Les débuts de la Troisième République furent un moment-charnière de la démocratisation de l’enseignement en France avec les lois Jules Ferry de 1881-1882 sur l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque. Ce fut également un moment important pour l’enseignement des deux disciplines associées que sont l’histoire et la géographie.
Les deux extraits choisis datent de 1871 et témoignent de l’importance que Jules Simon, le ministre de l’instruction publique et des cultes, accorde alors à l’enseignement de l’histoire – géographie. Jules Simon a été nommé ministre dans le gouvernement provisoire de la Défense nationale le 5 septembre 1870 et il a occupé ce poste jusqu’en avril 1873. Docteur en philosophie, ce républicain opposé au Second Empire est un ardent défenseur de l’école gratuite et obligatoire, projet qu’il ne parvint pas, cependant, à faire aboutir sous son ministère.
Le premier extrait est l’introduction d’un rapport remis au ministre de l’instruction publique sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie, du primaire au supérieur. Ce rapport a été commandé par le ministre, sans doute dans les premiers mois de 1871, alors que la France était occupée par l’armée prussienne. Comme l’affirment les deux rapporteurs, il s’agit de « mettre ses malheurs à profit pour donner un nouvel essor à toutes les branches de l’Instruction publique » et cela témoigne chez Jules Simon d’une volonté de renouveau national qui doit passer par l’élévation générale du niveau d’instruction du peuple français, en particulier dans « les études géographiques ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que les deux rapporteurs n’ont pas ménagé leur peine pendant les 3 mois et demi de leur inspection et le tableau qu’ils brossent de l’état de l’enseignement de l’histoire-géographie et de ses besoins est assez remarquable. (Pour le consulter, cliquer Ici)
Le deuxième texte est un extrait d’un discours prononcé par le ministre Jules Simon devant les élèves de l’Ecole Normale Supérieure, le 27 décembre 1871. Il s’adresse à des jeunes gens qui ont fait l’expérience de la guerre contre les Prussiens, un an plus tôt. Cette partie du discours nous renseigne sur les raisons pour lesquelles le ministre accorde une grande importance à l’enseignement de la géographie. Elles sont, sans surprise, patriotiques : « Professeurs d’histoire et de géographie, ce sera à vous de faire en sorte qu’il n’en soit plus ainsi [que les Allemands connaissent mieux la géographie de la France que les Français] et que, si nous avons un jour à nous défendre encore, la France connaisse la France aussi bien que peuvent la connaître des étrangers. »
Nous n’en déduirons pas, cependant, que la géographie, cela ne sert qu’à faire la guerre …
Extrait n°1
RAPPORT GÉNÉRAL SUR L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE ET DE LA GÉOGRAPHIE ADRESSÉ À M. LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES CULTES PAR MM. E. LEVASSEUR, MEMBRE DE L’INSTITUT ET A. HIMLY, PROFESSEUR À LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS (3 septembre 1871)
A Monsieur le ministre de l’Instruction publique et des Cultes [Jules Simon]
Monsieur le Ministre,
Vous avez pensé que la France devait mettre ses malheurs à profit pour donner un nouvel essor à toutes les branches de l’Instruction publique. Particulièrement frappé de l’insuffisance des études géographiques, vous nous avez fait l’honneur de nous charger de l’inspection générale de l’enseignement historique et géographique, en nous demandant de constater l’état, présent des choses et de vous indiquer les réformes qu’il serait utile d’introduire dans ce double enseignement.
Nous avons accompli notre mission, autant du moins que nous le permettaient et le temps dont nous disposions et les circonstances malheureuses qui ont troublé le travail dans une grande partie des établissements d’Instruction publique.
Dans l’espace de cent quatre jours, nous avons parcouru, l’un 6,367 kilomètres, l’autre 5,403 kilomètres, et vu, soit ensemble, soit isolément, soixante-deux départements formant les douze académies de Rennes, de Poitiers, de Bordeaux, de Toulouse, de Montpellier, d’ Aix, de Grenoble, de Chambéry, de Lyon, de Clermont, de Dijon et de Besançon.
Dans l’enseignement supérieur, nous avons visité onze Facultés, deux écoles préparatoires à l’enseignement supérieur, et recueilli les avis des professeurs compétents.
Dans l’enseignement secondaire, nous avons inspecté l’école normale spéciale de Cluny et vu cinquante-trois lycées et vingt-sept collèges ; nous avons examiné la méthode et les résultats de l’enseignement de deux cent trente et un professeurs, dont cent quatre-vingt-six professeurs ou maîtres de lycées, et quarante-cinq professeurs de collèges ; nous avons interrogé les élèves de quatre cent soixante-cinq classes, dont trois cent quarante et un de lycées et cent vingt-quatre de collèges, classes d’humanités, de mathématiques ou de préparation aux écoles, classes de grammaire, classes d’enseignement spécial, classes élémentaires ou primaires.
Dans l’enseignement primaire, nous avons examiné cinquante-deux écoles normales primaires d’instituteurs, vingt-sept écoles normales ou cours normaux d’institutrices, quinze écoles professionnelles ou écoles primaires.
Nous avons eu l’honneur, dans le cours de notre inspection, de vous envoyer des rapports particuliers sur chacun des établissements, sur chacun des professeurs de lycées et sur quelques-uns des professeurs de collèges que nous venions d’inspecter ; et le nombre total des pièces que nous vous avons envoyées, y compris les notices individuelles et quelques pièces accessoires, a été de quatre cent cinquante-neuf.
Pour que l’enquête fût complète, il aurait fallu que nous pussions consulter toutes les Facultés, inspecter tous les lycées, tous les collèges de quelque importance, toutes les écoles normales et tous les cours normaux. Quelque diligence que nous ayons faite, il nous a été impossible d’accomplir la tâche entière.
Nous avons de bonne heure renoncé à nous rendre en Corse et en Algérie, parce que le voyage nous aurait coûté un trop grand nombre de jours. Nous avons renoncé à visiter les académies de Nancy, de Paris, de Douai et de Caen, parce que nous étions déjà à la fin de juillet, c’est-à-dire à une époque où les cours étaient pour la plupart terminés et où l’ordre régulier des classes était dérangé par les compositions de fin d’année, puis aussi parce que les départements qui les composent avaient presque tous subi l’invasion ennemie et que les études historiques y avaient, par suite, extrêmement souffert.
Dans presque tous les établissements d’Instruction publique, d’ailleurs, ces études ont été plus faibles cette année qu’elles ne le sont d’ordinaire : cours attardés ou interrompus, professeurs absents de leur classe, préoccupations étrangères. Dans une classe de lettres, le zèle du professeur et celui des élèves peuvent compenser de pareils désavantages ; dans une classe d’histoire, il reste une lacune qui ne saurait être comblée.
Le présent rapport comprend trois parties :
Enseignement supérieur ;
Enseignement secondaire ;
Enseignement primaire.
[…]
Extrait n°2
EXTRAIT DU DISCOURS DE JULES SIMON, MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES CULTES, LORS DE LA SÉANCE DE RENTRÉE DE L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE (27 décembre 1871)
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Parmi toutes les férocités du mal qui ont marqué cette néfaste année, vous avez eu, du moins, cette consolation de constater que les haines de races s’arrêtent désormais aux limites du champ de carnage et ne suivent plus jusqu’à leurs lits les blessés et les mourants. Vous avez vu, dans les ambulances, Français et Allemands recevoir, de part et d’autre, les mêmes soins fraternels, et la compassion répondre seule dès que la douleur était seule à parler. Racontez tout ce que vous avez vu en ce genre, Messieurs, pour que l’honneur de l’humanité surnage à travers toutes ses folies ; mais surtout, je vous en prie, ne vous épargnez pas à redire sans cesse, à tout venant, jusqu’à satiété, quelles leçons vous avez reçues, pendant cette année d’étranges études, sur ce qui manque à la France. Ne permettez pas qu’autour de vous personne oublie combien ces Allemands que vous avez eus à soigner étaient plus instruits que nous, soldats plus instruits que nos soldats, officiers plus instruits que nos officiers. C’était surtout la géographie, et surtout, hélas ! celle de notre propre pays, qu’ils savaient mieux et qu’ils nous enseignaient à nos dépens ! Ils auraient pu nous signaler nos coteaux et nos rivières, et nous marquer peut-être le terrain où l’avantage aurait été pour nous ! Professeurs d’histoire et de géographie, ce sera à vous de faire en sorte qu’il n’en soit plus ainsi et que, si nous avons un jour à nous défendre encore, la France connaisse la France aussi bien que peuvent la connaître des étrangers.
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Le Ministre de l’Instruction publique et des Cultes, Jules Simon, 27 décembre 1871