Jacques Marseille, décédé en 2010, est plus souvent cité que lu. Une sensibilité de droite voudrait qu’il eût « réhabilité (sic)» la colonisation quand une sensibilité de gauche croit déceler dans son œuvre un panégyrique de la geste coloniale. Dans les deux cas, on assiste au grand choc des incultures. Les deux attitudes sont contraires aux objets de l’historien et une grande masse de ceux qui citent Jacques Marseille ne l’ont apparemment jamais lu.
Marseille part en vérité d’une réflexion dans Paris-match du journaliste Raymond Cartier, justement très à droite, qui postulait naguère que la décolonisation était un bienfait pour les finances publiques et l’économie. Or, Lénine postulait que l’impérialisme était le stade suprême du capitalisme. La colonisation fut-elle, au plan économique, une bonne affaire pour la métropole ? A dire vrai, le capitalisme n’est pas un bloc singulier et la colonisation se révéla souvent une béquille pour les industries non-concurrentielles et un boulet pour les autres. Marseille note par ailleurs que c’est au moment où les colonies sont devenues beaucoup moins attractives pour l’investissement que l’opinion française a entrepris de les considérer comme une condition sine qua non de la grandeur nationale française.

Jacques Marseille :
La colonisation fut-elle une bonne affaire pour la métropole ?

Texte d’historien contemporain (1984)

« De 1880 à 1930, une minorité de Français convaincus conquièrent et occupent un empire auquel la France ne croit pas […] La résistance à la colonisation rassemble alors les économistes libéraux […], les nationalistes de droite [et] les socialistes […] Mais […] l’empire colonial est bien devenu […] un champ d’expansion privilégié du capitalisme français. A une époque où le marché intérieur métropolitain (est) limité […] par la faible croissance du salaire ouvrier et l’importance d’un monde paysan particulièrement économe, les colonies deviennent la « béquille » d’un capitalisme […] qui se heurte au problème des débouchés […] [La colonisation] répond alors aux types de contraintes que doit résoudre un capitalisme industriel où le textile […], les industries alimentaires et métallurgiques représentent près de 60% de la valeur ajoutée industrielle totale.

A une période où la France importe essentiellement des matières premières agricoles alimentaires et textiles et exporte des vêtements, des ouvrages en bois et des produits de la métallurgie, le marché colonial garantit à des couches majoritaires du patronat français un débouché sûr et protégé […] Le domaine colonial assure aussi aux capitaux privés qui s’y sont investis des taux de profit particulièrement élevés […]. II permettait aussi au bataillon des couches nouvelles qui ne pouvaient trouver dans l’industrie l’espoir d’une promotion rapide […] l’occasion d’exercer une autorité, de bénéficier de l’uniforme, des honneurs […] d’une solde élevée, d’un logement entretenu par une domesticité presque gratuite, de soins médicaux et de congés en métropole. L’administration coloniale était aussi un débouché pour (la) petite bourgeoisie […] L’empire permettait enfin à la paysannerie modeste […] d’acquérir des terres […]

De 1880 à 1930, alors que […] l’opinion reste indifférente […], la « mise en valeur » qui en est faite est bien l’expression d’un capitalisme à une certaine étape de son développement, mais pas au « stade » que croyaient avoir défini les premiers théoriciens marxistes de l’impérialisme […] Contrairement à ce qu’écrivait sans preuve Lénine […] c’est le capitalisme concurrentiel des petites et moyennes entreprises qui impose finalement sa stratégie de « mise en valeur » de l’empire […]
[Ce monopole colonial] offrait aux producteurs coloniaux des prix supérieurs à ceux du marché mondial, [et] garantissait à l’industrie métropolitaine un débouché solvable […] Jusqu’en 1930, l’impérialisme colonial vivait en harmonie avec le capitalisme français […] A partir de cette date, s’entame la procédure de divorce. Ce divorce n’aurait guère posé de problèmes si la classe politique et l’opinion publique avaient continué à manifester pour le fait colonial la même hostilité qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Ce fut le contraire qui se produisit. A partir de 1930, on assiste en effet au croisement des temps historiques. Au moment où se multiplient les critiques […] l’empire entre de plain-pied dans la conscience des Français. Au moment où la désaffection de certains milieux d’affaires commence à se manifester, des voix s’élèvent de tous les horizons politiques pour célébrer la grandeur de la France impériale. »

Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Albin Michel, 1984, Le Seuil, 1989, p. 367-370.


Questions :

  • 1. Qui s’oppose au départ à la colonisation ?
  • 2. Quelle est l’attitude de l’opinion avant les années 1930 ?
  • 3. Quel avantage les producteurs coloniaux retirent-ils du système colonial ?
  • 4. Qui fait défection après 1930 ?
  • 5. Quel paradoxe apparaît après 1930 entre le discours politique et la situation économique ?

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