Traduit tardivement en français (2010), l’ouvrage de Kenneth Pomeranz publié en 2000 compare le centre économique de l’Angleterre du XVIIIIe avec la région du Bas-Yangzi, aussi développée et sensiblement comparable. Pomeranz démontre de façon stimulante, qu’alors que l’Angleterre, comme le Bas-Yangzi arrivaient à un point de rupture malthusienne entre population et disponibilité en ressources, l’avance de l’Angleterre a été permise par la ressource charbon, substitut au manque de bois, et par les hectares fantômes, c’est à dire la production de matière première hors du territoire britannique proprement dit. Il faut par conséquent prendre ses distances avec l’explication culturaliste vébérienne induisant une supériorité européenne et rester prudent devant le concept de révolution agricole. L’ouvrage est ici contextualisé par une postface de Philippe Minard pour l’édition française.

On complétera ce texte en se rappelant que si l’industrie britannique est restée concurrentielle au milieu du XIXe siècle, c’est en partie parce que, pour répondre à la pression populaire, dans le contexte de la famine irlandaise, sans augmenter les salaires qui eusse grévé les coûts de production, l’État joua, au milieu du XIXe, sur la baisse des coûts alimentaires liée au libre-échange qui permettait aux importations d’entrer facilement sur le marché britannique.

K. Pomeranz, Une grande divergence, FMSH, 2010

Pourquoi l’industrialisation a t-elle eu lieu en Angleterre et non dans le delta du Yangzi ?

[…] l’histoire comparative vantée par Marc Bloch, l’histoire sans rivages illustrée par Lucien Fèbvre ou Fernand Braudel sont trop souvent restées de l’ordre du vœu pieu. Notre historiographie commence à peine à sortir d’un certain repli sur l’histoire nationale, pour retrouver le vent du large, comme y a invité récemment Serge Gruzinski dans son grand livre sur Les Quatre parties du monde (2004) : « Il s’agit de dégager ou de rétablir les connexions apparues entre les mondes et les sociétés, un peu à la manière d’un électricien qui viendrait réparer ce que le temps et les historiens ont disjoint. »
Ce faisant, nous sommes appelés à rompre avec tout ethnocentrisme, pour considérer la planète dans sa globalité, en accordant une égale dignité aux différents régions […] : l’histoire du monde ne peut plus et ne doit plus s’écrire du seul point de vue occidental. Cela semble l’évidence, mais il y a loin de la coupe aux lèvres, comme l’a souligné Jack Goody (The Theft of History of History, 2006). C’est dans cette perspective que s’inscrit Kenneth Pomeranz, qui met en œuvre une démarche de comparaison réciproque visant à éviter non seulement l’occidentalo-centrisme mais aussi toute forme de téléologie : pour lui, il est aussi légitime de demander pourquoi l’Angleterre n’a pas connu le même destin que la Chine (ou plus exactement le Bas-Yangzi) que de poser la question en sens inverse […]

En l’occurrence, il s›agit de comprendre pourquoi la révolution industrielle a eu lieu en Angleterre, et non dans la région chinoise la plus avancée, le delta du Yangzi. K. Pomeranz retrouve ainsi la grande question historique du développement économique comparé : pourquoi l’Occident s’est-il industrialisé le premier ? Lorsqu’a paru The Great Divergence, le débat venait d’être relancé par la publication […] en 1998, de deux ouvrages aux thèses antithétiques : dans Richesse et pauvreté des nations, David Landes reprend la problématique culturaliste webérienne et met en avant la supériorité des valeurs occidentales, plus propices selon lui à l’invention scientifique et technique; inversement, dans ReOrient, Andre Gunder Frank réévalue à la hausse la puissance chinoise avant 1800 et explique en termes non pas culturels ou politiques mais strictement économiques la prééminence occidentale au XIXe siècle : selon lui, c’est l’argent des mines américaines et une crise cyclique asiatique qui auraient fait la différence […]
La thèse de K. Pomeranz se distingue clairement en ce qu’elle échappe à ces problématiques de la « supériorité » de telle ou telle région ou civilisation souvent grevées de jugements moraux. Le choix de l’échelle d’analyse n”est pas anodin : il ne s’agit pas de comparer l”Europe et l’Asie, ni l’Angleterre et la Chine, mais des régions-centres, les plus avancées économiquement, que leur taille et leurs caractéristiques rendent commensurables, dans un univers qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, demeure polycentrique. Ainsi se dessine « un monde de ressemblances surprenantes », pour reprendre les termes de l’auteur. De fait, vers 1750, le Jiangnan (c’est-à-dire la région du delta du Yangzi) et l’Angleterre se rapprochent à bien des égards : on trouve dans les deux cas des densités élevées, une espérance de vie comparable, une agriculture commercialisée intensive associée à une forte activité proto-industrielle rurale […], une économie monétarisée, des institutions économiques analogues (sécurité de la propriété et des investissements, marchés relativement libres), des niveaux de consommation semblables; mais aussi la même limitation de l’espace susceptible d’être consacré à la production de nourriture et de matières premières. À la fin du XVIIIe siècle, ces deux régions auraient atteint un plafond malthusien et épuisé les potentialités de leur dynamique de croissance smithienne, du fait de goulets d’étranglement écologiques. C’est alors, et alors seulement, que leurs trajectoires divergent : quand le Jiangnan ne peut desserrer l’étau malthusien que par l’intensification du travail, et de façon toute provisoire, l’Angleterre surmonte assez facilement sa vulnérabilité écologique grâce aux deux bonnes fortunes que sont le charbon […] et l”accès aux ressources agricoles des colonies américaines et de leurs plantations esclavagistes. C’est donc par un heureux accident géographique et par la force de son empire maritime atlantique que l’Angleterre peut compenser le manque de terres disponibles et s”industrialiser : le charbon implique la machine à vapeur, et celle-ci la mécanisation du coton. Rarement un livre aura suscité un tel débat, entraînant objections et réponses argumentées, mobilisant une volumineuse bibliographie. En France toutefois, bien qu’il fût signalé par deux fois (de façon exceptionnelle) en 2000 et en 2001 dans le « choix » de la revue Annales, l’ouvrage a été peu discuté […]

Deux questions centrales ont été débattues. La première est celle des « ressemblances surprenantes » entre le Jiangnan et l’Angleterre à la veille de la divergence, contestées simultanément par certains historiens des campagnes chinoises et de la société britannique. Selon Philip Huang, les pressions malthusiennes que connaissent les villages du Bas-Yangzi les ont entraînés dès le XVIIIe siècle dans un processus […] : l’augmentation de la production unitaire des champs n’est rendue possible que par une forte intensification du travail, synonyme de productivité humaine décroissante […] Argument repris, de façon symétrique par Robert Brenner, qui met en avant les effets de la « révolution agricole » qu’aurait connue l’Angleterre aux XVIIe-XVIIIe siècles. Brenner est célèbre pour avoir lancé une grande controverse […] dans laquelle il soutenait, d’un point de vue rigoureusement marxiste, que la transformation des rapports de propriété dans les campagnes avait été le creuset du capitalisme anglais : à l’opposé de Pomeranz, il considère qu’en 1750, la divergence a déjà eu lieu […] Toute la difficulté de trancher ce débat tient cependant au fait qu’aucun des spécialistes de l’agriculture anglaise n’est d’accord à propos de cette fameuse « révolution agricole », ni quant à sa chronologie et son rythme, ni quant à son ampleur. On pourra lire dans La Force de l’empire la réponse de Pomeranz à Huang et à Brenner à ce sujet. La seconde discussion porte […] sur les raisons de cette divergence, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. La plupart des critiques […], tout en souscrivant au tableau des ressemblances entre les deux régions en 1750, ont reproché à Pomeranz, à des degrés variables, de sous-estimer le rôle de la science, des innovations technologiques et de ce qu’on nomme les savoirs utiles […] ; ce qu’il conteste dans […] « Le machinisme induit-il une discontinuité historique » (2009). Également disputée, l’importance cruciale donnée à ce que Pomeranz appelle les «hectares fantômes » : les surfaces qui auraient été nécessaires pour produire l’équivalent en bois et en denrées agricoles de ce que le charbon et les importations tropicales ont fourni. Patrick O’Brien n’est pas convaincu que les importations américaines aient à ce point compté : leur rôle […] serait nettement postérieur à 1850 […]
Si la qualité d’un livre se mesure à la richesse des discussions qu’il a pu susciter, alors Une grande divergence se classe indiscutablement parmi les œuvres marquantes de l’histoire globale […] La vieille question des origines de la révolution industrielle et de la localisation de son épicentre en Angleterre est ainsi reposée à nouveaux frais, et retrouve une place de choix dans les interrogations contemporaines au carrefour de l’histoire environnementale et de l’histoire des empires toutes deux en pleine effervescence intellectuelle […]

Philippe Minard, post-face à l’édition française de Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, collection «L’évolution de l’humanité», FMSH, p. 496-498.


On consultera également