[Georges Clemenceau] : [1881?] : [photographie positive]
Un jugement lapidaire de Tocqueville

« La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. »

Extrait de Alexis De Tocqueville, Rapport sur l’Algérie, 1847
cité dans Benjamin Stora, « Histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1954 », Paris, édition La Découverte, 1994, p. 28

Les adversaires de l’expansion outre-mer critique les thèses impérialistes au nom d’autres conceptions de la morale et du nationalisme. Ce courant, puissant en France lors des premières actions coloniales de Jules Ferry, puisqu’il arrive à mettre son gouvernement en minorité (1885), se situe aux deux pôles extrêmes de la vie politique, chez les radicaux et à l’extrême-droite.

« Je l’ai dit et je le répète : avant d’aller planter le drapeau français là où il n’est jamais allé, il fallait le replanter d’abord là où il flottait jadis, là où nous l’avons tous vu de nos propres yeux. »

Paul Déroulède, Discours du Trocadéro, 26 octobre 1884.

« Les races supérieurs ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation.
Races supérieures ! Races supérieures ! (1) C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! …
Je ne veux pas juger au fond la thèse qui a été apportée ici et qui n’est autre chose que la proclamation de la puissance de la force sur le Droit. L’histoire de France depuis la Révolution est une vivante protestation contre cette inique prétention. C’est le génie même de la race française que d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. »

Georges Clemenceau, Discours à la Chambre, 30 juillet 1885.

1) Il y a 2 versions qui circulent pour ce passage du discours de Clemenceau :

« Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit. »

cité ainsi par Charles-Robert Ageron, L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, PUF, « dossier clio », 1973, p. 59

et

« Races supérieures ! Races supérieures ! C’est bientôt dit. » (donc avec une répétition des termes)

cité chez Gilles Manceron, 1885 : le tournant colonial de la République, éd. La Découverte, 2007 qui précise qu’il reprend les mots publiés à l’époque dans le Journal Officiel, p. 25-26 Idem chez Raoul Girardet, L’idée coloniale en france de 1871 à 1962, Poche-Pluriel, 1979, p. 92 Je privilégie cette version citée par Manceron qui donne une référence au Journal Officiel de l’époque.

Les socialistes rejettent également les idées colonialistes. La Seconde Internationale condamne le colonialisme.

« Nous la réprouvons, parce qu’elle gaspille des richesses et des forces qui devraient être dès maintenant appliquées à l’amélioration du sort du peuple; nous la réprouvons, parce qu’elle est la conséquence la plus déplorable du régime capitaliste, qui resserre sur place la consommation en ne rémunérant pas tout le travail des travailleurs, et qui est obligé de se créer au loin, par la conquête et la violence, des débouchés nouveaux; nous la réprouvons, enfin, parce que, dans toutes les expéditions coloniales, l’injustice capitaliste se complique et s’aggrave d’une exceptionnelle corruption : tous les instincts de déprédation et de rapines, déchaînés au loin par la certitude de l’impunité, et amplifiés par les puissances nouvelles de la spéculation, s’y développent à l’aise; et la férocité sournoise de l’humanité primitive y est merveilleusement mise en oeuvre par les plus ingénieux mécanismes de l’engin capitaliste. »

Jean Jaures, « Les compétitions coloniales » in La Petite République, 17 mai 1896.

L’impérialisme financier peut engendrer un appauvrissement de la métropole. Les capitaux placés à l’étranger retirent aux Etats prêteurs des moyens financiers pour développer leur propre puissance : au contraire, ils favorisent l’essor d’activités concurrentes. L’impérialisme financier risque d’être une cause de sous-investissement national et, par conséquent, de vieillissement de l’appareil de production. Il est indirectement à l’origine de la mise en place ou du renforcement du protectionnisme. C’est alors le début d’un cercle vicieux dramatique : le déclin relatif du Royaume-Uni au début du XXe siècle est certainement à mettre en relation avec l’hémorragie des capitaux qu’il a acceptée. L’exportation des capitaux touche à l’absurde lorsque l’Etat bénéficiaire des placements utilise les sommes collectées pour acheter auprès des tiers et rivaux. Le commerce allemand en a tiré grand profit : La Russie et la Turquie utilisent l’épargne française pour acheter du matériel allemand.

« Le fait le plus colossal en France depuis vingt ans, est certainement celui dont personne n’a parlé,… que notre Parlement n’a pas discuté,… cette effrayante exportation de capitaux français envoyés… par milliards pour secourir des Etats besogneux, pour développer la richesse de pays concurrents, tandis que, par un absurde non-sens, notre propre commerce, notre propre industrie, privé de moyens d’action, restaient stagnants. Cette émigration des capitaux français à l’étranger, cause principale de notre décadence économique, s’est poursuivie sous la direction de trois ou quatre sociétés de crédit, pendant que le gouvernement, la Chambre, le Sénat, les journaux s’absorbaient dans des questions de politique pure. »

Lysis, Contre l’oligarchie financière en France, in La Revue, 1 février 1907

Les libéraux contre la colonisation

En 1885, l’économiste Charles Gide résume les objections des libéraux l’égard des colonies :

« Au point de vue financier, la fondation des colonies ne peut donc être une bonne affaire : elle sera une opération toujours coûteuse, souvent ruineuse, surtout si l’on considère que l’époque à laquelle la colonie atteint sa maturité et termine la période improductive de son existence est justement celle où elle songe à se séparer de la métropole »

« À quoi servent les colonies »,in Revue de Géographie, 15 octobre 1885,

cité par Charles-Albert Ageron, L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, Puf, « dossier clio », 1973, p. 46

Témoignages de la brutalité de la domination coloniale

 » Au Congo, les impôts se paient en nature. Dans la plupart des districts, les chefs doivent fournir à date fixe un certain nombre de kilogrammes de caoutchouc qu’ils font recueillir par leurs esclaves ou plus généralement par des femmes dans les forêts. Quand ces chefs sont en retard, ce qui leur arrive le plus souvent, car ils ne seraient pas des nègres s’ils avaient la notion du temps, on prend toutes les femmes du village et on les consigne dans le fort le plus voisin, jusqu’à ce que la quantité de caoutchouc réclamée soit au complet. Alors on rend les prisonnières à leurs époux, en en gardant seulement quelques unes des plus jeunes, à titre d’amende. Et ce sont celles-là qu’on donne aux soldats (…) »

extrait de M. de Mandat-Grancey, « Impression d’un touriste au Congo », 1900.

« M. le Gouverneur,

Comme nous tous vous êtes au courant de la mortalité effrayante qui frappe les prestataires (1) employés à la construction de la route de Tananarive-Tamatave : elle a atteint dans ces derniers mois une proportion si grande qu’on peut prévoir qu’à brève échéance, la population même la plus valide des hauts plateaux sera tellement réduite que les colons ne pourront bientôt plus rien entreprendre, tant au point de vue du commerce que de l’agriculture et de l’industrie, dans ces régions où ils ont cependant le plus de chance de réussir.

La question commence à se poser sérieusement de savoir s’il n’est pas préférable de ne pas avoir de routes, mais de conserver une population valide susceptible de mettre Madagascar en valeur, plutôt que de créer de belles pistes carrossables au prix de tant d’existences humaines sacrifiées, dans un pays où la population, si peu dense au moment de la conquête, s’éclaircit tous les jours davantage. Les indigènes sont d’ailleurs tellement las et exténués par des corvées et des travaux incessants, qu’ils déclarent aujourd’hui hautement préférer la mort à toute occupation autre que celle de la culture de leurs champs. (…)

C’est donc avec une fréquence vraiment inquiétante que se multiplient ces actes d’arbitraire dont chaque jour, colons et Malgaches ont à se plaindre. L’indigène est arrêté, emprisonné pendant des mois sans jugement, sans interrogatoire ; et cela avec d’autant moins de ménagements que le détenu est toujours utilisé comme main d’oeuvre économique. »

Pétition de 51 colons français au Gouverneur général de Madagascar, le 13 janvier 1900.

(1) Prestataires : indigènes soumis au travail forcé attribués par le gouvernement aux colons français.