Ce livre se divise en trois parties…
« […] Devant tant d’activités nourricières, comment ne pas se tourner vers cette histoire économique et sociale, révolutionnaire, qu’un petit groupe de travailleurs s’efforçait de promouvoir, en France, à une dignité qui ne lui était plus refusée ni en Allemagne, ni en Angleterre, ni aux États-Unis, ni même dans la Belgique toute proche ou en Pologne ?L’école des Annales fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre en 1929. Saisir l’histoire de la Méditerranée dans sa masse complexe, c’était suivre leur conseil […], militer pour une forme neuve d’histoire, repensée, élaborée chez nous et qui mérite de franchir nos frontières ; une histoire impérialiste, oui certes, consciente de ses tâches, de ses possibilités, désireuse aussi […] de briser les formes anciennes […] L’occasion était bonne […] pour essayer de bâtir l’histoire autrement que nos maîtres l’enseignaient.
Ce livre se divise en trois parties, chacune étant en soi un essai d’explication d’ensemble.
La première met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure; une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n’ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps, au contact des choses inanimées, ni me contenter, à son sujet, de ces traditionnelles introductions géographiques à l’histoire, inutilement placées au seuil de tant de livres, avec leurs paysages minéraux, leurs labours et leurs fleurs qu’on montre rapidement et dont ensuite il n’est plus jamais question […]
Au-dessus de cette histoire immobile se distingue une histoire lentement rythmée : on dirait volontiers si l’expression n’avait été détournée de son sens plein. une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l’ensemble de la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie de mon livre, en étudiant successivement les économies, les États, les sociétés, les civilisations, en essayant enfin, pour mieux éclairer ma conception de l’histoire, de montrer comment toutes ces forces de profondeur sont à l’œuvre dans le domaine complexe de la guerre. Car la guerre, nous le savons, n’est pas un pur domaine de responsabilités individuelles.
Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle […], de l’histoire à la dimension […] de l’individu, l’histoire événementielle […] : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultra-sensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure. Mais telle quelle, de toutes, c’est la plus passionnante […], la plus dangereuse aussi. Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l’ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves et de leurs illusions. Au XVIe siècle, après la vraie Renaissance, viendra la Renaissance des pauvres, des humbles, acharnés à écrire, à se raconter, à parler des autres. Cette précieuse paperasse est assez déformante, elle envahit le temps perdu, y prend une place hors de vérité. C’est dans un monde bizarre, auquel manquerait une dimension, que se trouve transporté l’historien lecteur des papiers de Philippe II […] ; un monde de vives passions assurément ; aveugle, comme tout monde vivant, comme le nôtre, insouciant des histoires de profondeur, de ces eaux vives sur lesquelles file notre barque comme le plus ivre des bateaux. Un monde dangereux, mais dont nous aurons conjuré les sortilèges et les maléfices en ayant, au préalable, fixé ces grands courants sous-jacents […] et dont le sens ne se révèle que si l’on embrasse de larges périodes du temps. Les événements retentissants ne sont souvent que des instants, que des manifestations de ces larges destins et ne s’expliquent que par eux. Ainsi sommes-nous arrivé à une décomposition de l’histoire en plans étagés […], à la distinction, dans le temps de l’histoire, d’un temps géographique, d’un temps social, d’un temps individuel […], à la décomposition de l’homme en un cortège de personnages. C’est peut-être ce que l’on me pardonnera le moins, même si j’affirme que les découpages traditionnels fractionnent, eux aussi, l’histoire vivante et foncièrement une, même si j’affirme […] que l’histoire-récit n’est pas une méthode ou la méthode objective par excellence, mais bien une philosophie de l’histoire elle aussi ; même si j’affirme, et si je montre, par la suite, que ces plans ne veulent être que des moyens d’exposition, que je ne me suis pas interdit chemin faisant d’aller de l’un à l’autre […] Si l’on me reproche d’avoir mal assemblé les éléments de ce livre, j’espère qu’on trouvera les morceaux convenablement fabriqués, selon les bonnes règles de nos chantiers.
J’espère aussi que l’on ne me reprochera pas mes trop larges ambitions, mon désir, mon besoin de voir grand. L’histoire n’est peut-être pas condamnée à n’étudier que des jardins clos de murs. Sinon ne faillirait-elle pas à l’une de ses tâches présentes, qui est aussi de répondre aux angoissants problèmes de l’heure, de se maintenir en liaison avec les sciences si jeunes, mais si impérialistes de l’homme ? Peut-il y avoir un humanisme actuel, en 1946, sans histoire ambitieuse, consciente de ses devoirs et de ses immenses pouvoirs ? « C’est la peur de la grande histoire qui a tué la grande histoire », écrivait Edmond Faral, en 1942. Puisse-t-elle revivre !
Fernand Braudel, préface à La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, 1946, 1966, p. 12-14.