La société grecque à l’époque archaïque

L’ opinion de Théognis

Théognis de Mégare (probablement vers 550 av. J.-C.) critique le renversement des valeurs traditionnelles. Il témoigne d’une nouvelle distribution des richesses (due à la montée des échanges commerciaux sans doute) en déplorant que la fortune ne soit plus réservée aux « bons » (c’est-à-dire aux « nobles ») propriétaires terriens.

Livre I, vers 39-68

« Kyrnos, cette cité (1) qui est la nôtre s’apprête à accoucher,
et je crains qu’elle n’enfante un homme,
qui nous redressera notre vilaine outrance. (2)
Les gens de cette ville sont encore sains d’esprit,
mais leurs chefs sont prêts à tomber en grande vilenie. (3)
Jamais encore, ô Kyrnos, les bons (4) n’ont mené une cité à sa perte !
Mais pour peu qu’aux vilains (5) il plaise de dépasser les bornes,(6)
lorsqu’ils se mettent à corrompre le peuple (7)
et qu’ils rendent justice aux injustes
à cause des avantages et du pouvoir
qu’ils espèrent pour leur propre maison,
alors, n’espère point qu’une telle cité soit longtemps libre de terreur,
– même si, à l’heure qu’il est, elle repose en toute tranquillité –
dès lors que ces avantages-là seront devenus chers aux vilains,
ces avantages qui vont de pair avec le malheur public. (8)
Car c’est de là que viennent les factions, (9) les massacres civils,
et les hommes qui aiment à gouverner seuls. (10)
Ah ! Puisse notre cité n’y jamais prendre goût !

Kyrnos, cette cité qui est la nôtre est encore une cité,
mais ses hommes (11) ne sont plus les mêmes.
Ceux qui auparavant ne connaissaient ni justice, ni lois,
mais usaient sur leurs flancs des peaux de chèvres,
et vivaient exclus de cette cité, tout comme des cerfs au pâturage,
eh bien, ce sont eux, à présent, qui sont les bons , ô fils de Polypaos !
Et ceux qui, auparavant, étaient les nobles , (12)
sont à présent sans nerf ni force. Mais qui pourrait
supporter la vue de tout cela ?
Ils se trompent les uns les autres, rient les uns des autres,
sans la moindre connaissance de ce qui est vilain ou bon.
D’aucun de ces habitants, fils de Polypaos,
et quelle qu’en puisse être l’utilité,
ne fais ton ami véritable; mais de tous, fais mine de l’être en paroles,
sans pour autant te mêler à eux d’aucune manière
pour quoi que ce soit de sérieux.
Car tu apprendras à connaître les pensées de ces gens lamentables,
tu verras qu’en leurs actes nulle confiance n’est possible:
ce sont les ruses, les tromperies, les manigances,
qu’ils ont pris en affection, agissant ainsi en hommes
qui n’ont plus guère d’espoir d’en réchapper un jour ! »

Notes :
(1) « cité » (polis) : c’est-à-dire la ville, son territoire, ses habitants, ses institutions, donc une communauté, une « cité-état ».
(2) « vilaine outrance »: le mot grec (hubris) que je traduis ici par « outrance » contient une idée de démesure, d’offense à l’ordre naturel des choses, donc aux dieux.
(3) vilenie traduit « kakotêta ».
(4) « bons » (= nobles ?) : litt. « hommes bons » (agathoi andres).
(5) « aux vilains » (toisi kakoisin) : opposition des « bons » (agathoi) aux « mauvais » (kakoi).
(6) « dépasser les bornes » : le mot grec (hubrizein) que je traduis ainsi est de même racine que celui que je rends par « outrance » un peu plus haut v. note 2).
(7) « peuple » : le mot utilisé (dêmon) par Théognis est ambigu : il peut signifier « peuple » aussi bien que « communauté ».
(8) « malheur public » : là aussi les termes sont ambigus… litt. « vilenie du peuple » ou « malheur de la communauté » ( dêmosiôi kakôi ).
(9) « factions » : litt. « dressements » (staseis) => groupes qui se dressent les uns contre les autres.
(10) « hommes qui aiment à gouverner seuls » : le mot grec est « mounarkhoi » – à l’origine du français « monarchie ».
(11) « hommes » : litt. « peuple en armes » ou « peuple » (« laoi » : ce mot désigne peut-être les hommes libres et valides en âge de porter les armes ceux qui peuvent donc participer à l’assemblée).
(12) « nobles » traduit « esthloi ».

(traduction et notes par Michel Aberson, selon le texte grec établi par J. Carrière, « Théognis, Poèmes élégiaques », Paris, « Les Belles Lettres » 1975.)