Caricature antisémite. Le Monde Moderne, 1898.—>
« Les Juifs abondaient, dans le quartier. Nous les dépistions comme des limiers, ces «youpins », petits, râblés, le teint olivâtre, vêtus de longs par-dessus, de longs pantalons fatigués et de chapeaux mous cabossés, tirant sur le vert. A deux, à trois, ils s’en allaient et parlaient en yiddish, en « youpin », disions-nous, s’arrêtant quelquefois pour discuter avec des gestes. Tailleurs, biffins [chiffonniers], ils logeaient en des tanières empestées, à la porte desquelles nous allions chanter et hurler. Il semble que le peuple ait gardé du moyen âge une hostilité vague, à l’égard de cette race. Il y en avait un, tailleur, passage de la Goutte-d’Or, à qui nous faisions la vie impossible. Nous allions chanter à l’entrée de son corridor notre refrain de guerre :
Et on chassera tous les youpins,
Hop hi you hi! Hop hi you hi!
Et nous les canasserons
A grands coups de bâtons!
Il sortait, nous lançait des potées d’eau sale, trépignait de fureur au milieu du passage. C’était un homme pâle, les pupilles sombres dans des sclérotiques brunes, les cheveux gras et noirs, le type levantin fortement accusé. Il tendait des pièges à rats, quelquefois, le soir. Et, ces jours-là, nous le laissions tranquille, intéressés. Les rats sortaient des égouts, à cette heure. On les voyait courir d’une bouche à l’autre, avec de brusques zigzags et de courts arrêts. Au matin, le lendemain, nous visitions les cages en partant au travail. Deux, trois, quatre rats se battaient dans chacune. Ils étaient là ; énormes, poilus, la fourrure trempée et collée, la queue souple, vivante et nue comme un serpent, et le museau féroce, avec de fortes canines. Ils saisissaient les barreaux de leurs pattes roses pareilles à des mains. Ils mordaient le fer, bondissaient, roulaient sur le pavé avec rage. Le youpin arrivait, un vieux tisonnier au poing. Il les piquait à travers le grillage, les transperçait. Ils avaient un cri affreux, que j’ai gardé dans les oreilles, aigu – quelque chose comme « Khyaaah » … Et ils mordaient l’arme avec fureur et mouraient… Je m’en allais, drôlement remuée de les avoir vus mourir. Le youpin, lui, ouvrait les cages et prenait les cadavres, pour toucher les primes. »
Source : M. van der Meersch, La fille pauvre, t.1 : le péché du monde, Albin Michel, Paris, 1955 (1931), 3, IV, p. 219-220. Roman écrit dans les années trente. L’auteur ne raconte pas sa propre enfance, mais celle d’une petite fille à Paris pendant la Première Guerre, qui a treize ou quatorze ans en 1918 et travaille en usine.