Depuis la Monarchie de Juillet, le concert de casseroles est un mode de protestation populaire, une manière spectaculaire de se faire entendre ou de contester le pouvoir politique. Au Chili, les concerts de casseroles, les « cacerolazos », furent organisés par la droite comme manifestation de l’opposition au gouvernement de Salvador Allende, à partir de décembre 1971. Ils ont été suffisamment visibles pour marquer la mémoire collective et faire l’objet de travaux universitaires.
Le premier extrait est issu d’un ouvrage d’histoire écrit pas une historienne américaine, spécialiste de l’Amérique latine, Margaret Power. « La mujer de derecha. El poder feminino y la lucha contra Allende », publié au Chili en 2008, accorde une place de choix à la marche des casseroles vides.
La première a lieu le 1er décembre 1971 à Santiago, au cœur de la capitale chilienne. Elle se déroule 15 mois après l’élection de salvador Allende et la victoire de l’Unité Populaire et surtout pendant la longue visite officielle de Fidel Castro au Chili (du 10 novembre au 4 décembre 1971!), visite qui eut le don d’irriter et d’inquiéter la droite chilienne.
L’originalité de ce « cacerolazo » est qu’il se présente comme une initiative de femmes chiliennes, apolitiques mais préoccupées par l’évolution du pays sous Allende. Si l’organisation et le succès de la marche sont effectivement dues pour l’essentiel à la mobilisation des femmes des beaux quartiers de Santiago, l’événement est tout sauf apolitique ! Il a reçu le soutien explicite des principaux partis et mouvements de l’opposition, le Parti National, le Parti Radical, le Parti Démocrate-chrétien et le mouvement nationaliste d’extrême droite Patria y Libertad. L’information annonçant la manifestation est amplement relayée par la presse de droite, en premier lieu par « el Mercurio », le principal quotidien du Chili.
L’autre originalité est la signification que revêt ici l’usage de casseroles pour exprimer son mécontentement. La casserole vide renvoie ici au rôle traditionnel de la femme, avant tout mère nourricière chargée de pourvoir et de veiller à la bonne alimentation de sa maisonnée. Il s’agit donc ici de pointer du doigt les problèmes de ravitaillement et les pénuries alimentaires causées par la politique d’Allende ; alors qu’en décembre 1971, même si certains produits peuvent parfois manquer dans les magasins, la question du ravitaillement est encore mineure à cette date et ce ne sont certainement pas les femmes qui manifestent qui en souffrent le plus au Chili. Les hommes « des jeunesses des partis d’opposition et de « Patria y Libertad » les accompagnaient à des fins de protection », selon une vision traditionnelle de la société où les femmes sont avant tout les gardiennes du foyer et les garantes de l’ordre intérieur tandis que les hommes sont chargés de les protéger. Un ordre traditionnel que la politique d’Allende serait en train de mettre en péril… Nous sommes bien ici à mille lieux de l’apolitisme !
La description de la manifestation illustre l’hyper-mobilisation de la société chilienne de cette époque et l’ampleur des passions et des clivages politiques et idéologiques générateurs de violences et d’affrontements.
La marche des casseroles vides fut un succès politique incontestable pour l’opposition à Allende, largement commentée par la presse de droite. Mais elle ne laissa pas non plus indifférents les partisans de l’Unité Populaire. Nous avons choisi pour l’illustrer une chanson de 1972 du groupe Quilapayún, intitulée « las ollitas » (les petites casseroles). Les année 60- 73 représentent en effet l’âge d’or de la chanson chilienne engagée (à gauche) avec les groupes Inti Illimani, Quilapayún et, bien évidemment, Victor Jara, la figure de proue de la « nueva canción chilena ».
La chanson, sur un rythme dansant, tourne en dérision et ironise sur les femmes des beaux quartiers, « vilaines, grosses et gourmandes » , qui ont acheté une casserole neuve pour taper dessus, alors que la grande est remplie de nourritures riches et variées.
Document 1 : la marche des casseroles vides vue par une historienne
Le 1er décembre 1971, des milliers de femmes chiliennes se rassemblèrent sur la place centrale Baquedano de Santiago dans la soirée d’une chaude journée ensoleillée. La manifestation était majoritairement composée de femmes, mais des militants des jeunesses des partis d’opposition et de « Patria y Libertad » les accompagnaient à des fins de protection. Avec leurs casseroles en main , brandissant drapeaux chiliens et banderoles, les femmes protestèrent contre le gouvernement de l’Unité Populaire : elles défilaient, dirent-elles, pour protester contre la longue visite de Fidel Castro au Chili, contre la violence et le sectarisme du gouvernement de l’UP, la politisation toujours plus accentuée au Chili et la pénurie alimentaire. En marchant, les femmes répétaient divers slogans :
« Allende, écoute, il y a beaucoup de femmes ! »
« Chili oui ! Cuba non ! »
«Il n’y a pas de viande, fume un Havane. »
« Dans la marmite, il n’y a pas un os et le gouvernement est blessé »
À mesure que la marche parcourait les rues principales, la violence éclata. Les rapports sur qui est à l’origine de la violence sont contradictoires : chaque camp a accusé l’autre. Les femmes qui ont participé à la marche disent que pendant qu’elles défilaient, de jeunes partisans du gouvernement UP les ont bombardées de briques et autres objets. La gauche soutient que la violence a commencé lorsque des hommes qui escortaient la marche ont attaqué des partisans de l’UP qui se moquaient de la manifestation. En tout cas, il y eut des accrochages mineurs tout le long de la route. Les ouvriers du bâtiment travaillant sur le nouveau bâtiment de la CNUCED sur l’Alameda lancèrent des briques depuis les échafaudages sur des femmes qui défilaient dans la rue. Mais la principale scène de violence se produisit sur la colline de Santa Lucía, près du centre de Santiago. Il y avait là des carabiniers avec l’ordre d’empêcher la manifestation de dépasser la colline et d’atteindre La Moneda. Lorsque les manifestants prétendirent se frayer un chemin sur Santa Lucía pour continuer vers le centre, les carabiniers leur lancèrent des gaz lacrymogènes et des jets d’eau. Les manifestants et les hommes qui les accompagnaient se sont heurtés aux partisans du gouvernement et aux carabiniers. Dans la bagarre qui a suivi, soixante hommes et trente-neuf femmes furent blessés. Parmi eux, il y en avait cinquante-quatre avec des blessures légères, trente-cinq avec des blessures modérées et dix avec des blessures graves.
À 21h00, la majeure partie de la manifestation s’était dispersée, bien que des groupes dispersés de manifestants aient parcouru le centre jusqu’à au moins 22h00. Auparavant, quelque 300 manifestants anti-Allende de la marche avaient envahi un bureau que le Parti Radical, membre de la coalition de l’Unité Populaire, avait dans le quartier. Ils défoncèrent la porte, détruisirent des meubles et brisèrent des vitres. D’autres hommes accompagnant la marche attaquèrent un bureau des Jeunesses communistes dans le centre.
Les protestations durèrent jusqu’aux premières heures du matin. À l’aube, des policiers tirèrent des gaz lacrymogènes sur un groupe de femmes et de jeunes qui, [ dans le quartier de] Providencia, tapaient sur des casseroles pour soutenir les manifestants. À la fin de la manifestation, il y avait 187 détenus, dont au moins 140 hommes.
Le 2 décembre, le gouvernement a déclaré Santiago zone d’urgence. […]
Margaret POWER, la femme de droite. Le pouvoir féminin et la lutte contre Salvador Allende, 1964-1973, Santiago, 2008. Extrait pages 177-179
Document 2 : » Las ollitas », chanson engagée du groupe Quilapayún
La droite a deux casseroles,
une petite et une grande.
La petite elle vient de se l’acheter,
elle ne s’en sert que pour taper.Cette vieille vilaine
grosse et gourmande
comme elle tape dessus
la grosse séditieuse.
Ecoute vieux crapaud,
cette casserole est neuve
Comme on ne l’entend pas
frappe la avec la main.La grande est remplie
avec du poulet et des frites, du rôti et du pot-au-feu.
Un abattoir clandestin le leur donne
On va leur porter de MelpillaLa droite a deux casseroles,
une petite et une grande.
La petite vient de lui être donnée par
un fils à papa de Patria y Libertad.Sergio Ortega, du groupe Quilapayún, 1972
Texte original : « las ollitas »
La derecha tiene dos ollitas
una chiquita, otra grandecita.
La chiquitita se la acaba de comprar,
esa la usa tan sólo pa’ golpear.Esa vieja fea
guatona golosa
como la golpea
gorda sediciosa.
Oye vieja sapa
esa olla es nueva
como no se escucha
dale con la mano.La grandecita la tiene muy llenita
con pollos y papitas, asado y cazuelita.
Un matadero clandestino se las da
de Melipilla se la mandan a dejar.La derecha tiene dos ollitas
una chiquita, otra grandecita.
La chiquitita se la acaba de entregar
un pijecito de Patria y Libertad.
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