Les formes anciennes d’organisation de l’espace sont constamment reprises par les sociétés humaines à des échelles différentes dans des constructions nouvelles. L’histoire de l’espace serait celle du jeu constant de failles multiples, si l’on souhaitait continuer à filer la métaphore géologique. Dans l’espace économique français du milieu du XIX ème siècle, par exemple, les systèmes d’habitat et les formes d’urbanisation qui commandent pour partie l’organisation des échanges sont l’image peu déformée de très anciens schémas de peuplement. L’avance économique du bassin parisien et le rôle croissant de la capitale dans la structuration du territoire sont liés à l’histoire de la construction de l’Etat depuis l’époque médiévale. Le réseau routier a moins d’un siècle d’âge, et la nouvelle carte administrative qui cristallise autour des chefs-lieux l’espace économique local et participe à la concentration des élites consommatrices date de la génération précédente.

L’espace, ainsi, est à tout moment solidifié, mais les temporalités dont il porte la marque sont d’échelle incomparable. Il est objet de représentations contrastées, fragments de systèmes de pensée plus vastes qui commandent l’action des hommes. Il est enjeu de conflits, lieu de développement de stratégies, marqué de pratiques multiples. Il est donc à tout instant le produit d’interactions nombreuses. Les unes sont d’origine physique. Les plus nombreuses sont d’origine humaine : certaines de si longue durée qu’elles en paraissent naturalisées. L’histoire de l’espace oblige à rompre avec les cloisonnements habituels et à ne pas réduire la visée totalisatrice de l’histoire à une simple addition ; économie, société, civilisation : tout le sens est dans les modalités de leurs relations. On peut montrer par exemple comment un événement politique, la Révolution française, est capable d’orienter, du fait des structures sociales et des comportements culturels, pour un siècle et plus, l’essentiel des formes d’organisation de l’armature urbaine et certains modes de fonctionnement de l’économie des villes.

Espace produit ? Espace producteur aussi : contemporain, les phénomènes qui s’y donnent à lire présentent des variations qui ne coïncident ni chronologiquement, ni géographiquement. C’est précisément dans leur combinaison dans le temps et dans l’espace qu’il faut trouver la capacité du système à acquérir des propriétés nouvelles, dont l’imprévisibilité tient à la diversité locale des combinatoires. Contre le postulat fonctionnaliste, il faut faire l’hypothèse que les formes, les structures et les fonctionnements qui caractérisent à tout moment une organisation socio-économique ne se recouvrent pas, et ne sont pas déductibles les uns des autres. Hors de tout choc exogène, leur coïncidence parfaite provoquerait une éternelle reproduction à l’identique. Il faut donc admettre que le décalage entre ces formes, ces structures et ces fonctionnements est çà l’origine du changement.

Bernard Lepetit : Carnet de croquis, Albin Michel, 1999, pp.138-139

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Personne n’admettrait plus aujourd’hui que l’histoire puisse s’écrire sans textes. Conçoit-on davantage qu’elle puisse l’être sans cartes ? Les faits historiques s’inscrivent dans l’espace : leur localisation en un point de la surface terrestre est constitutive de leur réalité propre au même titre que leur insertion dans la continuité d’une trame chronologique. Dimension géographique, durée temporelle : l’intersection de ces deux axes définit la position singulière de chaque événement historique. L’examen de la carte n’est donc pas, pour l’historien du passé, proche ou lointain, une démarche moins fondamentale que la consultation de la chronologie. A l’observateur du présent, sociologue, économiste, géographe, spécialiste des réalités politiques la représentation cartographique du passé n’est guère moins indispensable : sans compter que le passé n’est jamais entièrement révolu, comment pourrait-il apprécier la portée des indices qu’il relève à la surface de l’éphémère immédiat, s’il ne sait rien de leurs antécédents ? Seule la connaissance du passé lui enseignera la distinction entre ce qui dure et ce qui passe ; seule aussi elle peut lui révéler les origines et les racines de ce qu’il sera autrement tenté de prendre pour une nouveauté absolue. La transcription du seul contemporain est impuissante à apprendre ce discernement.

L’expression par la carte des phénomènes historiques a plus d’une vertu. Celle d’abord de représenter par le dessin, le trait et d’exprimer par des signes visibles ce qui, sans elle, demeure pur
concept. Autre chose est de savoir, autre chose de voir. Représentés graphiquement, saisis visuellement, les phénomènes sociaux acquièrent une réalité et une consistance que le discours est incapable de leur conférer. Étalés sur la carte, ils révèlent aussi leur diversité, bousculent les trompeuses moyennes qui émoussent les reliefs et uniformisent arbitrairement écarts et disparités. La consultation pratiquement simultanée de cartes qui représentent la succession des temps fait surgir le contraste de la continuité et du changement. La carte mode d’expression du connu et représentation de réalités déjà familières, est aussi un mode d investigation, un instrument incomparable d’exploration : elle révèle à l’oeil et à l’esprit toute sorte d’aspects que l’étude abstraite du document écrit n’aurait jamais divulgués…

René Rémond, “Atlas historique de la France contemporaine, 1800-1965″, Paris, Armand Colin, 1966, p.9