Extrait du premier roman d’Eça de Queiros, auteur par ailleurs très anticlérical, Le crime du padre Amaroqui parut en 1876. A la fin de l’œuvre, deux clercs dont le fameux Padre Amaro discute en se promenant dans Lisbonne.

« (…)
– Et qu’est-ce que vous me dîtes de ce qui se passe en France , Amaro ? s’écria tout à coup le chanoine.

– Une horreur, mon cher maître… L’archevêque, une ribambelle de prêtres fusillés :… Quelle farce !

– Une mauvaise farce, grogna le chanoine.

– Et par ici, dans notre coin, on dirait que ces idées-là commencent à se répandre, ajouta le P.Amaro.

Le chanoine l’avait entendu dire. Alors ils laissèrent éclater leur indignation contre cette bande de francs-maçons, de républicains, de socialistes qui veulent la destruction de tout ce qui est vénérable : le clergé, l’éducation religieuse, la famille, l’armée, le capital… Ah ! la société «était menacée par des monstres déchaînés ! Il fallait en revenir aux anciennes mesures de répression, au cul-de-basse-fosse, au gibet. Et, par dessus tout, inspirer aux hommes la foi et le respect du prêtre.

– Voilà le mal, dit Amaro, c’est qu’on ne nous respecte plus ! On ne fait que nous discréditer… On sape la révérence que le peuple avait pour le sacerdoce.

– On nous calomnie de façon infâme, dit le chanoine d’un ton pénétré.

[…]

C’était le comte de Ribamar. Avec bonhomie, il s’approcha des deux prêtres ; et Amaro, sans se couvrir et se redressant, lui présenta « son ami le chanoine Dias, de la cathédrale de Leiria ». Ils parlèrent un moment de la saison, qui était déjà chaude. Ensuite le P. Amaro fit allusion aux derniers télégrammes.

– Que dites-vous, monsieur le comte, de ce qui se passe en France ?

L’homme d’État agita les mains, et une ombre passa sur son visage consterné.

– Ne m’en parlez pas, monsieur le curé, ne m’en parlez pas… Voir une demi-douzaine de bandits détruire Paris… Mon Paris !… J’en suis malade, croyez-le.

Les deux prêtres prirent un air navré, en partageant la douleur de l’homme d’État.

Le chanoine demanda :

– D’après vous, monsieur le comte, quel va être le résultat de tout cela ?

Le comte de Ribamar, posément, avec des mots qui sortaient lentement de sa bouche, comme alourdis par le poids de sa pensée, lui répondit :

– Le résultat ?… Il n’est pas difficile de le prévoir. Quand on a une certaine expérience de l’Histoire et de la Politique, on peut le voir nettement, aussi nettement que je vous vois.

Les deux prêtres étaient suspendus aux lèvres prophétiques d’un membre du gouvernement.

– Une fois l’insurrection écrasée, poursuivit le comte en regardant droit devant lui et levant un doigt pour suivre et indiquer l’avenir de l’Histoire que perçait sa prunelle avec l’aide de ses lunettes d’or – une fois l’insurrection écrasée, d’ici trois mois nous aurons de nouveau l’Empire. Si vous, messieurs, aviez assisté comme moi à une réception aux Tuileries ou à l’Hôtel de Ville au temps de l’Empire, vous reconnaîtriez, comme moi, que la France est profondément impérialiste et uniquement impérialiste… Nous aurons donc encore Napoléon III, à moins qu’il n’abdique, et dans ce cas l’Impératrice exercerait la régence pendant la minorité du prince impérial…

À mon sens – et je l’ai déjà fait savoir – ce serait sans doute la solution la plus sage. Comme conséquence immédiate nous aurons, à Rome, le pape de nouveau en possession du pouvoir temporel… Bien que, à dire vrai – et je l’ai déjà fait savoir – je ne sois pas partisan d’une restauration papale. Mais je ne suis pas là pour vous dire ce que j’approuve ou désapprouve. Heureusement je ne suis pas le maître de l’Europe… Ce serait une charge trop lourde pour mon âge et pour mes infirmités. Je vous dis simplement ce que mon expérience de la Politique et de l’Histoire me montre comme certain… Où en étais-je… Ah ! l’Impératrice sur le trône de France, Pie IX sur celui de Rome, et voilà la démocratie anéantie entre ces deux forces sublimes, croyez-en un homme qui connaît son Europe et les éléments dont se compose la société moderne ; croyez bien qu’après cette expérience de la Commune on n’entendra plus parler ni de république, ni de question sociale, ni de peuple, d’ici les cent prochaines années.

– Que Notre-Seigneur vous entende, monsieur le comte, fit le chanoine avec onction.

Mais Amaro, ravi de se trouver là, sur une place de Lisbonne, en conversation intime avec un illustre homme d’État, lui posa encore une question qui reflétait son angoisse de conservateur toujours inquiet :

– Et pensez-vous que ces idées de république, de matérialisme, aient des chances de se propager parmi nous ?

Le comte se mit à rire ; et, en s’avançant entre les deux prêtres jusqu’aux grilles qui entourent la statue de Luis de Camôes, il leur disait :

– N’ayez aucune crainte. messieurs, n’ayez aucune crainte ! Il se peut qu’il y ait un ou deux exaltés pour se plaindre, pour raconter des bêtises sur la décadence du Portugal, pour prétendre que nous sommes dans le marasme, que nous sombrons dans l’abrutissement, et que nous n’en avons pas pour dix ans, etc., etc. Balivernes !…

Il s’appuyait presque à la grille du monument, et il s’exclama dans un élan de confiance :

– La vérité, messieurs, c’est que l’étranger nous envie… Et soit dit sans vous flatter, tant que dans ce pays il y aura des prêtres aussi respectables que vous l’êtes, le Portugal conservera avec dignité sa place en Europe ! Parce que la religion, messieurs, est la base de l’ordre !

– Sans aucun doute, monsieur le comte, sans aucun doute, répétèrent avec force les deux ecclésiastiques.

– D’ailleurs il n’y a qu’à regarder autour de vous !

Quelle paix, quelle animation, quelle prospérité !

[…] »

extraits de Eça de Queiros, Le crime du padre Amaro, Editions La Différence (collection « Minos »), 2007 (1ère édition en portugais : 1876), pages 631 à 633