À la fin du XIXème siècle, la question des retraites n’a trouvé qu’une réponse partielle, la vision libérale l’ayant emporté. En effet, seuls les fonctionnaires (loi du 8 juin 1853) et certains corps de métiers (cheminots, mineurs…) ont accès à une retraite et à une pension. De leur côté, les sociétés de secours mutuels proposent à leurs adhérents une cotisation spécifique pour leurs vieux jours, mais le système n’est pas obligatoire. Cependant,  la question d’une retraite pour tous, gérée et garantie par l’État, fait son chemin  et s’impose peu à peu,  pour deux raisons. D’une part, la question de l’indigence n’a toujours pas été résolue et la figure du vieillard mendiant demeure un problème social, intolérable humainement, et qu’il faut résoudre pour les républicains. D’autre part, sous la direction de Bismarck, l’Allemagne a développé un système d’assurances sociales convaincant qui fait réfléchir l’Europe ;  et la France ne peut l’ignorer.

La question des retraites est inscrite à l’agenda de la Troisième République, dès le début des années 1880. Une étape est franchie avec le vote de la loi du 9 avril 1905 en faveur des vieillards indigents, ces derniers bénéficiant de l’hospitalisation gratuite et d’une allocation mensuelle allant de 5 à 20 francs, selon les cas. En parallèle, un projet de caisse de retraite généralisée est déposé et débattu. Les débats, longs et techniques, aboutissent le 5 avril 1910, avec le vote de la loi instaurant les retraites ouvrières et paysannes.

Le député Henri Michel [1857-1930], ancien professeur au lycée d’Avignon élu député des Bouches du Rhône en mai 1898, intervient dans les débats. Ce radical-socialiste défend alors plusieurs principes et soulève de nombreuses questions techniques (toujours actuelles) concernant la question des prélèvements obligatoires. Dans les extraits choisis issus de la séance du mardi 14 novembre 1905, Henri Michel s’attarde sur quelques aspects spécifiques. Si on constate que d’un côté, il s’agit bien pour les républicains de lutter contre la misère et la mendicité, afin  d’apporter une réponse au problème, de l’autre les interventions démontrent toute la complexité à mettre en place un régime général égal pour tous. Aux yeux d’Henri Michel, le projet de loi déposé n’envisage pas ou très mal certains cas comme celui des femmes.


Extrait n° 1 : le prélèvement obligatoire au nom de l’égalité républicaine

Messieurs, quel est le but que se propose le législateur en faisant les retraites ouvrières et paysannes ? C’est d’assurer un minimum d’existence aux vieillards et aux invalides qui ne peuvent plus subvenir eux-mêmes à leurs propres besoins. Il ne s’agit évidemment pas de créer des rentes, ni même de donner une certaine aisance à ces vieillards et à ces infirmes ; il s’agit seulement de leur assurer le droit a la vie. Rien n’est plus triste en effet que de voir un vieillard arrivé au soir de la vie, à l’heure où il ne songe plus qu’à aller dormir son paisible et dernier sommeil, réduit à la triste nécessité ou de mourir de faim ou de tendre la main sur le bord du chemin. (Très bien ! très bien – à gauche.)

Deux systèmes s’offraient pour arriver à résoudre le problème des retraites : le système de la liberté et le système de l’obligation. Assurément le premier eût été préférable, mais nous avons tous entendu des orateurs nous citer ici des chiffres décisifs et concluants, qui établissent nettement que la prévoyance libre est incapable, par elle-même, de résoudre le problème de la retraite. Les sociétés de secours mutuels, malgré les avantages considérables que leur a faits la loi du 1er avril 1898, sont impuissantes à résoudre ce problème dans les conditions exigées par les lois mêmes de la vie. L’honorable M. Deschanel a, en effet, montré — et tous les mutualistes eux-mêmes en conviennent — que la pension de retraite telle qu’elle peut être fournie par les sociétés qui sont les mieux organisées ne dépasse guère 80 fr. ou 90 fr là où la prévoyance libre est en défaut, la prévoyance obligatoire ne réussirait-elle pas ? C’est ainsi qu’on en est venu insensiblement et par degrés à examiner le principe de l’obligation.
N’a-t-on pas appliqué ce principe déjà en matière d’enseignement ? On a protesté contre l’obligation de l’instruction. On violait, disait-on, la liberté du père de famille. Or, qui proteste encore aujourd’hui, qui méconnaît aujourd’hui les bienfaits de l’instruction, les services, rendus par la loi, et qui oserait proposer de revenir en arrière ? L’Etat a donc le droit d’imposer une obligation. Mais quand, à quel moment ? Lorsque de cette obligation doit résulter un plus grand bien et pour l’individu et pour la société.

L’ignorance est nuisible à l’individu, mais c’est aussi un fléau social. Il suffit de se rappeler le beau mot de nos pères de 1789, sur « le pain de l’intelligence qu’ils ne séparaient pas du pain du corps ». Mais la misère n’est-elle pas le pire des fléaux ? Est-il plus triste, en effet, de rencontrer un enfant qui ne sait ni lire ni écrire, qu’un vieillard qui meurt de faim et qui implore la charité publique ?

L’Etat a donc le droit d’imposer l’obligation de la prévoyance comme il a imposé l’obligation de l’instruction. Mais à quelles conditions a-t-il ce droit ? A la condition expresse, à mon sens, que cette obligation sera étendue absolument à tous. (Très bien ! très bien) ; sinon on viole le principe d’égalité qui est la base même de notre démocratie, sur laquelle repose, pourrait-on dire, l’édifice républicain tout entier. Si vous ne l’appliquez qu’à une catégorie de citoyens, vous ne ferez que des mécontents : mécontents, ceux auxquels vous aurez importé cette obligation en raison de la contrainte morale à laquelle vous les aurez assujettis ; mécontents ceux auxquels vous ne l’imposerez pas parce que vous les écartez ainsi du bénéfice de la retraite. […]

Mais si c’est, comme je l’ai dit au début, comme nul ne peut le contester, le droit à la vie que l’on a voulu consacrer, en quoi les ouvriers isolés, les ouvriers travaillant à la tâche ou en chambre, les domestiques attachés à la personne, les petits patrons, souvent plus malheureux que les ouvriers eux-mêmes. (Très bien ! très bien !), les grands patrons, ruinés par suite de revers de fortune (Très bien ! très bien), en quoi toutes ces catégories de citoyens sont-elles moins dignes de la sollicitude de la France républicaine ? (Applaudissements.)

Extraits pages 7 à 12

Extrait n° 2 : la question des retraites féminines

La condition que vous faites à la femme est peut être plus désavantageuse encore. A quatorze ou quinze ans, elle commence à travailler à l’usine ou à l’atelier. De ce jour, elle subit sur son salaire un prélèvement obligatoire de 2 %. Q’elle se marie, et votre loi va la condamner, ou bien à délaisser son intérieur — le pourra-t-elle longtemps en admettant même que le mari s’en accommode ? — pour continuer à vivre de la vie de l’usine ou de l’atelier, ou bien à renoncer à tout espoir de retraite sérieuse ; car elle aussi ne pourra aspirer à une pension majorée par l’Etat, que si elle justifie de trente années au moins de prélèvements sur son salaire. Or, elle n’aura le plus souvent, dans ce cas, versé que pendant dix, douze, quinze, vingt ans au maximum. Sans doute il lui reste les versements facultatifs. Mais nous avons vu ce qu’il faut penser de cette prétendue faculté. Le plus souvent, elle équivaudra à l’exclusion sinon totale, du moins partielle, de la retraite, et l’injustice de cette exclusion se doublera, pour elle comme pour l’ouvrier devenu patron et pour le patron devenu ouvrier, de la contrainte morale de verser, à laquelle vous les aurez assujettis pendant un certain nombre d’années, sans récompenser par la majoration, comme pour les autres ouvriers, le sacrifice et l’effort que votre loi leur aura imposés.
(Très bien ! très bien.)

Extrait page 25

Les retraites ouvrières et paysannes : discours et propositions de loi  de M. Henri Michel, député des Bouches du Rhône, Marseille, Imprimerie A. Ged, 1906, 184 pages