexion vers le passé ».

La mémoire historique est non seulement meurtrie, elle est annihilée. Les crimes de Staline sont devenus ceux de Marx, tandis que la monstruosité nazie est banalisée par une frange croissante de la population et des « élites » de l’Europe de l’Ouest.

Partout, – et l’Allemagne n’est qu’un cas parmi d’autres – la fin de l’économie nationalisée se conjugue avec la montée d’un nationalisme exacerbé. Pas seulement à l’Est. La Grèce, profitant du chaos, réclame la Macédoine « yougoslave » et une partie de l’Albanie. En Europe de l’Ouest, l’extrême droite, chantre d’un nationalisme exacerbé et d’un « droit du sang » ravageur, atteint une moyenne de dix pour cent dans un bon nombre de pays. Avec ses vingt-cinq pour cent ou plus des voix, cette extrême droite fasciste et populiste risque de prendre le pouvoir dans plusieurs grandes villes, notamment Marseille, Milan et Anvers. Le Canada n’échappe pas à la montée mondiale de la bête immonde. Des partis populistes, clairement anti-francophones, conservateurs extrêmes et nationalistes orangistes, ont le vent dans les voiles et reçoivent une couverture médiatique banale comme s’ils étaient des partis comme les autres. La Confederation of Regions constitue déjà l’opposition officielle au Nouveau-Brunswick tandis que le Reform Party, selon certains sondages, risque d’obtenir la balance du pouvoir à Ottawa.

Les Etats du capitalisme triomphant se coalisent pour broyer l’ancien allié, désormais trop turbulent et considéré incontrôlable, l’Irak. Les invasions de Grenade et de Panama, le blocus renforcé de Cuba, le ravage de l’Irak et l’intervention soi-disant humanitaire en Somalie ne présagent pas de jours meilleurs pour l’humanité « en miettes », atomisée et désabusée. La fin de la guerre froide avec la disparition du bloc de l’Est « communiste » n’a vraisemblablement pas permis la paix mondiale, bien au contraire. Les foyers de guerre se multiplient et l’impérialisme occidental, manipulé et dirigé par des Etats-Unis déclinants, utilisant à fond d’une de ses institutions, l’ONU, fait régner la terreur dans le Tiers-Monde. Le « nouvel ordre mondial » s’impose !

La fin du « socialisme » en Yougoslavie a été marquée par le début d’une guerre « ethnique », par le choc des nationalités. Certaines régions de l’ex-URSS, notamment le Caucase, ont connu le même processus. Le nationalisme – analysé par les marxistes comme idéologie bourgeoise – fait donc des ravages et devient l’instrument par lequel les dirigeants bureaucratiques « retournés » légitimes leur maintien au pouvoir.

Partout, le passage d’une économie planifiée bureaucratiquement à l’économie de marché signifie, pour la majorité de la population, un accroissement de la misère et de la pauvreté et, pour une minorité, souvent très liée au pouvoir en place, une accumulation de richesses. Cette mafia, future bourgeoisie autochtone, fais son nid comme historiquement la bourgeoisie l’a fait, par le vol et la rapine. En 1992, certains osèrent fêter le tricentenaire de la conquête des Amériques, où, par le génocide des populations amérindiennes et par la mise en esclavage des Africains, l’accumulation primitive de capital permit le décollage du capitalisme occidental. (…)

En 1989, l’Histoire s’accélère.

A partir de l’Est, un grand bouleversement pour l’humanité est à l’œuvre. Des millions d’hommes et de femmes se soulèvent pour en finir avec l’oppression bureaucratique, ses pénuries de biens de consommation et son totalitarisme politique. Leur mouvement d’émancipation, porteur de tous les espoirs, s’effiloche dans une restauration du capitalisme et dans la mise en place d’une démocratie parlementaire où le nationalisme et l’austérité économique dominent. Ailleurs, et pour la majorité des pays de l’Est, dans l’allégresse générale, d’anciens dirigeants « communistes » mettent fin au « communisme » honni et s’élisent héros de l’économie de marchée et de la démocratie libérale. Les anciens bureaucrates se convertissent à une vitesse folle en nouvelle bourgeoisie. Le chômage apparaît, les droits des femmes régressent, la pauvreté augmente mais les magasins sont pleins, l’inflation galope, les solidarités sociales s’estompent et les nouveaux riches pavanent. Bref, « le meilleur des mondes possibles » s’impose au détriment de toute alternative pour laquelle, depuis plus d’un siècle, lutte le mouvement ouvrier organisé.

Est-ce la fin de l’utopie ? Est-ce la fin du projet d’un monde meilleur où seraient bannies exploitation et oppression ? Est-ce la victoire définitive du capitalisme et la fin du projet socialiste ?

Avec l’effondrement des régimes de l’Est, le capitalisme atteint son apothéose. Son horizon semble désormais indépassable. Sans autre alternative, l’humanité connaîtrait une fin de l’Histoire où le règne de la démocratie libérale s’imposerait définitivement ! Puisque la démocratie n’a plus d’ennemis – le monstre totalitaire s’étant dissolu dans le marché –, plus rien ne devrait arrêter sa marche triomphale… Sauf que l’extrême droite est en montée partout dans l’Occident « civilisé », sauf que des dictatures capitalistes continuent de régner en force dans de très nombreux pays du Tiers Monde, sauf que, selon Amnistie Internationale, depuis la fin de la guerre froide, les droits humains régressent dans le monde, sauf que les intégrismes religieux s’imposent dans de nombreux pays, sauf que les nationalismes s’exacerbent… Cette victoire est grosse de dangers pour l’humanité. (…)

Hier, des soviétologues annonçaient le déferlement prochain des chars russes sur l’Occident démocratique, miné par la subversion communiste. Ils appelaient au renforcement militaire de l’Occident et proposaient des interventions musclées là où des révolutions renversaient des dictatures capitalistes. Car, ces dictatures qualifiées d’autoritaires étaient considérées comme réformables, ce qui n’était pas les cas des dictatures totalitaires, « communistes ». Aujourd’hui encore, oubliant ce qu’ils avaient écrit précédemment, ces mêmes soviétologues, après avoir bazardé leurs visions apocalyptiques, expliquent savamment que l’écroulement du bloc de l’Est est dû à l’inadaptation foncière de sa structure socio-économique, ce qui le condamnait inéluctablement à la disparition !

Que le totalitarisme « communiste » soit impossible à renverser ou qu’il s’effondre lamentablement, dans un cas comme dans l’autre, pour ces soviétologues, des constantes restent : mal absolu, le communisme est dangereux pour l’humanité et le communisme et le stalinisme, c’est-à-dire les dictatures bureaucratiques, sont une seule et même essence. Comme un plus un égale deux, il leur semble évident que le marxisme, source historique du communisme, porte en lui tous les gènes dictatoriaux et est condamnable telle une mère qui a engendré un criminel. A ce rythme, les prisons, déjà débordées, ne suffiraient plus à la tâche.

Si c’est le cas, alors pourquoi le stalinisme a-t-il exterminé massivement les révolutionnaires communistes ? Non seulement dans ce qui fut l’URSS, mais aussi dans le monde ? Pourquoi Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Radek et Trotsky ont-ils été assassinés ? Pourquoi des centaines de milliers de militants obscurs ont-ils été passés au fil de l’épée dans les goulags sibériens ? La vague de terreur de masse qui s’est abattue sur la société soviétique, en premier lieu sur ces révolutionnaires, acteurs de la révolution d’Octobre, n’est-elle pas précisément le signe, comme le furent, lors de la révolution française, les événements de Thermidor survenus en 1793, que la révolution subissait une défaite et que la contre-révolution triomphait ?

(…)

Tout comme il n’y a pas de lien entre Platon et César, Rousseau et Bonaparte, entre Marx et Staline existe un fossé infranchissable. Le marxisme n’est pas le précurseur du stalinisme. La confusion des deux termes est pourtant bien utile. Elle permet de déconsidérer des théories de libération collective, en premier lieu le marxisme. Se féliciter de la désagrégation actuelle des projets de libération collective dont le marxisme est l’une des expressions, l’assimiler aux dictatures staliniennes, ne laisse pour seul idéal que l’individu prédateur dont l’hymne est « chacun pour soi », la société n’étant plus qu’une jungle où tous s’opposent à tous.

(…)

Pourtant, les événements qui ont bouleversé l’Europe de l’Est, et par ricochet le monde entier, ouvrent une ère nouvelle. L’ennemi « communiste » disparu, un nouvel ordre mondial se met en place. Le mouvement ouvrier lui-même connaît de profondes transformations. Les partis « communistes » staliniens, antidémocratiques, s’effondrent à leur tour. Dans la gauche, une série de réorientations s’opère. Et les auteurs du présent recueil, des philosophes, des écrivains, des économistes et des sociologues, participent pleinement aux discussions et aux réflexions qu’impliquent de tels événements. (…)

L’Histoire n’est pas finie, un nouveau chapitre vient de s’ouvrir et ses potentialités sont immenses Un des spectres qui hante l’humanité vient, peut-être, d’être enfin exorcisé. »

Richard Poulin, La fin de l’Histoire ?, Yens s/Morges, Cabédita, 1996, pp.6-13.