Extrait 1 : les articles préliminaires et définitifs de la paix perpétuelle entre les États
«1ère section contenant les articles préliminaires en vue de la paix perpétuelle entre les États
- Aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une une guerre future […]
- Aucun État indépendant (petit ou grand, cela est indifférent ici) ne doit être acquis par un autre État à la faveur d’un échange, d’un achat ou d’un don […]
- Avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître totalement […]
- On ne doit pas faire de dettes touchant des querelles extérieurs de l’État […]
- Aucun État ne doit s’immiscer par la violence dans la constitution et le gouvernement d’un autre État […]
- Aucun État en guerre avec d’autres ne doit se permettre des hostilités telles qu’elles rendraient impossible la confiance réciproque dans la paix future, comme le sont le recrutement d’assassins […], d’empoisonneurs […], la violation de la capitulation, l’instigation de la trahison […] dans l’État avec lequel on est en guerre […]
2e section – Les article définitifs en vue de la paix perpétuelle entre États
- La constitution civique de chaque État doit être républicaine […]
- Le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres […]
- Le droit cosmopolitique doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité universelle […]»
Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf), 1795, dans Vers la Paix perpétuelle, Que signifie s‘orienter dans la pensée ? Qu‘est-ce que les Lumières et autres textes, Introduction, notes et bibliographie et chronologie par Françoise Proust, traduction de Jean-François Poirier et Françoise Proust, Garnier-Flammarion, 1991, p. 77-93.
Extrait 2 : version détaillée de l’article 3
«3e article définitif en vue de la paix perpétuelle. « Le droit cosmopolitique doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité universelle. »
Comme dans les articles précédents, il s’agit ici non de philanthropie, mais de droit; aussi bien l’hospitalité […] signifie le droit pour l’étranger, à son arrivée sur le territoire d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi. On peut le renvoyer, si cela n’implique pas sa perte, mais aussi longtemps qu’il se tient paisiblement à sa place, on ne peut pas l’aborder en ennemi. L’étranger ne peut pas prétendre à un droit de résidence (cela exigerait un traité particulier de bienfaisance qui ferait de lui, pour un certain temps, un habitant du foyer) mais à un droit de visite : ce droit, dû à tous les hommes, est celui de se proposer à la société, en vertu du droit de la commune possession de la surface de la terre, sur laquelle, puisqu’elle est sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini, mais doivent finalement se supporter les uns à côté des autres et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit d’occuper tel endroit. – Des parties inhabitées de cette surface, la mer et les déserts de sable, séparent cette communauté, d’une manière telle cependant que le vaisseau ou le chameau (le vaisseau du désert) permettent de se rapprocher les uns des autres par delà les contrées sans maître et d’utiliser, en vue d’un commerce possible, le droit de jouir de la surface qui appartient en commun au genre humain. L’inhospitalité des côtes maritimes (par exemple celles des barbares) qui permet de pirater les vaisseaux dans les mers voisines ou de réduire en esclavage les marins échoués, ou bien celle des déserts de sable (des bédouins arabes) qui considèrent comme un droit de piller ceux qui s’approchent des tribus nomades, sont contraires par conséquent au droit naturel; mais ce droit d’hospitalité, c’est-à-dire l’autorisation accordée aux arrivants étrangers, s’arrête à la recherche des conditions de possibilité d’un commerce avec les anciens habitants. – De cette manière, des parties du monde éloignées peuvent entrer pacifiquement en relations mutuelles, relations qui peuvent finalement devenir publiques et légales et ainsi enfin rapprocher toujours davantage le genre humain d’une constitution cosmopolitique.
Si on compare à cela la conduite inhospitalière des États civilisés et particulièrement des États commerçants de notre partie du monde, l’injustice, dont ils font preuve, quand ils visitent des pays et des peuples étrangers (visite qui pour eux signifie la même chose que la conquête) va jusqu’à l’horreur. L’Amérique, les pays des Nègres, les îles aux épices, le Cap, etc. étaient à leurs yeux, quand ils les découvrirent, des pays qui n’appartenaient à personne; ils ne tenaient aucun compte des habitants. En Inde orientale (en Hindoustan), ils introduisirent, sous le prétexte d’un simple projet de comptoirs commerciaux, des troupes étrangères, ce qui provoqua l’oppression des indigènes, le soulèvement des divers États de ce pays et jusqu’aux guerres largement étendues, la famine, la rébellion, la trahison et toute la litanie des maux qui oppriment le genre humain qu’on peut continuer à égrener.
La Chine et le Japon qui avaient fait l’expérience de tels hôtes, leur ont, en conséquence, sagement permis, en ce qui concerne la Chine, l’accès certes, mais non l’entrée et, en ce qui concerne le Japon, il en a permis l’accès, mais à un seul peuple européen : les Hollandais qu’ils excluent cependant, comme des prisonniers, de toute communauté avec les indigènes. Le pire à ce propos (ce qui, du point de vue du juge moral peut être considéré comme le mieux) est que cette violence ne les satisfait même pas, que toutes ces sociétés commerciales sont près de s’effondrer dans un avenir proche, que les îles à sucre, ce siège de l’esclavage le plus cruel et le plus calculé, ne leur rapportent pas de véritable bénéfice, mais ne servent qu’indirectement à un dessein à vrai dire pas très louable, celui de former des marins pour les flottes de guerre, et de mener ainsi à nouveau des guerres en Europe; tout cela sert aux puissances qui font grand cas de la piété et qui, alors qu’elles s’abreuvent de l’injustice, veulent se savoir prises pour des élus en matière d’orthodoxie.
La communauté (plus ou moins soudée), s’étant de manière générale répandue parmi les peuples de la terre, est arrivée à un point tel que l’atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous. Aussi bien l’idée d’un droit cosmopolite n’est pas un mode de représentation fantaisiste et extravagant du droit c’est un complément nécessaire du code non écrit, aussi bien du droit civique que du droit des gens du droit public des hommes en général et ainsi de la paix perpétuelle dont on ne peut se flatter de se rapprocher continuellement qu’à cette seule condition.»
Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf), 1795, dans Vers la Paix perpétuelle, Que signifie s‘orienter dans la pensée ? Qu‘est-ce que les Lumières et autres textes, Introduction, notes et bibliographie et chronologie par Françoise Proust, traduction de Jean-François Poirier et Françoise Proust, Garnier-Flammarion, 1991, p. 93-97.