«Je fais un voyage dans le passé et je remonte aux sources de l’utopie, en 1940. Il n’y avait vraiment personne. Et on ne savait pas le prix qu’on allait payer […]
Ainsi de Vichy à Marseille, trois mois s’étaient passés à tâtons dans une lumière si crue qu’elle vous cachait les buts mieux qu’un brouillard, trois mois de contacts avec des deuxièmes ou cinquièmes bureaux, des services de renseignements qui jouaient sur tous les tableaux à condition qu’on restât entre initiés et que le peuple malsain dont le fantôme gardait le visage détesté de 1936 n’y fut pas mêlé […], contacts avec des banquiers qui voulaient bien miser là-dessus à condition qu’il y eut des garanties : un gradé, un évêque ou un ancien ministre… avec des demi-solde, brûlés et simplistes, qui voulaient continuer à se battre et voler un avion… avec des officiers supérieurs qui « voulaient bien » à condition que Pétain fut dans le coup… avec des désœuvrés, aventuriers, avocats sans causes, cinéastes sans cinéma, maçons menacés qui disparaissent au premier virage ou à la première bonne affaire en marge de leur position perdue.
Après trois mois j’avais trouvé cinq personnes désintéressées capables d’agir sans supputer les chances de tromper délibérément l’espoir plutôt que de se résigner à l’ignominie d’un conformisme profitable, cinq personnes sincèrement versées dans l’utopie et portés au désespoir raisonnable ou à l’espérance irraisonnée : un professeur de philosophie, un journaliste qui louchait, un fabriquant en literie, une amazone agrégée d’histoire (Lucie Aubrac) et un employé de métro… Ajoutez à cela Bertrande et Jean – la famille, cette part de famille dont la jeunesse refusait certain réalisme et subodorait l’escroquerie de certaines formes sociales et de certaines conventions – qui savaient prendre des trains, se faufiler et rester quinze heures debout.»
Extrait d’E. d’Astier de la Vigerie, Sept fois sept jours, UGE-10/18, 1961, 1963.